Le Carnet d'Ysengrimus

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Archive for août 2013

Georges Braque et la mise en images de la musique

Posted by Ysengrimus sur 31 août 2013

Le vase donne une forme au vide, et la musique au silence…
Georges Braque

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Il y a cinquante ans aujourd’hui mourrait un de mes peintres favoris, Georges Braque… le patron (the boss AND the pattern). Coup de tonnerre symphonique. Il était un calme et serein géant. Un titan nature. Un vrai de vrai. Le tableau suivant, peint par lui en 1907, a fondé le cubisme, de façon toute naturelle et sans que le nom de cet immense courant artistique n’y soit encore. Braque explorait et étudiait alors les teintes et les formes en croûtant sans concession une série de tableaux paysagers, à L’Estaque (France), qui était alors un petit village du midi (Danchev 2005: 34-35).

MAISONS À L’ESTAQUE de George Braque, 1907

MAISONS À L’ESTAQUE de Georges Braque, 1907

Pablo Picasso reprit ensuite l’idée, quand cela lui vint aux oreilles («Tu as vu? Braque fait des petits cubes»…). Une collaboration/compétition s’instaura alors entre les deux peintres et… cela est une longue et tortueuse histoire dont j’entends n’extirper ici que ce qui me branche le plus profondément au sein du tout de tout ce qui me branche tant chez Braque. Il est donc surtout important, pour mon propos ici, de garder à l’esprit le fait que Braque et Picasso ont introduit de concert la notion de tableau-objet (Danchev 2005: 86), subversion totalisante de l’art figuratif ou illustratif promouvant une construction/déconstruction radicale de la peinture de tous les segments articulés du réel par une pénétration en profondeur de celui-ci et une corrosion irréversible de toutes représentations visuelles convenues. Pour faire de cette longue histoire une histoire courte, donc, la recherche des éléments spécifiques au génie pictural de Braque (en démarcation par exemple par rapport à celui de Picasso ou des autres cubistes) nous en fournit un qui me met particulièrement dans tous mes états. Braque a produit des tentatives très poussées et hautement originales de représentations picturales du musical.

On sait de sources sûres que les premiers pliages sur cartons et les premiers papiers peints (perdus aujourd’hui) de Braque, préfigurant les fameux papiers collés, représentaient des guitares et des violons (Danchev 2005: 72-73, 144). Il est aussi reconnu que Braque, contrairement à bien d’autres peintres, installa un nombre exceptionnellement grand d’instruments de musique dans ses natures mortes. Il s’en expliquait d’ailleurs, tout prosaïquement, en faisant valoir que les natures mortes incorporent et retravaillent des éléments de la vie ordinaire et que, lui, il vivait sa vie ordinaire entouré d’instruments de musique… Dont acte… Mais il invoquait aussi des caractéristiques plus fondamentales de sa conception de la nature morte pour faire comprendre l’apport musical s’y incorporant. Il travaillait très intensément ce qu’il appelait espace tactile ou même espace manuel. (Danchev 2005: 88) et des objets ayant une ample charge physico-culturelle de praxis et de manipulation l’inspiraient fortement pour peindre et ce, de par l’impression (aussi au sens encrier du terme) que leur dynamisme implicite laisse implacablement sur la configuration de nos perceptions. L’instrument de musique est un objet privilégié de cette nature. Le voyant, eh bien, on pense à le prendre, à le jouer, à l’entendre. Il vibre de toute la densité implicite des actions et des impacts qu’il annonce et dont il est gros. Sa multitude de dimensions sensorielles et sensuelles s’impose dans la praxis et l’auditif autant, sinon plus, que la multitude de dimensions d’une poire ou d’un pichet de vin s’impose dans la praxis et le gustatif. L’instrument de musique ouvre crucialement sur les sens tactiles et auditifs. Il fracture en soi l’inertie de la nature morte du simple fait que, déjà de par lui, on passe de lui, instrument de musique, au musicien que l’on est ou que l’on contemple. La musique ne resta d’ailleurs pas, pour Braque, circonscrite au monde restreint, studieux, songé, concentré et précis de la nature morte. Il peignit aussi un bon nombre de musiciens à l’action, dont au moins un, un violoniste, est mentionné nominalement dans le titre du tableau AINSI QUE sur le tableau même, inspiré de lui jouant Mozart lors d’un concert spécifique: Kubelick (Danchev 2005: 89, 91). Braque pensait musique et musiciens dans tous les formats. Une des plus grandes peintures de Braque, pour ce qui est du volume tridimensionnel, est justement un musicien, peint en 1917. Le tableau faisait environ deux mètres vingt de hauteur (plus de sept pieds de hauteur — Danchev 2005: 143). Il arrivait assez souvent aussi à Braque de décrire verbalement celles de ses toiles ne représentant pas des instruments de musique comme si elles étaient elles-mêmes un dispositif orchestral en action, chaque nuance de teinte ou d’objet étant alors comparée au phrasé de tel ou tel instrument jouant au sein d’une symphonie imaginaire (Danchev 2005: 189-190). Il est indubitable que la tempête musicale cernait Braque, tant intellectuellement que sensoriellement, et qu’à un moment ou à un autre la question de la transposition picturale de cet immense continent de force artistique et sensorielle qu’est la musique se dresserait devant ce si grand peintre, sculpteur et plasticien comme une sorte de défi.

Et il semble tout aussi clair que Braque fit face à ce défi, froidement, sans se défiler. Il procéda pour ce faire de la même façon qu’il avait appris de longue date (depuis ses cours de dessin et de peinture à l’École des Beaux-Arts du Havre – Danchev 2005: 12) à «faire ce qu’il pouvait, pas ce qu’il voulait», en manœuvrant pleinement dans le cadre stimulant et inspirant de ses propres limitations. C’est quand même une sacrée interpellation des limitations du peintre que celle de chercher à donner à voir autant les sons que l’action produisant les sons…  Et il est d’ailleurs intéressant, à ce chapitre, de noter que c’est sur le portrait d’une instrumentiste peint par Jean-Baptiste Corot, La Gitane avec une mandoline (1874) que Braque découvrit, froidement, sereinement, qu’il serait toujours un mauvais copiste pictural (Danchev 2005: 34-35). La difficulté à mettre les sons en image n’allait, en fait, devenir qu’une variation sur la difficulté de mettre les images en images. L’arène où le combat allait se mener était alors en place. C’est ainsi que Braque comprit bien vite que la façon la plus sûre de formuler visuellement la présence de la musique reste l’évocation des instruments qui la jouent…

LES INSTRUMENT DE MUSIQUE (1908). Évoquer visuellement la musique par l’évocation des instruments qui la jouent

LES INSTRUMENT DE MUSIQUE (1908). Évoquer visuellement la musique par l’évocation des instruments qui la jouent

