
Cette petite flamme en moi que je nomme survie, qu’éclairera-t-elle? Le goût de l’aventure. L’appel du territoire. L’amour des livres. Le compagnonnage littéraire. Voilà de quoi se chauffe un poète promeneur. N’allons pas plus loin. (p. 368)
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L’ouvrage de plus de 400 pages que l’on découvre aujourd’hui est d’une singulière originalité. D’abord, ce qu’il faut absolument comprendre, c’est qu’il s’agit d’un journal de voyage. Ne cherchons pas les filaments filandreux de je ne sais quelle intrique. Ne cherchons surtout pas des vols, des meurtres et autres POLARisations éparses et tant tellement de vogue. N’y cherchons surtout pas un mystère trivial à dénouer attendu que le profond mystère qui s’y déploie est tout, sauf trivial. Nous sommes dans ce que Bertolt Brecht aurait appelé un récit épique. Tout ce qu’on observera et découvrira, tout ce à quoi l’on assistera, dans cet opus, est, tout simplement, la démarche ordinaire du bibliothécaire de survie qui a le temps et qui le prend. J’ai tout le temps de ruminer. En surface, au gré de mes pérégrinations, je pose des bibliothèques et me nourris du territoire. Je trappe des lecteurs, rencontre des écrivains. Mais sous ma croûte personnelle, n’y aurait-il pas quelque lave qui sommeille? (p. 292) Le bouillonnant bibliothécaire de survie, dont nous lisons donc ici le dense journal de voyage, opère surtout dans la nature immémoriale de l’Amérique du Nord continentale. Bon, je vous épargne les subtils détails géographiques et topographiques. Complexes, précises, méthodiques, ses trajectoires sur le territoire sont partiellement assumées, partiellement fantasmées, par le bibliothécaire de survie. Vous découvrirez ce dense feuilleté de nuances ès espaces, à la lecture. Pour rester simple, disons que deux mondes des surfaces se démarquent, celui de la sylve et celui de la ville. Il est effectivement fort intéressant de constater que les contraintes de la mise en place intempestive de bibliothèques de survie… disons… sur l’ile de Montréal (pp 165-168) ne sont pas les mêmes que les contraintes de la construction de petites bibliothèques de survie dans les vastes espaces forestiers et lacustres de notre immense territoire. Que voulez-vous, dans la nature, ce sont les forces… bien… naturelles qui compromettent la frêle pérennité de l’étagère aux littératures. Dans l’espace urbain, ce sont plutôt les forces… disons… sociologiques, bureaucratiques, règlementaires. Je ne vous en chuchote pas plus. Vous découvrirez, à la lecture, ce mystère fondamental de la trajectoire sociale des voyageurs. On peut dire… conséquemment… sans trop de risques de se tromper, que le scripteur ici présent en est venu à faire son choix. Il a balancé un temps entre la bibliothèque de survie urbaine, portée sur le dos chambranlant du ou de la factotum de service, dans le contexte fatal du tapage des rues agitées de l’Urb, et la bibliothèque de survie naturelle, enfoncée profondément à l’intérieur de paysages titanesques où ne repasseront fatalement que quelques improbables privilégiés du portageage et du voyageage, aux profils très analogues à celui du géopoète lui-même. Oh… Le choix est fait, le choix est fait, le choix est fait… Ce sera le petit espace intérieur, épinglé dans les grandes iles et les grandes sylves. Qui sait ce que les tamias joueurs, les chouettes malicieuses, et les géopoètes auront glissé à l’intérieur? (p. 244)

L’improbable bibliothèque de survie de l’Urb a vécu
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Les bibliothèques de survies de Charles Sagalane seront donc principalement des tablettes de livres dressées sur des îles, lacustres ou fluviales, et dans le bois. Une portion cruciale de la démarche consistera conséquemment à renouer avec l’esprit spécifique des aborigènes nord-américains. Sans ambivalence, il faut absolument altérer notre compréhension et notre perception du monde, de façon à donner au voyage terrestre, fluvial et lacustre la grande dimension d’intimité globalisante qu’il requiert. Cela doit se faire tant pour la survie du voyageur que pour la nôtre. Pour survivre, l’humain du 21e siècle devra apprendre à retrouver ce contact salutaire avec les forces qui l’entourent (p. 245). Il y a d’ailleurs, chez notre scripteur, cette aptitude très profonde, et très indigène justement, à densément s’imprégner du paysage. Établir la fusion fondamentale entre textes, textualités, et réalités de l’espace que l’on traverse, dans l’intimité du voyage canotier ou pédestre. L’univers forestier, notamment hivernal, ne transige pas, dans la force de son esprit. Ému par cet esprit sûr, en profonde communion avec les lieux, je m’abandonne au trajet