Le vase donne une forme au vide, et la musique au silence…
Georges Braque
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Il y a cinquante ans aujourd’hui mourrait un de mes peintres favoris, Georges Braque… le patron (the boss AND the pattern). Coup de tonnerre symphonique. Il était un calme et serein géant. Un titan nature. Un vrai de vrai. Le tableau suivant, peint par lui en 1907, a fondé le cubisme, de façon toute naturelle et sans que le nom de cet immense courant artistique n’y soit encore. Braque explorait et étudiait alors les teintes et les formes en croûtant sans concession une série de tableaux paysagers, à L’Estaque (France), qui était alors un petit village du midi (Danchev 2005: 34-35).

MAISONS À L’ESTAQUE de Georges Braque, 1907
Pablo Picasso reprit ensuite l’idée, quand cela lui vint aux oreilles («Tu as vu? Braque fait des petits cubes»…). Une collaboration/compétition s’instaura alors entre les deux peintres et… cela est une longue et tortueuse histoire dont j’entends n’extirper ici que ce qui me branche le plus profondément au sein du tout de tout ce qui me branche tant chez Braque. Il est donc surtout important, pour mon propos ici, de garder à l’esprit le fait que Braque et Picasso ont introduit de concert la notion de tableau-objet (Danchev 2005: 86), subversion totalisante de l’art figuratif ou illustratif promouvant une construction/déconstruction radicale de la peinture de tous les segments articulés du réel par une pénétration en profondeur de celui-ci et une corrosion irréversible de toutes représentations visuelles convenues. Pour faire de cette longue histoire une histoire courte, donc, la recherche des éléments spécifiques au génie pictural de Braque (en démarcation par exemple par rapport à celui de Picasso ou des autres cubistes) nous en fournit un qui me met particulièrement dans tous mes états. Braque a produit des tentatives très poussées et hautement originales de représentations picturales du musical.
On sait de sources sûres que les premiers pliages sur cartons et les premiers papiers peints (perdus aujourd’hui) de Braque, préfigurant les fameux papiers collés, représentaient des guitares et des violons (Danchev 2005: 72-73, 144). Il est aussi reconnu que Braque, contrairement à bien d’autres peintres, installa un nombre exceptionnellement grand d’instruments de musique dans ses natures mortes. Il s’en expliquait d’ailleurs, tout prosaïquement, en faisant valoir que les natures mortes incorporent et retravaillent des éléments de la vie ordinaire et que, lui, il vivait sa vie ordinaire entouré d’instruments de musique… Dont acte… Mais il invoquait aussi des caractéristiques plus fondamentales de sa conception de la nature morte pour faire comprendre l’apport musical s’y incorporant. Il travaillait très intensément ce qu’il appelait espace tactile ou même espace manuel. (Danchev 2005: 88) et des objets ayant une ample charge physico-culturelle de praxis et de manipulation l’inspiraient fortement pour peindre et ce, de par l’impression (aussi au sens encrier du terme) que leur dynamisme implicite laisse implacablement sur la configuration de nos perceptions. L’instrument de musique est un objet privilégié de cette nature. Le voyant, eh bien, on pense à le prendre, à le jouer, à l’entendre. Il vibre de toute la densité implicite des actions et des impacts qu’il annonce et dont il est gros. Sa multitude de dimensions sensorielles et sensuelles s’impose dans la praxis et l’auditif autant, sinon plus, que la multitude de dimensions d’une poire ou d’un pichet de vin s’impose dans la praxis et le gustatif. L’instrument de musique ouvre crucialement sur les sens tactiles et auditifs. Il fracture en soi l’inertie de la nature morte du simple fait que, déjà de par lui, on passe de lui, instrument de musique, au musicien que l’on est ou que l’on contemple. La musique ne resta d’ailleurs pas, pour Braque, circonscrite au monde restreint, studieux, songé, concentré et précis de la nature morte. Il peignit aussi un bon nombre de musiciens à l’action, dont au moins un, un violoniste, est mentionné nominalement dans le titre du tableau AINSI QUE sur le tableau même, inspiré de lui jouant Mozart lors d’un concert spécifique: Kubelick (Danchev 2005: 89, 91). Braque pensait musique et musiciens dans tous les formats. Une des plus grandes peintures de Braque, pour ce qui est du volume tridimensionnel, est justement un musicien, peint en 1917. Le tableau faisait environ deux mètres vingt de hauteur (plus de sept pieds de hauteur — Danchev 2005: 143). Il arrivait assez souvent aussi à Braque de décrire verbalement celles de ses toiles ne représentant pas des instruments de musique comme si elles étaient elles-mêmes un dispositif orchestral en action, chaque nuance de teinte ou d’objet étant alors comparée au phrasé de tel ou tel instrument jouant au sein d’une symphonie imaginaire (Danchev 2005: 189-190). Il est indubitable que la tempête musicale cernait Braque, tant intellectuellement que sensoriellement, et qu’à un moment ou à un autre la question de la transposition picturale de cet immense continent de force artistique et sensorielle qu’est la musique se dresserait devant ce si grand peintre, sculpteur et plasticien comme une sorte de défi.