Ce tableau était un des grands favoris toutes catégories de Braque. Il le considérait comme sa véritable première œuvre cubiste et il le garda le plus longtemps qu’il put (Danchev 2005: 88). Une mandoline, un cornet, un accordéon, des feuilles de musique. Il est en retrait ici, derrière le livret de musique, ce susdit accordéon de type musette. Il semble bien que ce soit là le seul de ces trois instruments que Braque jouait. Il en jouait d’ailleurs allègrement, malgré le fait que c’était, il y a cent ans, un instrument regardé comme artistiquement peu significatif (Danchev 2005: 64). Il jouait aussi de la flûte, touchait le piano et savait lire la musique. Mais son accordéon, c’était son forte. Il prétendait pouvoir jouer les symphonies de Beethoven sur ce petit instrument de musicien de quartier. Il écoutait énormément de musique et méprisait ouvertement le clivage des genres. Ses auteurs classiques favoris étaient Louis Couperin, Jean-Philippe Rameau et, son amour suprême, Jean-Sébastien Bach. Chez les modernes il affectionnait Claude Debussy. Il était comme cul et liquette interpersonnelles avec Georges Auric, Darius Milhaud et Érik Satie. Sa relation avec Francis Poulenc fut plus complexe mais non exempte de respect artistique (Danchev 2005: 92, 93). On peut aussi faire observer que l’épouse de Braque, Marcelle Lapre, était une mélomane hautement avertie qui était l’heureuse propriétaire d’un certain nombre des pianos d’Érik Satie (Les compositeurs favori de Madame Braque étaient Bach, Vivaldi, Mozart et Dietrich Buxtehude — Danchev 2005: 98). Implacablement et sempiternellement, tout cela dansait dans la tête de Braque quand il peignait. Le tableau Les instruments de musique de 1908 est donc une nature morte exclusivement inspirés d’objets directement reliés à la musique. C’est aussi le plus empiriquement figuratif des tableaux «musicaux» de Braque. L’intégration des instruments de musique dans des compositions de natures mortes incorporant d’autres objets ordinaires va s’accompagner des premiers appels visuels au son musical imaginé imagé. Écoutons plutôt…

violin and candlestick

violin_pitcher

stillllifeviolin

La forme visuelle des objets ondoie et ce, en nous emmenant autre part. Rondeur ondine des caisses de violons et des pichets, raideur des manches et des chandeliers, platité bruissante des cordes et du papier à musique. Parfois l’instrument de musique évoqué se réduit à un élément visualisable minimal, presque sémiologique. Il faut noter cette manière de F stylisé qui est autant l’orifice d’ouverture d’un instrument à corde (violon, violoncelle ou contrebasse) que le symbole de notation musicale pour la nuance… forte.

violinandpipe

Parfois la solution recherchée assume de plain pied la contrainte langagière. Le son de la musique revient alors s’imposer de par le nom du compositeur (ou de l’instrumentiste). Il faut évidemment qu’un consensus culturel massif en assure l’impact autant qu’une brièveté percutante, nous permettant de demeurer entièrement dans le pictural ou l’imagier. Qui n’a pas entendu péter de la musique dans sa tête en entrevoyant simplement le mot d’entre les mots de quatre lettre… BACH… (qu’il faut au demeurant voir écrit, imprimé, dessiné, au moins dans notre tête, pour ne pas le prendre pour un diplôme ou au gros seau).

bach

Le son de la musique revient de par le nom du musicien. On voit, on entend… Puis, quand la puissance de l’exploration cubiste s’installe en force, s’approfondit, se maximalise, on se recentre subitement sur l’instrumentiste. Ce dernier en vient à se fragmenter au point de ne laisser à voir que des aventures visualisant des sonorités, comme immanentes, irradiantes, que son action annonce, anticipe, appelle. Voici la seule et unique amoureuse de Reinardus-le-goupil: la Dame à la guitare. Regarder comme elle jubile en musique.

woman_guitar

Et voici maintenant un homme avec une guitare. Je vous parie mon sac à dos de disques favoris qu’il nous joue du flamenco, parce que c’est anguleux, coupant, crépitant mais plein aussi, massacrant, percussif comme une hantise, une lancinance.

man_guitar

Issu d’une fécondation mutuelle avec Picasso, dans la quête en chassé-croisé d’un approfondissement de la réalité (Danchev 2005: 87, 117), ce tableau là ouvre crucialement sur le non visuel, le son, la vibration qui nous prend quand on entre en musique. Et maintenant, eh bien, voici des violonistes:

man_violin

Pizzicato, pizzicato, mais, en même temps les archets sont partout, bout de bout…Des éclatements, des déchirements grichants, des crincrins en pétarade et des fragmentations du dispositif visuel évoquant, d’un bloc, les ponctualités et successivités de la musique. Voici quelque chose comme un petit orchestre de bastringue:

harp

Bon, on commence à se comprendre… Tableau-objet, better believe it… C’est pas seulement l’objet statique qui prend sa pâtée ici. C’est l’oscillement dynamique. C’est pas seulement la figuration qui prend sa volée ici. C’est la ligne mélodique. C’est pas juste le décors qui vole dans le décors ici. C’est les principes d’orchestration qui se fissurent en grinçant. Que voulez-vous, si son pote Érik Satie est parfois un immense petit déchiqueteur de rengaines collées (notamment dans Vieux séquins et vieilles cuirasses, 1913), Braque lui est sciemment atonal. Les genres sont décloisonnés. Les arts sont enchevêtrés. La représentation visuelle est transgressée. La musique est éclatée. L’art moderne continue de naître en criant, en s’arrachant, en déchirant le petit lot de nos conforts mentaux. Et le fracas d’entrelacs de cubes et de tubes de ravager notre conscience artistico-conformiste d’antan de par Braque, le géant.

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Ma (bien bonne) source d’informations factuelles sur Georges Braque:

Alex DANCHEV (2005), Georges Braque — A life, Arcade Publishing, New York, 440 p [et 8 pages de planches en couleur].

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La sculpture urbaine LES CLOCHARDS CÉLESTES fourvoyée dans le plus poche des parcs de poche de Montréal: le Parc Miville-Couture

Posted by Ysengrimus sur 22 août 2013

Les meurt-de-faim et les artistes
N’ont pour tout bien que leurs cœurs tristes.

Émile Nelligan
(Poésies complètes, BQ, 1992, p. 146)

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LES CLOCHARDS CÉLESTES de Pierre-Yves Angers (1983). Le Grand Adjuvant pointe le ciel du doigt et tient la tête du Petit Aidé. Le Moyen Adjuvant pointe aussi le ciel du doigt et touche l’épaule du Petit Aidé. Le Petit Aidé regarde sereinement dans la direction que lui indiquent les Adjuvants.