et voit poindre l’inukshuk enneigé. Qu’a-t-il besoin de nos lettres, cet être aux prises avec les paragraphes de branches (p. 216). L’inukshuk dit tout, mais toujours en silence… entre les branches. Et une distance critique obligatoire s’installe évidemment, en rapport avec la façon dont la culture contemporaine, occidentale, assure l’intendance de la dynamique aborigène. Le scripteur ne se gênera pas pour signaler les bizarreries, les incongruités et même les éléments révoltants pouvant émerger dans l’univers drolatique et sardonique des ci-devant réserves indiennes. Ce qui porte aujourd’hui le statut et le nom peu glorieux de «réserve» n’en a même plus l’ambition: au bord du fleuve, le territoire de la Première Nation malécite de Viger est réduit au terrain d’un bungalow… Je m’y recueille un moment. J’aimerais tant que le cours des peuples soit réversible, comme le mascaret. Qu’une immense vague de bon sens remonte le flot des erreurs humaines et que l’on redonne les bords de Cacouna au Peuple de l’aube (pp 108-109). Rendons donc, une bonne fois si possible, à Anthropos ce qui est à Anthropos.
Mais empruntons à Anthropos aussi. Osons. Sans flagosser. Ainsi un élément définitoire de tout cet exercice sera la constance tranquille et la stabilité onctueuse de ce que j’appellerai l’analogon japonais. Charles Sagalane est fou de Japon. Il est imprégné très profondément de cette culture et de cette réalité, tant dans la dimension littéraire que dans la dimension historique, voire ethnologique de cette dernière. Notre scripteur se veut très ouvertement un occidental culturellement nipponisé. Et pourtant, il est très conscient du fait que, oh mon ami, ce n’est pas là une chose simple. N’est pas Japonais qui veut. Pour être parfait, restez simple professerait Sensei (p. 313). Qui est donc ce susdit sensei? On y revient dans une seconde. Pour le moment avisons-nous simplement du fait que ce fou de Japon, perdu à l’intérieur d’une dynamique profondément nord-américaine de voyage, fait infuser au fond de soi la densité de ses références japonaises. Ce faisant, il en valorise les éléments à la fois les plus fondamentaux et les plus simples, les plus usuels, les plus dépouillés. Mais les Japonais ont l’art de ritualiser l’ordinaire (p. 245). Il y aura, donc, à l’intérieur de cette œuvre journalière, un filigrane, profond, senti, tissé dans un ensemble très explicite et très précis de références, à la façon japonaise. Cela déterminera radicalement l’art de ressentir les réalités, de les lire, de les dire. Il se manifestera même une sorte de transposition nipponisée de la réalité canadienne. Il en est ainsi, par exemple, sans rire, de la feuille d’érable canadienne. Je comprends qu’au drapeau canadien flotte une feuille rouge d’érable. C’est le symbole le plus fertile de notre territoire. Notre kôyô à nous. Dans l’œil des coureurs des bois que nous avons été, ces grandes mains tendues, rouges, ont plus de sens que les délicats pétales roses des cerisiers tardifs (p. 163). Tout le journal de voyage sagalanien sera émaillé de ce type particulier d’analogon. Tout, dans l’émotion fondamentale vécue, au cours des différentes étapes du voyage, est imprégnée de Japon, ce grand absent du présent voyage empirique. Chez un gastronome subtil comme Charles Sagalane, cela inclut évidemment la nourriture. Je vis mon Japon comme je le peux. Souvent par le ventre (p. 165). Et cela inclut aussi, évidemment, un certain nombre de détails de la topographie. La chose japonaise se joue tant dans la profondeur immémoriale la plus intime des vastitudes naturelles que… en ville… où on se fait annoncer, ce jour-là, que le mont Royal reçoit cinq millions de visiteurs par année. Parce que le mont Royal est notre Fuji. Sa puissance tellurique nous défend de l’urbanité envahissante (p. 176). L’autre mont Fuji intellectuel et textuel ne quittant jamais l’horizon imaginaire de Charles Sagalane, ce sera le grand maître à penser de tout l’exercice. Et le spécialiste, intemporel et inconditionnel, du haïku, le sensei de tout à l’heure, nul autre que le poète Matsuo Bashô (1644-1694). Littéralement, il accompagne intellectuellement et flotte au-dessus de notre bibliothécaire de survie, comme une sorte de mâne ou de petit saint lige. Quel incroyable moment de poésie! Bashô doit en rigoler sur son nuage (p. 183). Est-ce parce que ce poète du Grand Siècle a quitté notre monde l’année même de la publication de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), lui-même si intempestivement élagué en certaines de nos instances vermoulues? En tout cas, ce maitre du haïku est avec nous. Il nous survole, à chaque instant de cette traversée des espaces. Et il sera toujours mobilisé au service