Et il semble tout aussi clair que Braque fit face à ce défi, froidement, sans se défiler. Il procéda pour ce faire de la même façon qu’il avait appris de longue date (depuis ses cours de dessin et de peinture à l’École des Beaux-Arts du Havre – Danchev 2005: 12) à «faire ce qu’il pouvait, pas ce qu’il voulait», en manœuvrant pleinement dans le cadre stimulant et inspirant de ses propres limitations. C’est quand même une sacrée interpellation des limitations du peintre que celle de chercher à donner à voir autant les sons que l’action produisant les sons… Et il est d’ailleurs intéressant, à ce chapitre, de noter que c’est sur le portrait d’une instrumentiste peint par Jean-Baptiste Corot, La Gitane avec une mandoline (1874) que Braque découvrit, froidement, sereinement, qu’il serait toujours un mauvais copiste pictural (Danchev 2005: 34-35). La difficulté à mettre les sons en image n’allait, en fait, devenir qu’une variation sur la difficulté de mettre les images en images. L’arène où le combat allait se mener était alors en place. C’est ainsi que Braque comprit bien vite que la façon la plus sûre de formuler visuellement la présence de la musique reste l’évocation des instruments qui la jouent…

LES INSTRUMENT DE MUSIQUE (1908). Évoquer visuellement la musique par l’évocation des instruments qui la jouent
Ce tableau était un des grands favoris toutes catégories de Braque. Il le considérait comme sa véritable première œuvre cubiste et il le garda le plus longtemps qu’il put (Danchev 2005: 88). Une mandoline, un cornet, un accordéon, des feuilles de musique. Il est en retrait ici, derrière le livret de musique, ce susdit accordéon de type musette. Il semble bien que ce soit là le seul de ces trois instruments que Braque jouait. Il en jouait d’ailleurs allègrement, malgré le fait que c’était, il y a cent ans, un instrument regardé comme artistiquement peu significatif (Danchev 2005: 64). Il jouait aussi de la flûte, touchait le piano et savait lire la musique. Mais son accordéon, c’était son forte. Il prétendait pouvoir jouer les symphonies de Beethoven sur ce petit instrument de musicien de quartier. Il écoutait énormément de musique et méprisait ouvertement le clivage des genres. Ses auteurs classiques favoris étaient Louis Couperin, Jean-Philippe Rameau et, son amour suprême, Jean-Sébastien Bach. Chez les modernes il affectionnait Claude Debussy. Il était comme cul et liquette interpersonnelles avec Georges Auric, Darius Milhaud et Érik Satie. Sa relation avec Francis Poulenc fut plus complexe mais non exempte de respect artistique (Danchev 2005: 92, 93). On peut aussi faire observer que l’épouse de Braque, Marcelle Lapre, était une mélomane hautement avertie qui était l’heureuse propriétaire d’un certain nombre des pianos d’Érik Satie (Les compositeurs favori de Madame Braque étaient Bach, Vivaldi, Mozart et Dietrich Buxtehude — Danchev 2005: 98). Implacablement et sempiternellement, tout cela dansait dans la tête de Braque quand il peignait. Le tableau Les instruments de musique de 1908 est donc une nature morte exclusivement inspirés d’objets directement reliés à la musique. C’est aussi le plus empiriquement figuratif des tableaux «musicaux» de Braque. L’intégration des instruments de musique dans des compositions de natures mortes incorporant d’autres objets ordinaires va s’accompagner des premiers appels visuels au son musical imaginé imagé. Écoutons plutôt…
La forme visuelle des objets ondoie et ce, en nous emmenant autre part. Rondeur ondine des caisses de violons et des pichets, raideur des manches et des chandeliers, platité bruissante des cordes et du papier à musique. Parfois l’instrument de musique évoqué se réduit à un élément visualisable minimal, presque sémiologique. Il faut noter cette manière de F stylisé qui est autant l’orifice d’ouverture d’un instrument à corde (violon, violoncelle ou contrebasse) que le symbole de notation musicale pour la nuance… forte.