LES CLOCHARDS CÉLESTES de Pierre-Yves Angers (1983). Le Grand Adjuvant pointe le ciel du doigt et tient la tête du Petit Aidé. Le Moyen Adjuvant pointe aussi le ciel du doigt et touche l’épaule du Petit Aidé. Le Petit Aidé regarde dans la direction que lui indiquent les Adjuvants.

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C’est pas mon genre de criticailler ce que me donne la ville. Mais là, le bouchon est poussé un peu loin quand même. Quand quelque chose est pas marrant, mal fagoté, tristounet, peu plaisant, godiche, barboté, minus ou raté, les québécois disent que c’est poche. Il faut donc dire sans tergiverser que c’est pas mal poche d’avoir casé la sculpture urbaine LES CLOCHARDS CÉLESTES de Pierre-Yves Angers (1983), dans le parc de poche où elle se trouve fourvoyée, le Parc Miville-Couture à l’intersection de la rue Amherst et du Boulevard René Lévesque, à Montréal.

Un mot d’abord sur la sculpture elle-même. Elle fut façonnée il y a trente ans pilepoil cette année, elle mesure 6.4 mètres de haut et elle est du même artiste que LE MALHEUREUX MAGNIFIQUE. Elle procède d’ailleurs à la fois du même matériau que ce dernier, du même traitement anthropo-minimaliste (formes humaines dodues mais esquissées, sans vêtements, ni instruments, ni traits, ni pilosités. Certaines des mains n’ont pas cinq doigts) et de la même thématique tournant autour de la souffrance humaine. Mais les Clochards Célestes est un dispositif moins explicite, moins dépouillé, moins pétant que le Malheureux Magnifique de 1972. La sculpture de 1983 est plus compliquée, plus embrouillée, moins limpide. Mais bon, elle fonctionne. Et, entre autres, elle fonctionne comme une sorte d’antonyme de son parent esseulé de l’intersection Sherbrooke et Saint-Denis. Là-bas, le Malheureux Magnifique est accroupi, aplati et le perso est fin seul. Ici, les personnages sont trois — le Grand Adjuvant, le Moyen Adjuvant et le Petit Aidé — et ils se redressent les uns les autres, collectivement et comme par étapes, en s’ouvrant vers cette voûte céleste qui justement semblait peser si lourd sur le Malheureux Magnifique. C’est très moral, optimiste et socialement solidaire, moins dépressif, terrifié et paumé que le Malheureux Magnifique. Dans la scénarisation de la composition, le Grand Adjuvant et le Moyen Adjuvant pointent le ciel du doigt et/ou de la main, comme au bénéfice du Petit Aidé qu’ils tiennent à la nuque et à l’épaule et qui, lui, est assis (ses jambes semblent même tronçonnées) mais bombe vers le même ciel, un torse un peu moins esquissé que le reste des lignes corporelles du trio. Les trois acteurs font face au sud en tournant légèrement la tête vers l’est. Ils sont l’un derrière l’autre, intimement accolés, du sud au nord, du plus petit au plus grand. Ils s’appuient les uns sur les autres, anti-dominos se redressant: le Grand Adjuvant supporte le Moyen Adjuvant et les deux supportent le Petit Aidé. Ils sont comme empilés et partiellement enchevêtrés. Le Moyen Adjuvant, sandwiché au centre de la composition, est le moins discernable des trois. L’image globale ne se décode pas automatiquement. Il y a vraiment quelque chose de cryptique, de pas simple, d’ardu, de pas évident. Il faut regarder longuement la sculpture, tourner autour et, surtout, lui faire face pour finir par saisir ce qui se passe.

Le Malheureux Magnifique et les Clochards Célestes ont une autre caractéristique primordiale, primale, qui leur est commune. Ce sont des nus fessus. Les fesses indubitablement ont de l’importance dans ces deux œuvres qui sont, sans l’ombre d’un doute, chacune à sa manière, des aventures callipyges. Et c’est ici justement que l’aventure passe en mésaventure, vu qu’une insidieuse censure s’applique sans bruit, en douce… et qu’elle va prendre une tournure passablement nuisible, dans le cas des locataires gigantesques du Parc Miville-Couture, ce petit parc de poche pocheles Clochards Célestes sont fourvoyés. Pour discrètement censurer le Malheureux Magnifique, on l’a retiré, sans trompettes, de la petite place où il se trouvait auparavant et on l’a collé dos à un mur. Tant et tant qu’il n’y a eu que des photographes très assidus et méthodiques pour aller lui chercher les fesses (et, dans le même mouvement, pour problématiser celles-ci thématiquement). Dans le cas des Clochards Célestes, ce sont les fesses du Grand Adjuvant (les seules visibles), le point terminal nord de l’empilade humaine représentée, qui vont poser problème. Mais n’anticipons pas.

Passons plutôt sans transition à ce petit parc à l’intersection de la rue Amherst et du boulevard René Lévesque. Le Parc Miville-Couture est un modeste rectangle dont on voit facilement les quatre coins. Il est cerné par deux murs d’immeubles sur ses flancs nord et est, par le boulevard René Lévesque et la rue Amherst sur ses flancs sud et ouest. Dans le sens nord-sud, il se traverse en soixante pas ordinaires. Dans le sens est-ouest, en trente. En principe, je n’ai rien contre les parcs de poche. Il en est de fort jolis et, en soi, le Parc Miville-Couture ne fait pas exception. Quelques bons érables suffisent à l’ombrager très honorablement et, abstraction faite du bruit des voitures (le boulevard René Lévesque est une des plus grosses artères de la métropole – mais bon, il faut bien assumer la ville), il est tout à fait possible de s’y asseoir et d’y lire un livre ou son journal sans trop de difficulté. Le problème est ailleurs.

Ça commence à clocher avec la disposition des quelques bancs disponibles. Il y a des bancs tout autour de la statue mais tous ces bancs, sauf deux, tournent le dos à ladite statue. (comme on le discerne quand on regarde la statue depuis la rue Amherst — matez moi ce banc qui (nous) regarde (sur) Amherst et tourne le dos à l’oeuvre). Donc, quand on s’assoie sur ces susdits bancs tournant le dos à la statue, on discerne sans faillir les bagnoles qui passent sur la rue Amherst et/ou sur le boulevard René Lévesque. Tant et tant que, pour pouvoir regarder la statue, il faut, en fait, marcher autour du petit demi-ovale carrelé sur lequel l’œuvre est posée dans ce petit parc de poche duquel il faudrait, du reste, pouvoir sortir un peu pour voir cette masse de plus de six mètres de haut avec la perspective adéquate, c’est-à-dire depuis pas trop près de sa base. Quand on se décide finalement à aller s’asseoir sur un des deux seuls bancs depuis lesquels on peut regarder la statue, on se retrouve sous deux grands arbres nous cachant partiellement la partie supérieure de l’œuvre. Depuis ces bancs, qui sont côte à côte au nord du parc, ne nous sont visibles alors… que les longues jambes et les fesses plantureuses du Grand Adjuvant. Et ce, en gros plan (car nous sommes encore bien trop proches de la statue).