d’une émotion intense et calme. Et, pour le coup, toute cette dynamique japonaise cruciale, s’avère, en fait, un des thèmes centraux de l’ouvrage. Ce rapport au Japon, donc à la langue japonaise, va d’ailleurs nous amener à toucher, imparablement aussi, aux délicates questions de traduction littéraire, très importantes pour l’auteur. Et là, on nous restitue, en toute spontanéité et comme fatalement, la bonne vieille hypothèse ethnolinguistique de Sapir et Whorf (chaque langue découpe son propre costume dans l’étoffe du réel). On rêve toujours implicitement de cette douçâtre hypothèse, dont on voudrait tant qu’elle nous apporte les plus suaves délectations. Ajoutons à mes délectations le concept de komorebi. L’un de ces termes intraduisibles: preuve que chaque langue découpe son propre costume dans l’étoffe du réel. On pourrait parler de «soleil filtrant à travers les feuilles des arbres». Plus généralement, le mot désigne l’interaction de la lumière et de la feuillaison qui filtre sous les arbres… (pp 245-246) Ma foi, le syntagme soleil filtrant à travers les feuilles des arbres, c’est aussi pétant qu’un mot unique et, bon, qui jugera de la radicale profondeur des mots et des syntagmes, dans le sein du fond des choses textuelles? Mais, enfin, laissons là messieurs Sapir et Whorf, que Charles Sagalane n’a pas explicitement inclus dans son aréopage d’inspiratrices et d’inspirateurs (pp 409-413). Touchons plutôt du doigt les personnages et complices (p. 416) qui entrent dans cette nippo-danse avec lui. Effectivement, les différents écrivains et écrivaines avec lesquels Charles Sagalane entre en interaction pour configurer son grand-œuvre bibliothécaire jouent, eux aussi, le jeu Japon. Tout ce qui se passe ici fonctionne un petit peu comme une sorte de bataille des Champs Catalauniques du Japon. Au-dessus du monde réel, biblio-colporteur, voyageur et nord-américain, flotte l’âme japonaise, qui poursuit et amplifie le mouvement et ses émotions, dans le monde aléatoire des brumes aériennes, tout comme l’avaient fait autrefois les belligérants magnifiés des Champs Catalauniques… Ainsi, une des autrices, comparse de Charles Sagalane, a bien capté cette affaire d’analogon nippon catalaunisant. Elle propose même de créer un équivalent du hanami japonais, période où la vie quotidienne se suspend à contempler la floraison rose des cerisiers. «Nous pourrions l’appeler notre Pommami» (p. 192). Pourquoi pas, au point où on en est, parmi nos pommiers en fleurs… Cette stable fascination pour le Japon et pour la chose japonaise se manifestera même dans le cas des objets ordinaires manipulés par l’écrivain, au cours de son travail et de sa quête. Cela nous donne à découvrir un certain nombre de petites réalités concrètes, délicieusement prosaïques, comme par exemple, bien, les calepins d’écriture de marque Midori. Le propos s’amuse alors chafouinement à devenir quasi-promotionnel. Étonnamment, les Midori sont les seuls carnets qui n’ont jamais perdu de feuilles sous mon usage. Ils endurent le canot, les temps humides, le froid et les voyagements sans se détériorer. Je les ouvre à répétition, totalement, sans jamais leur rompre le dos. Sur le granit des îles, ils me servent d’oreiller et de bateau de thé. Comme si leur concepteur avait deviné qu’un bibliothécaire de survie était un rude esthète. Les Japonais, qui ont l’art de l’emballage, ne peuvent s’empêcher de leur adjoindre une couverture de papier paraffiné que je m’empresse de mettre au recyclage. Je me suis plutôt procuré un protège-carnet cartonné qui recueille les souvenirs du Plaza Hôtel et du Hungry Sumo. À mon arrivée, une couverture de cuir prendra le relai — sa couleur d’ambre extraite au fil des jours (p. 315). Pas à dire, on entre bel et bien ici dans une sorte de relation ironique avec le discours publicitaire. Cela prend toute sa dimension bouffonne lorsque, sans sourciller et sans transitionner, l’écrivain nous parle de l’automobile avec laquelle il assure, en méthode, un certain nombre de ses relais de transition entre les périodes de voyages intimes dans la nature. Et évidemment, l’automobile en question, elle est implacablement de marque japonaise et j’ai été frappé par l’évidence: je conduis un véhicule japonais. La Subaru —puisqu’il faut bien l’appeler par son nom— ne se limite pas à son intelligence électronique, ses fluides hydrauliques et sa mobilité à explosion. Il faut lui reconnaître une aisance tenace, une fidélité sans défaut. Quand nous faisons corps sur les voies droites et sans fin des Prairies, elle m’apprend un bonheur de survie inédit: la transe quasi immobile de rouler (p. 295). Japon littéraire, Japon publicitaire, Japon moderne, Japon ancien, tout se rejoint.