Parfois la solution recherchée assume de plain pied la contrainte langagière. Le son de la musique revient alors s’imposer de par le nom du compositeur (ou de l’instrumentiste). Il faut évidemment qu’un consensus culturel massif en assure l’impact autant qu’une brièveté percutante, nous permettant de demeurer entièrement dans le pictural ou l’imagier. Qui n’a pas entendu péter de la musique dans sa tête en entrevoyant simplement le mot d’entre les mots de quatre lettre… BACH… (qu’il faut au demeurant voir écrit, imprimé, dessiné, au moins dans notre tête, pour ne pas le prendre pour un diplôme ou au gros seau).
Le son de la musique revient de par le nom du musicien. On voit, on entend… Puis, quand la puissance de l’exploration cubiste s’installe en force, s’approfondit, se maximalise, on se recentre subitement sur l’instrumentiste. Ce dernier en vient à se fragmenter au point de ne laisser à voir que des aventures visualisant des sonorités, comme immanentes, irradiantes, que son action annonce, anticipe, appelle. Voici la seule et unique amoureuse de Reinardus-le-goupil: la Dame à la guitare. Regarder comme elle jubile en musique.
Et voici maintenant un homme avec une guitare. Je vous parie mon sac à dos de disques favoris qu’il nous joue du flamenco, parce que c’est anguleux, coupant, crépitant mais plein aussi, massacrant, percussif comme une hantise, une lancinance.
Issu d’une fécondation mutuelle avec Picasso, dans la quête en chassé-croisé d’un approfondissement de la réalité (Danchev 2005: 87, 117), ce tableau là ouvre crucialement sur le non visuel, le son, la vibration qui nous prend quand on entre en musique. Et maintenant, eh bien, voici des violonistes:
Pizzicato, pizzicato, mais, en même temps les archets sont partout, bout de bout…Des éclatements, des déchirements grichants, des crincrins en pétarade et des fragmentations du dispositif visuel évoquant, d’un bloc, les ponctualités et successivités de la musique. Voici quelque chose comme un petit orchestre de bastringue:
Bon, on commence à se comprendre… Tableau-objet, better believe it… C’est pas seulement l’objet statique qui prend sa pâtée ici. C’est l’oscillement dynamique. C’est pas seulement la figuration qui prend sa volée ici. C’est la ligne mélodique. C’est pas juste le décors qui vole dans le décors ici. C’est les principes d’orchestration qui se fissurent en grinçant. Que voulez-vous, si son pote Érik Satie est parfois un immense petit déchiqueteur de rengaines collées (notamment dans Vieux séquins et vieilles cuirasses, 1913), Braque lui est sciemment atonal. Les genres sont décloisonnés. Les arts sont enchevêtrés. La représentation visuelle est transgressée. La musique est éclatée. L’art moderne continue de naître en criant, en s’arrachant, en déchirant le petit lot de nos conforts mentaux. Et le fracas d’entrelacs de cubes et de tubes de ravager notre conscience artistico-conformiste d’antan de par Braque, le géant.
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Ma (bien bonne) source d’informations factuelles sur Georges Braque:
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