Les fesses du Grand Adjuvant des CLOCHARDS CELESTES telles que vues depuis un des deux seuls bancs du Parc Miville-Couture faisant «face» (si vous me passez le mot) à la statue. Photo: Robert Derome (la prise date un peu. Aujourd’hui, le feuillage d’un arbre cache le dos du perso)

Les fesses du Grand Adjuvant des CLOCHARDS CELESTES telles que vues depuis un des deux seuls bancs du Parc Miville-Couture faisant «face» (si vous me passez le mot) à la statue. Photo: Robert Derome (la prise date un peu. Aujourd’hui, le feuillage d’un arbre cache le dos du perso)

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Sur le coup, toujours bon public, j’ai voulu d’abord y voir une sorte de vengeance thématique antithétique du sort fait au Malheureux Magnifique, par le dispositif urbain… mais aussi par l’artiste même. Notre bon Malheureux est accroupi, les fesses cachées contre le sol (de par l’artiste) et devant un mur (de par son emplacement urbain). Ici, avec ces trois Clochards, loisir nous est donné de bien contempler des fesses triomphantes fièrement dressées entre les jolies feuilles de nos bons érables sains et verts (ou multicolores en automne). Cette idée d’une antinomie fessière entre les deux œuvres marcherait sans clopiner, possiblement, à la rigueur, si le Grand Adjuvant était fin seul dans la composition. Or il y a trois Clochards… et, trois fois hélas, depuis le point de vue des seuls bancs faisant face à l’œuvre, les deux autres persos, et, conséquemment toute la thématique complexe et symboliquement «céleste» de la composition, nous sont cachés par les jambes et le cul du Grand Adjuvant qui occupent, elles, tout notre champ de vision. L’œuvre nous tourne le dos, ni plus ni moins. C’est pas voulu, ça. La statue comme narration, ne peut pas être contemplées depuis ces seules places assises l’envisageant. On raterait alors le tout de sa théâtralité. Tout ce qu’elle fait, c’est de nous montrer son cul, ce qui ne fonctionnerait que si c’était là sa fonction exclusive.

C’est en retournant mentalement la statue de cent quatre-vingt degrés pour qu’elle me fasse face sur mon banc lui faisant «face» (la voici maintenant mentalement cul au sud) que j’ai commencé à me dire qu’il y avait là moins jubilation d’antonymie thématique fessue que censure urbaine insidieuse. Me projetant ensuite (mentalement toujours, hein, on peut pas vraiment y aller physiquement: trop de bagnoles) quelque part en un point situé entre les deux voies du boulevard René Lévesque, je me suis dis que quelqu’un se trouvant là, en voiture par exemple, ne verrait alors, de ma statue retournée (mentalement), qu’un grand cul blanc dressé dans le feuillage des érable. Comme l’avant de la composition, trop complexe narrativement et figurativement, ne peut pas être saisi efficacement depuis une voiture qui, elle, file et rate le tout du show dans son mouvement, force me fut de conclure que la priorité avait donc été moins de montrer la petite façade de l’œuvre aux automobilistes que de leur cacher son grand cul… C’est bien vrai de vrai que, depuis le boulevard, il aurait vraiment été difficile de donner un titre autre que cul immaculé sous les arbres à cette composition. Et comme en plus la rue Amherst est une des bonnes artères permettant d’accéder au cœur du Quartier Gai, situé lui-même un peu en contre-haut, à environ trois-cent cinquante pas ordinaires, sur la rue Sainte-Catherine, les interprétation folâtres de ce signal d’entrée vers le Village n’auraient pas manqué de fleurir… C’eut été cocasse, savoureux et drolatique mais il faut quand même aussi tenir un petit peu compte de ce que l’œuvre fait effectivement.

Sur la base de ce potentiel catastrophique ès malentendus & innuendo en rafales, j’ai laissé tombé l’idée de pouvoir simplement m’assoir devant cette œuvre, dans ce petit parc, sans tout y chambouler (du moins par la pensée). Renonçant donc à voir la statue de face depuis mon banc, je l’ai remise mentalement dans sa position initiale, cul dans ma direction (la voici maintenant revenue cul au nord). J’ai alors envisagé, mentalement toujours, de retourner les bancs se trouvant devant la statue, depuis l’autre côté du parc de poche (son côté sud), pour qu’ils regardent la scène avec les trois persos. Mais ces bancs sont bien trop proches du boulevard René Lévesque. On s’y retrouve au soleil, l’ombrage des arbres surplombant la statue ne les rejoint pas et on a le tapage du boulevard bien installé dans les oreilles. On n’est plus vraiment dans le parc, sur ces bancs du sud. Ces bancs sont de fait occupés par des gens attendant le bus (il y a aussi un abribus sur le boulevard, à bâbord du Grand Adjuvant). Retourner puis, ensuite, inévitablement, rapprocher ces bancs de l’avant du parc de la statue priverait ces gens de leur banc pour attendre le bus et ne donnerait rien de plus dans le parc de poche même. Ils seraient alors sous l’ombrage des arbres, certes, mais on y verrait l’avant de la statue de trop près, ratant complètement l’expérience qu’on vit pour embrasser la complexité de sa portion avant, quand on se tient debout aux pourtours de l’ovale carrelé qu’elle occupe au centre du parc. Le parc est trop petit, hostie. Inutile d’ajouter qu’il serait idiot et cruel d’élaguer les arbres pour rendre la statue plus visible, de cul ou de face. Le parc dessert très mal l’œuvre qui l’occupe mais gagne finalement passablement en agrément justement d’être ombragé par ce tout petit bouquet de vieux arbres.