Ce savoureux effet Japon nous amène à un autre point extrêmement intéressant et solidement exprimé dans l’ouvrage, celui du profil social du scripteur même. Ce qui est est. Il a voyagé. Il a vu le monde (dont le Japon). Et surtout, notre voyageur se connait. Il connait ses grandeurs, il connait ses limites et il les assume. Il sait d’où il vient, il l’exprime et il se dit. Il est écrivain. Il est poète. Il est communicateur. Il est tertiarisé. Et il ne s’explique pas. Ses justifications, eh bien elles se déploient, par elles-mêmes, dans son œuvre écrite, d’ailleurs superbement maitrisée. Notre scripteur ne cultive pas de velléités pseudo-populaires. Il ne joue pas à être ce qu’il n’est pas. Au contraire, il assume sa position de classe sereinement et ce, avec les conséquences que cela implique. Par exemple, cette fameuse automobile japonaise justement, qu’il doit inévitablement utiliser de temps en temps pour compléter certains des segments de ses voyages… revoyons la bourdonner sur l’horizon clair, un petit peu. C’est une automobile qui fonctionne à la gazoline. Cela porte son lot de conséquences. Elle toussote et crache un peu, je l’avoue, mais je compenserai ses crachats en crédits carbone (p. 294). Tout est dit, ici, sans trop ostensiblement se dire. Partez-moi pas sur les crédits carbones… Ce qui compte surtout ici, c’est la présence diffuse de cette conscience du fait que, oui, il y a des particularités de classes. Elles sont dans le scripteur même. Et elles sont répercutées et très honnêtement répertoriés. Lorsque le bibliothécaire de survie fait référence à certaines de ses rencontres, il est donc très explicite sur le fait que tous les braves gens qui participent à son exercice héroïque de diffusion livresque sont un peu coulés dans le même métal que lui. On aura remarqué que les gens de lettres que je rencontre se ressemblent. Ils défendent un fonds commun de liberté créative (p. 319). Notre scripteur ne se définit pas ouvertement comme un commerçant, mais… il y pense un petit peu. L’idée de vendre des livres… beaucoup de livres… vient parfois voleter dans sa réflexion. La chose pécuniaire ou subventionnaire se rumine discrètement, de temps en temps et ce, tout en restant très explicite sur le fait qu’on a de l’idéal. L’idéal n’est pas de vendre un millier d’exemplaires (p. 247). Oh, oh… La conscience autocritique de classe se manifeste de façon particulièrement aiguë et réussie, chez notre scripteur, lorsqu’il prend intimement contact avec cette mystérieuse mine de granit cachée quelque part au fin fond de son pays d’origine. Il pense alors à feu son grand-père, Jean-Charles, le tailleur de granit. Et c’est là que, tout simplement et de façon fidèlement figurative, il exprime la conscience du fait que, oui, il y a bel et bien eu accession de classe sur trois générations. Et s’est bel et bien opérée là, une appropriation du confort, dans le passage de ce que fut son grand-père vers ce qu’il est, lui, devenu. Une occupation de luxe, où je traite la survie avec la nonchalance d’un enfant comblé. Je suis poète, cher Jean-Charles. Et je navigue parmi les choses sans trop m’y enfoncer. Le granit n’est pas si lourd quand on le fréquente où il dort, dos arrondi, embelli de lichens et veiné de petits atocas. Il n’empoussière pas l’intérieur. Ce n’est qu’un outil de plus dans la patiente révélation du monde. Gâté, je reste lucide. C’est grâce à votre labeur de journalier que je suis ici (pp 201-202). Tout est dit, dur comme la pierre, franc comme l’or.