Les deux bancs donnant sur la rue Amherst pourraient, eux, êtres retournés et permettraient au moins de contempler la statue de franc profil, ce qui est un angle intéressant. Pourquoi diable ces bancs là sont-ils tournés vers la rue Amherst plutôt que vers nos trois nudistes immaculés? Sais pas. Ou alors, serait-ce, oh… oh… que le Grand Adjuvant debout et penché légèrement vers l’avant, montrant fièrement le ciel à ses deux comparses, a, ici aussi, de profil, les fesses maximalement saillantes? La censure derechef aurait joué? La peur des plaintes à la mairie de ces bigots tapageurs et de ces pense-petits méthodiques qui, de facto, mènent le monde? C’est tristement envisageable. Enfin, ces deux autres bancs là regardent donc les bagnoles bifurquer en trombe dans l’intersection et ne profitent pas, eux non plus, de l’ombrage des arbres. Tout se passe comme si ces bancs avaient en fait été mis en place avant l’installation de la statue et qu’on avait négligé de les reconfigurer pour servir l’œuvre. Ça aussi, hélas, c’est tristement envisageable. Ah, mes amis, il faut le voir pour le croire… arbres, disposition des bancs, volume du parc, emplacement, positionnement de la statue, carence en espace piétonnier sur cette grosse intersection vacarmeuse, tout cloche dans ce parc de poche. Et c’est bien poche car c’est au détriment de la statue les Clochards Célestes, cette belle œuvre insolite, dense et généreuse qui, conséquemment, est mal connue et, vraiment, mériterait mieux… ou ailleurs… ou autrement…

LES CLOCHARDS CÉLESTES de Pierre-Yves Angers (1983). Photos: Allan Erwan Berger

LES CLOCHARDS CÉLESTES de Pierre-Yves Angers (1983). Photos: Allan Erwan Berger

LES CLOCHARDS CÉLESTES de Pierre-Yves Angers (1983) vus depuis... le banc de parc leur tournant le dos sur la rue Amherst. Photo: Allan Erwan Berger

LES CLOCHARDS CÉLESTES de Pierre-Yves Angers (1983) vus depuis… le banc de parc leur tournant le dos sur la rue Amherst. Photo: Allan Erwan Berger

LES CLOCHARDS CÉLESTES (inquiétant détail) de Pierre-Yves Angers (1983). Photo: Allan Erwan Berger

LES CLOCHARDS CÉLESTES (inquiétant détail) de Pierre-Yves Angers (1983). Photo: Allan Erwan Berger

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Hylas et Philonous, coureurs de demi-fond sur le terrain de rugby du TRINITY COLLEGE de Dublin, Irlande

Posted by Ysengrimus sur 15 août 2013

DUBLIN-IRLANDE

Bon, je tiens quand même à vous dire un mot sur la présentation que j’ai donné, il y a de cela dix ans pile-poil, d’une communication intitulée John Locke et le langage (en anglais) au colloque annuel de la Société Henry Sweet pour l’Histoire des Sciences du Langage, au Trinity College de Dublin, Irelande (c’était en août 2003, donc. Oh, comme le temps passe). Notre histoire du jour débute en fait il y a trois-cents ans, pile-poil toujours, en 1713. Cette année là, George Berkeley (1685-1753), membre associé (fellow) du Trinity College de Dublin, Irlande, campe deux personnages qui, dans trois illustrissimes dialogues philosophiques, vont faire trembler la pensée spéculative moderne sur ses bases. J’ai nommé le matérialiste Hylas et l’immatérialiste Philonous. Il s’agit, en toute simplicité de deux modestes ecclésiastiques, eux aussi membres associés (fellows) du Trinity College de Dublin, Irlande. On sait peu de chose de la vie pratique de ce duo fameux, mais il est assuré qu’Hylas et Philonous conversent en marchant sur une des pelouses du vénérable collège, et préférablement pas trop loin du bâtiment principal, puisqu’un des Trois dialogues entre Hylas et Philonous de Berkeley se termine quand la cloche du collège sonne la soupe pour les résidents. Les deux éminents penseurs vont alors prestement se sustenter, prouvant par leur praxis qu’ils sont soumis, bien malgré eux, aux contraintes de la vie physique dont Philonous —qui représente l’opinion de Berkeley lui même dans le débat dialogique— nie la validité objective sous le regard ébahi du pauvre Hylas, dont le nom signifie certainement matière, mais certainement pas futé.

On comprendra ma curiosité deux-cent quatre-vingt-dix ans plus tard (j’y repense encore commémorativement trois cents ans plus tard, c’est tout dire), en débarquant moi-même au susdit Trinity College de Dublin, Irlande pour y prononcer une communication sur la philosophie du langage implicite et explicite dans la pensée de John Locke (1632-1704). Naturellement, aussi méthodique que les deux fellows de 1713, j’ai avant tout fait mon travail. J’ai expliqué patiemment à mes collègues d’Édimbourg, de Saint Andrews, de Trinity, de Cambridge, et d’Oxford que les vues de John Locke sur le langage n’étaient pas strictement cantonnées dans le troisième livre de AN ESSAY CONCERNING HUMAN UNDERSTANDING, mais qu’elles opéraient dans la totalité du système de cette oeuvre cruciale et allaient avoir une grande influence sur Étienne Bonnot de Condillac (1715-1780) autant que sur la philosophie néopositiviste du langage.

Ayant de toute évidence vendu l’affaire à mes éminents vis-à-vis du Royaume Uni —un mot qu’il faut d’ailleurs éviter soigneusement de proférer en République d’Irlande— j’ai pu retourner au problème principal de mon aventure eiroise. Sur quel espace gazonné Hylas et Philonous ont-il vécu leurs trois dialogues, et surtout, sont-ils encore là à se demander si le rose des nuages du beau firmament d’Irlande est localisé dans le ciel fixe, dans la vapeur aqueuse mobile, ou dans le regard de l’observateur subjectif?… Je m’attendais à tout. J’ai eu droit à mieux. En retrait de la place principale du Trinity College, non loin de la toute rutilante Bibliothèque George Berkeley, et séparés par une jolie promenade plantée d’arbres, se trouvent, disposés parallèlement, deux solides terrains de rugby, avec poteaux des buts, fanions d’équipes, petits trotteurs récupérant les calebasses, et gros gaillards se faisant des passes de côtés en lancé ou en botté et les attrapant en plaçant les mains en coupe sur la partie latérale de la hanche, aussi aisément qu’on cueille une marguerite. Voilà pour l’agora gazonnée de nos philosophes. Quand à Hylas et Philonous, ils sont là aussi. Ils se sont même multipliés. Il s’agit de couples d’hommes d’allure fort docte, l’un encore jeune, l’autre d’âge plus mûr, trottant en rythme et en tenue de sport, culottes courtes, débardeurs et godasses cloutées.

La pérennité du débat philosophique fondamental (celui entre matérialisme philosophique et idéalisme philosophique) n’est en rien un mince affaire, j’en témoigne haut et fort pour la postérité ébahie. Les Hylas et les Philonous contemporains, toniques, et sereins, devisent toujours, allant par deux en courant leur solide demi-fond matinal tout autour de l’immense terrain de rugby vert vif du Trinity College, de Dublin, Irlande.

Trinity College, Dublin, Irlande

Trinity College, Dublin, Irlande (Hylas et Philonous ne sont pas visible sur la photo mais ils sont en place sur leur pelouse, prenez ma parole)

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Entretien avec l’auteure Anne Guélikos sur son roman mythologique LA NUIT DE TOUS LES MAUX

Posted by Ysengrimus sur 7 août 2013

Ce que tu me demandes nécessite réflexion. Si j’ouvre cette jarre, je changerai la face du monde, je serai à jamais l’unique responsable de la dispersion de ces maux sur terre. Pour l’éternité, je porterai l’odieux de cet acte. Ce n’est pas une destinée que je peux embrasser à la légère. Bien que tu sois l’instigateur de ma naissance, je ne t’appartiens pas et je ne te dois rien, car je n’ai pas demandé à naître. Je t’aiderai uniquement si je juge bon de le faire, que cela soit bien clair entre nous. Laisse-moi aller sur terre, laisse-moi évaluer par moi-même la situation. Si les êtres que tu honnis sont tels que tu me l’as dit, je me joindrai à ta cause, mais n’attends pas de moi que je soie ta servante, n’attends pas que j’obéisse à tes ordres.

Pandore à Zeus, dans La nuit de tous les maux.

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Ysengrimus (Paul Laurendeau): Anne Guélikos votre intérêt littéraire  j’ose dire: votre intérêt littéraire exclusif, c’est le monde vaste et diversifié de la mythologie grecque. Vous y trouvez la force pulsionnelle et vitale qui vous entraîne à écrire des œuvres de fiction. Avant qu’on parle directement de votre ouvrage, je vous convie à un petit jeu d’atrium de mon enfance. Dis-moi quel est ton dieu ou ta déesse favori/favorite. Il fallait s’inscrire obligatoirement dans la mythologie grecque pour participer à ce jeu et les héros, champions, nymphes et demi-dieux étaient interdits. Il fallait que ce soit un dieu-dieu ou une déesse-déesse. Alors Anne Guélikos, dites-moi quel(le) est votre dieu ou déesse favori(te) de la mythologie grecque et dites-moi pourquoi ?

Anne Guélikos: C’est probablement la question la plus difficile que vous puissiez me poser. Par principe, la féministe en moi voudrait arrêter son choix sur une déesse, mais puisqu’elles ont, en grande partie, été cogitées, modelées et représentées pendant des siècles par des hommes, elles affichent toujours certaines caractéristiques, des parodies de défauts, qui me les rendent toutes plus ou moins antipathiques. Je trouve les dieux beaucoup plus attachants. Donc, mon dieu chouchou, c’est Hermès. Il est intelligent, brillant même, opportuniste, il a un grand sens de l’humour, il est débrouillard et il n’hésite pas à se salir les mains ou à enfreindre les lois si nécessaire, tout en conservant un grand sens de l’honneur. Il est profondément grec à mon avis.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Voilà, bien sûr. Et cela nous amène tout de suite au cœur de votre premier roman mythologique, publié chez ÉLP en 2012, intitulé La nuit de tous les maux. Le fait est qu’Hermès y apparaît et y fait effectivement preuve d’un naturel irrésistible. Parmi ses nombreuses activités, aux contours toujours précis et ciselés, on le retrouvera notamment déguisé en humain, flanqué de son patron faire-valoir Zeus. Je les vois en train de circuler dans le souk d’une grande ville antique. Sans rien trahir, dites nous donc un peu ce que votre chouchou et le dieu des dieux sont venus faire parmi nous, cette fameuse fois-là ?

Anne Guélikos: Il faut d’abord rappeler que, dans la mythologie grecque, les dieux et déesses participent activement à la vie des hommes. Dans l’Iliade, ils interviennent constamment et si à la fin d’un chant, ils prétendent ne pas vouloir troubler leur existence pour de simples mortels, ils replongent dans l’action dès le chant suivant. Ils sont, malgré eux, fascinés par la race humaine. L’époque mise en scène dans mon roman dépeint les débuts de ce commerce entre dieux et hommes, les prémisses de cette relation mi-douce, mi-amère qu’ils partageront. Donc, cette fameuse fois-là, ce sont des prières, concernant la cruauté d’un homme, qui attirent Hermès et Zeus, sous forme humaine, et les amènent à enquêter à la surface de la terre. Ils sont là afin de décider si les hommes sont réellement des impies et s’ils méritent de goûter à la ferme justice du dieu des dieux.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Ce délié, cette fraîcheur des interactions entre dieux, demi-dieux, champions, héros, nymphes et humains se manifeste avec un remarquable naturel dans votre ouvrage et, nous dites-vous, cela ne fait que reprendre, en toute déférence, la façon labile et fluide que les anciens avaient de parler de leurs interactions avec leurs dieux et héros. Nous reviendrons là-dessus dans une minute. Arrêtons-nous d’abord, si vous le voulez bien, sur, si je puis dire, la gigantesque fourchette de la période mythologique couverte dans votre ouvrage. Cela va donc de la grande condensation cosmologique initiale jusqu’à… précisez-nous donc ça, un petit peu, en faisant ressortir les principales étapes.

Anne Guélikos: Gaia, la Terre, émerge du Chaos sous l’influence d’Éros et d’Antéros. Naissent ensuite la Nuit et les Ténèbres et d’eux une multitude de divinités. Ces enfants sont les fameux Maux, ces êtres que libèrera Pandore, la première femme, et qui causeront un grand tort à la race humaine, plus fragile que les autres immortels. C’est la descendance de Gaia qui se fera maîtresse du monde. On aura tout d’abord, Ouranos, le Ciel. Puis son fils, Cronos, le Temps, le détrônera pour lui-même être supplanté par son fils Zeus. Celui-ci est, à ce jour, le roi incontesté, partageant le dominion avec ses deux frères, Poséidon et Hadès. À l’époque du règne de Cronos, les Maux ou Enfants de la Nuit ont été enfermés dans une jarre pour soustraire la vie sur terre à leurs influences jugées néfastes, donnant l’opportunité à des races plus faibles, comme les êtres humains, de voir le jour. L’existence de ces êtres insignifiants passe relativement inaperçue des dieux, jusqu’à ce que le géant Prométhée décide, par bonté, de les aider à s’élever de leur condition primitive et les place, sans le vouloir, directement dans la mire de Zeus. C’est en cherchant à les exterminer que celui-ci fomentera une astuce pour libérer les Maux de la jarre qui les contient.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Voilà. Attardons nous d’abord à la figure de Prométhée. Bon, c’est un géant, un géant physique. Les êtres humains qui, comme vous nous le signalez, ne sont pas encore mortels, lui arrivent au genoux à peu près (n’hésitez pas à me corriger si je distors les proportions, ici). Tout cela est très concret, très visualisé. Une des nombreuses forces de votre texte est justement cette relation quasi-épidermique que le géant Prométhée va établir avec la multitude humaine, malgré les imperfections de cette dernière, ses pulsions infantiles, ses limitations, son primitivisme. Sans qu’on la joue au façonnement direct d’une terre ou d’une boue, comme dans d’autres mythes, on sent bien que le généreux géant malaxe et triture l’Humanité à bras le corps, en fait, sans crainte de se salir, pour finir de la dégrossir, de l’affiner, de la polir (et sans se soucier de l’ombrage terrible que cela porte aux dieux). Tout ça est beaucoup plus complexe et subtil que la fabrication de statuettes individuelles à la vie insufflées ex post, surtout que, vous nous le faites bien sentir, les humains forment déjà un collectif retors, labile et complexe. Aussi, cette idée de la générosité un peu apitoyée de Prométhée envers les humains, c’est une maldonne en fait. Sa fascination, dans votre présentation, ressemble plus à celle de l’artiste pur (et indifférent aux conséquences sur sa propre vie) passionné pour le matériau formidable qu’il travaille.