On est donc ici franco dans un exercice d’écrivain, un exercice de poésie, un exercice qui ne rougit pas de cette gratuité, en son originalité. Et, journalerie journalière du journal, l’exercice se déploie, se décrit. Il se dit, se donne… mais sans bassement rendre des comptes. Or, qui dit poéticité, dit sonorités. Ne suivant pas la cadence, je m’imprègne simplement des sonorités de l’inuktitut. C’est la langue d’un pays sans arbres (p. 227). Notons, ou rappelons… et c’est hautement intéressant… que le rapport établi par Charles Sagalane à la sonorité ne va pas jusqu’au rapport établi à la musique. L’unique manifestation de cette dernière, dans tout l’opus, apparaît sous la forme incongrue d’un tintamarre curieux. Et ce dernier donne nettement le sentiment insolite que l’auteur préfère les sons naturels du silence des vastités aux sons… disons… artificiels. Quand Nietzsche affirme que sans la musique la vie serait une erreur, il n’avait pas songé à la radio tonitruante d’un équipage à plein gaz… Par bonheur, les humains contemplent, lisent, écrivent; sinon, ils produisent du bruit. Le hors-bord se perd au loin. L’eau achève de remuer (pp 204-205). Foin des effets de bastringue nietzschéens, donc. Tout ceci, finalement, porte sur l’écriture textuelle, ses ficelles, sa dentelle… ses silences aussi. Et si on se pose la question de ce que fait ce livre, la réponse coule de source. En réalité, fondamentalement, il nous parle de lui, de lui le livre. II nous parle de l’écriture de nul autre que de lui-même. On notera, par exemple, toute l’énergie avec laquelle le scripteur configure le moment cardinal et ultime de se mettre à l’écriture du livre (pp 335-336). Et on finit par évoluer dans un espace, un dispositif où tout écrit. Tout le monde écrit, tous les êtres écrivent. Même les chevreuils, sibolaque. J’ai appris que les chevreuils écrivent d’un trait direct et sans ratures. À qui entend leur syntaxe de sabots, ils relatent la forêt avec une justesse infaillible. On ne les verra pas se perdre à fouiller le coin (p. 217). L’objet d’écriture le plus fondamental et le plus crucial est évidemment un objet d’écriture japonais. C’est-à-dire le haïku, au sujet duquel on produit une réflexion très articulée et très développée, qui n’est pas sans rappeler celle que nous avait déjà livré Jack Kerouac, en compagnie de Ray Smith et de Japhy Ryder dans son célèbre ouvrage The Dharma Bums (1958). Nous revoici donc en la lancinante compagnie de ces petits poèmes de 17 syllabes qui en ont tant à dire. Quand il faut tenir le monde en. 17 syllabes, le kigo se charge du décor. Toile de fond. Perspective qui campe le tableau. Un seul mot, distillé à dessein, et l’exacte fragrance embaume toute la pièce. La première familiarité que le lecteur prend avec les haïkus, c’est de les voir regroupées par saison. C’est à cela aussi que servent les kigo. Découvrant Bashô au gré des florilèges, j’ai réalisé bien plus tard que ses haïkus étaient inscrits dans le déroulement d’un journal ou d’une suite poétique. C’est dire si le haïku, même dans une trame serrée, conserve son autonomie. Il voyage seul, comme une île. Aux lectrices et lecteurs de survoler la prose de mes Relations pour accoster sur quelques vers, selon les jours et les saisons (pp 379-380). Descripteur très explicite sur sa réflexion, très sensible et très senti sur sa démarche, notre scripteur écrit des haïkus en boucles et, aussi, il revient en boucles sur les problèmes de traduction littéraire. Bon, en termes de traduction, je me sens un petit peu obligé de lui rappeler quand même un fameux aphorisme que l’on doit au grand linguiste français Émile Benveniste. Je glose ici librement. La défaite de la traduction, c’est le mot et le texte court. La victoire de la traduction, c’est la phrase et le texte long. Effectivement, la traduction des petits mots et des textes courts ne gagnera jamais complètement. Alors que la traduction texte à texte, sur la longueur, gagnera toujours. Absolument tout se joue dans les volumes, en traduction. C’est que, comme le disait si bien Hegel, s’il nous manque des mots, nous forgerons des tournures pour le dire… et cela, fatalement, requiert du temps et de la surface. C’est cette