Anne Guélikos: C’est exact, le terme fascination est effectivement plus juste. Il faut dire que mettre en scène des mythes signifie faire des choix. Je n’ai pas créé de précédents en imposant les miens. Dans de nombreuses versions de ce mythe, Prométhée se contente effectivement de fabriquer l’humanité à partir de statuettes d’argile. Cependant, le risque qu’il encourt en défiant Zeus au nom des hommes – et il connaît très bien la violence dont est capable Zeus pour l’avoir affronté dans le passé – révèle une pulsion beaucoup plus forte que celle engendrée par une étincelle de création aussi banale que la fabrication d’une poupée de terre cuite. Prométhée fait beaucoup mieux que créer les hommes, il provoque l’éclosion de leur potentiel intrinsèque. Il représente l’évolution pour l’être humain. Il doit nécessairement être impliqué physiquement, participer directement et guider les premiers gestes qui les extirpent de leur condition stagnante de grands singes debout. Et pareillement à l’évolution, Prométhée n’a aucune vision à long terme, il agit par impulsions selon ce qui lui semble idéal à l’instant présent, il enclenche des processus et laisse les talents naturels se dessiner d’eux-mêmes sans plus chercher à diriger son héritage, il hésite, il se trompe, gâche tout par moments et est la cause de beaucoup de souffrances, mais il est également prêt à se sacrifier pour permettre à l’humanité de poursuivre l’œuvre. Il est définitivement un artiste.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Il est absolument vrai que mettre en scène des mythes signifie faire des choix. Vous, vous faites ces choix de façon éclairée, en ce sens qu’on sent vraiment que, crevant le stéréotype rebattu des petites encyclopédies roses et bleues, vous nous ramenez au sens vif, palpitant et, malgré tout, polymorphe desdits mythes. L’impression qu’on en a, notamment avec votre traitement du conflit entre Prométhée et Épiméthée sur ce qu’il faut faire de l’humain, mais aussi avec un tas d’autres développements de cette immense séquence mythologique, c’est que vous nous conviez à un sain rafraîchissement de conceptions, que l’on croyait pourtant connaître, par un pur et simple approfondissement des connaissances de cet héritage crucial de l’imagination des anciens Grecs. Parlons de vos choix, donc, et de leur amplitude. Il faut quand même faire observer que, dans le cas, notable et absolument remarquable, de Pandore, on sent, ou croit sentir, la force d’une intervention plus moderne, plus créatrice, plus autonome, moins doxographe ou traditionnelle. On semble soudain vous surprendre en train de faire un sort (un sort féministe, pourquoi pas?) à ce que vous fustigez si légitimement comme des parodies de défauts qui rendent les personnages féminins de cette mythologie hautement phallocentrique (initialement) si antipathiques. Alors, bon, Pandore, dans La nuit de tous les maux, rafraichissement de nos conceptions par une meilleure connaissance du mythe, ou coup de barre prométhéen (!) de l’artiste femme? On retrouve et redécouvre LA Pandore de la tradition ou on rencontre VOTRE Pandore ?

 Anne Guélikos: Bon, disons d’abord que j’embrasse tout de même certains stéréotypes et ce, avec une grande joie. Je n’hésite pas à faire de Zeus un couillu de première et d’Héra une manipulatrice égocentrique. Les mythes grecs sont complexes et si on veut écrire une fiction compréhensible, il faut parfois mettre de côté sa part de noblesse et faire, ce que certains jugeraient comme un crime odieux, de la mythologie de bandes dessinées. Or, par contre, dans le cas de Pandore, c’est tout le contraire. La caricature avait assez duré. Les explications des misogynes poussiéreux ne m’ont jamais satisfaite quant aux motivations de cette première femme à ouvrir la jarre et à libérer les Maux. Si les anciens n’avaient aucune gêne à la survoler sans s’y attarder, à traiter son implication de manière superficielle, s’ils n’avaient aucun scrupule à la réduire à une simple créature curieuse, ou plus tragiquement cruelle, je ne pouvais personnellement accepter cette conclusion aberrante. Logiquement, Pandore ne peut pas être à la fois dotée d’une multitude de dons, cadeaux des Olympiens, et être une écervelée. Seule une réflexion lucide et éclairée pouvait la mener à poser ce geste.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Indubitablement. Notons, par contre, que la jarre enfermant les Maux ne fait pas partie de votre traitement moderne. Je veux dire qu’elle procède, elle, au contraire, du mythe le plus ancien. On ne comprend pas qui l’a changé en cette boite hors d’ordre qui nous encombre tous. Enfin passons… Je vous assure Anne, qu’il n’y a, d’autre part, absolument aucun crime odieux à écrire de façon vivante et passionnante, comme vous le faites. Et si cela nous rapproche parfois du huitième art, pourquoi pas? Je suis certain que les Grecs, ces amis inconditionnels du plaisir folâtre, approuveraient notre sens contemporain de la petite fresque dessinée (souvent pas si petite que ça au demeurant). Revenons-en justement, si vous le voulez bien, à cette fraicheur des interactions entre les personnages, grands et petits de votre roman mythologique. Je la trouve particulièrement saillante et incisive, cette fraicheur de ton et de traitement, dans les dialogues que vous amenez. Évidemment on se fait une idée toujours bien trop ronflante de l’échange conversationnel entre tous ces êtres immenses de la mythologie grecque. Les versions françaises, toutes passablement parcheminées, des traductions d’Homère y sont évidemment pour quelque chose, entre autres… Naturellement, et on y pense constamment en vous lisant, ces personnages étaient aussi animés au théâtre, à la tragédie et même, on l’oublie trop souvent, à la comédie, et là ce devait être particulièrement vocatif, vociféré, agité, percutant et vivant de les sentir interagir. Mais même là, même en tenant compte du fait que ces êtres de rêves bougeaient et vivaient littéralement pour les Grecs, dans leurs arts, sur leurs agoras et dans leurs vies, il demeure que la conversation entre tous les protagonistes de ce monde mythologique est si naturelle, dans votre texte, que je ne peux me distancier de l’idée qu’en fait, c’est parce qu’ils vivent aussi intensément en vous. Qu’en est-il ?

Anne Guélikos: Je n’ai pas la prétention de faire mieux ou même différent de ce qui a été fait dans le passé, mais vous ne vous trompez pas, ils sont effectivement bien vivants en moi. Depuis l’enfance, je possède un compartiment cérébral consacré uniquement à la mythologie grecque, un univers parallèle à ma vie rangée et tranquille. Si je n’ai pas l’expertise d’une universitaire, j’ai l’expérience endurcie d’une histoire d’amour qui dure depuis plus de vingt-cinq ans. Je les vois, je les entends, je les comprends et je les aime infiniment, avec toutes leurs brillantes qualités et leurs travers, leurs facettes tragique et comique. Cette dualité est d’ailleurs la composante essentielle de mon intérêt envers ces dieux et déesses, qui sont au final très humains, le tout avec l’excès savoureux que leur quasi-omnipotence leur confère. Je préfère nettement cet héritage des Grecs à celui du bien et du mal des judéo-chrétiens. Ces héros aussi imparfaits qu’éloignés de l’idée même du repentir, il est si facile de leur insuffler la vie. Ils la saisissent d’eux-mêmes.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): Alors là, je suis de tout cœur avec vous sur la supériorité de cette théogonie anthropomorphe de nos increvables Grecs. Comme on dit par chez nous : partez-moé pas sur les judéo-chrétiens… Et justement, je m‘en voudrais, avant de conclure, de ne pas dire un mot de votre approche, sainement non-universitaire justement, des sources de toute cette littérature mythologique hellénique. Vous les dominez allègrement, sans la moindre lourdeur savante et, par-dessus tout, sans complexe. Quand je suis entré, en compagnie de la poignée de protagonistes que vous y conviez, dans l’Hadès, je me suis dit: d’où nous viens cet espace extraordinaire, gigantesque, coloré, incroyable? Prenons simplement cet exemple: le tableau de l’Hadès, ou royaume des morts ou rappelez-moi comment il faut le nommer (pas enfer en tout cas, ou alors le sens de ce mot galvaudé est complètement retravaillé). Vous prenez celui d’un auteur spécifique? Vous fusionnez le tableau fait par plusieurs auteurs? Vous recomposez? Comment ça se joue en vous, la reconstruction du décor de ce vaste héritage?

Anne Guélikos: Les Enfers, gérés par l’intraitable Hadès, englobent l’intégralité des lieux souterrains. Le terme anglais est plus représentatif de cette caractéristique: the underworld. C’est également le séjour des morts. Pas question de l’enfer versus le paradis ici. Les deux concepts sont fusionnés et tous les morts descendent sous terre lorsque leur temps à la surface est expiré. Comme pour tous les aspects des mythes que je traite, je prends et conserve ce qui me semble cadrer le mieux. Je picore, sans complexe ou gêne, des éléments chez plusieurs auteurs, d’Homère à Virgile, et lorsque la cohérence, ou plus simplement mon goût personnel, l’exige, je n’hésite jamais à déconstruire et à rebâtir à la Guélikos. Je ne sais pas si c’est sain, mais c’est moi.

Ysengrimus (Paul Laurendeau): C’est vous et c’est super. C’est une lecture absolument passionnante que ce premier roman mythologique que nous vous devons, Anne Guélikos. C’est un bel avoir civilisationnel et culturel que vous réactivez pour nous, avec brio, joie, clarté et surtout, vous l’avez dit et bien dit, avec amour… On nous laisse entendre à ÉLP que, aussi par amour, c’est la grande déesse Déméter qui donne la charge dans votre second ouvrage, L’Enlèvement de Perséphone. Déméter est furax, semble-t-il, parce que des serviteurs de l’ombre bien mal avenants lui ont enlevé sa fille Perséphone. Je n’en dis pas plus… il faut juste lire… Surtout que moi, justement, pour boucler la boucle du point de départ ludique de cet échange, c’est justement Déméter qui est ma déesse favorite… et sa courageuse fille Perséphone ne vient pas loin derrière. Grand merci, Anne Guélikos.

Anne Guélikos: Je suis bien contente que cet ouvrage vous ait plu. J’ai écrit un roman que j’avais envie de lire et si d’autres y trouvent également leur compte, c’est encore mieux. Merci, Paul Laurendeau, pour cet échange très agréable.

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Anne Guélikos (2012), La nuit de tous les maux, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.

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Le Malheureux Magnifique

Posted by Ysengrimus sur 1 août 2013

LE MALHEUREUX MAGNIFIQUE, sculpture extérieure de Pierre-Yves Angers, 1972, intersection des rues Saint Denis et Sherbrooke, Montréal. Photo: La Lettrée Voyageuse

LE MALHEUREUX MAGNIFIQUE, sculpture extérieure de Pierre-Yves Angers, 1972, coin Saint Denis et Sherbrooke, Montréal. Photo: La Lettrée Voyageuse

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Le Malheureux Magnifique s’accroupit devant l’édifice Alcide-Chaussée.
Il est cyclopéen mais il est tout recroquevillé.
Il est façonné, d’un bloc,
Dans une sorte de composite
Plastique
Qui ne se gène pas, oh non, pour faire un petit peu toc
Et qui ne demande à personne la permission
D’être matériau de composition.
Il est d’un jaune uni, de pissotière
Qui ne transige guère.
Une teinte fade et moderniste
Pas jojo mais pas triste.
Et le Malheureux Magnifique
Se tient si serré, la tête entre les genoux
Et les mains empilées sur la nuque,
Sans postiche ni perruque.
Il est en boule, ou mieux en cube.
C’est lui, le bébé oublié de Priam et d’Hécube.
Il est la force vive du désespoir fou.
Il n’a pas de traits, pas de barbe, pas de tifs
Et pourtant, il a un de ces airs mutins, furtifs.
Ses grands doigts de pieds écartés
Sont aigus et triangulés,
Palmés et triangulaires.
Il est si paumé mais il est si fier.
Aléatoire et fatal,
Doucereux et brutal,
Il est de dégaine cardinale.
Il est si plein d’amour que c’en est pas normal.
Son trait évasé, incisif,
Est formidablement allusif.
Et pourtant il est là, tout là.
N’en doutez surtout pas.
Sa facture est compacte,
Sa force est concentrique.
Ne minimisons pas le très étrange impact
Sur notre devenir, du Malheureux Magnifique.

(Tiré de mon recueil L’Hélicoïdal inversé (poésie concrète), 2013)

YSENGRIMUS au MALHEUREUX MAGNIFIQUE. Photo: La Lettrée Voyageuse

YSENGRIMUS au MALHEUREUX MAGNIFIQUE. Photo: La Lettrée Voyageuse

Fiche descriptive accompagnant la statue du Malheureux Magnifique

Fiche descriptive accompagnant la statue du Malheureux Magnifique

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