problématique du volume des textes qui fait que l’on se doit de dominer délicatement les problèmes de traduction, quand on travaille sur des poèmes orientaux de 17 syllabes. Charles Sagalane nous présente, avec brio, un solide échantillon de ses problèmes de traduction de textes courts (pp 100-103). C’est encore et toujours l’effet Japon qui flotte sur l’exercice ciselé où il a fait ses armes de poète et de traducteur. Et, justement, sur les obsédantes micro-questions de précision linguistique et lexicale, je vais devoir poser une petite crotte (ce que je ne fais habituellement jamais en recension. Mais ici le plaisir ami est vraiment trop vif. Je suis certain qu’on me la pardonnera). Comme cet ouvrage est superbement écrit, ciselé, impeccable… Comme il est rédigé dans une langue qui est de la soierie… Et… surtout… comme je n’y ai trouvé qu’une erreur lexicale unique… Je ne me priverai pas du plaisir chafouin de la partager avec vous, invitant respectueusement l’auteur à remplacer ce mot, abruptement fautif mais totalement isolé dans l’intégralité de son opus, lors d’une réédition. Cherchez ici l’erreur. La discernez-vous? On évoque un patelin qui s’appelle Cap Éternité. Ça ne s’invente pas. Attention, action. Le symbole a de l’ampleur. La formule, du panache. Ce patronyme de cinq syllabes est imparable dans un haïku. Cap Éternité (p. 363). Eh, bien, il s’agit ici en fait d’un toponyme, pas d’un patronyme. Un patronyme, c’est pour les noms de personnes. Oh, oh… machigaï… Mais, ceci dit, bon, on va pas en faire une fondue non plus, hein… L’ouvrage est d’autre part parfaitement impeccable, du point de vue de notre sacro-sainte conformité scribe, orthographique et toutim. Il se lit merveilleusement, en plus. Suavement, aisément. Donc, plus un mot-lexème sur cette petite défaite de mot-lexème, comme aurait pu le dire autrefois sensei Benveniste.
Et puis revenons, pour conclure, si vous le voulez bien, à cet exercice du journal de voyage, dans ce qu’il a de fondamental. Ce que l’on rencontre très intimement, très profondément, dans cet ouvrage extrêmement original, c’est, tout simplement et tout prosaïquement, une version moderne et rafraichie des particularités de la survie. Il s’agit là d’une réalité qu’on connaît beaucoup moins qu’avant. On en perd la touche, alors que nos ancêtres sont censés être des voyageurs, des coureurs de bois et des gens ayant tapissé comme ça toute l’Amérique de leur savoir-faire polymorphe et de leur curiosité sagace. Or, justement, Charles Sagalane, pour avoir sué sang et eau à suivre les pistes ardues et tortueuses de ces mythiques escogriffes que rien n’arrêtait, connait solidement son affaire. Et il est très explicite sur l’admiration qu’il a envers ses prédécesseurs voyageurs. Qu’elle me paraît incroyable, l’endurance des ouvreurs de pistes, voyageurs et trailblazers de notre continent! Ils faisaient en canot ce que je peine à réaliser en auto (p. 328). Toujours lucide et toujours serein, notre bibliothécaire de survie connaît les grandeurs et les limites de son exercice. Il sait qu’il besogne dans l’éphémère. Il sait que ses livres vont finir aux quatre vents, bizounés, éparpillés tout partout, déchirés par la tempête, submergés par les saisons, congelés par la neige, équarris par l’étouffante chaleur estivale, altérés par les inondations et… lus quelque peu. Nous sommes ici dans la beauté cruciale et incontournable de la miniature d’action et du résultat précaire. Une telle aventure possède une essence précaire qui en fait la valeur (p. 50). Fatalement, la matérialité des faits nous rattrape. Et le scripteur déploie subtilement cette aptitude à bien faire sentir l’effet corporel et intime du voyage. Il se blesse un pied, au tout début de sa trajectoire. Et graduellement, il imprime en nous l’intensité rocailleuse de la survie. Elle se manifeste tant en matière de nourriture, que de transport, que de belles lettres. En survie, même le livre a un poids. Les grands bourlingueurs le savent, qui privilégient la lecture en papier bible, les éditions de poche dont on se déleste et les formats numériques (p. 66).
Et alors, bon, puisque l’auteur émaille le tout de son ample démarche biblio-portageuse des haïkus (de lui ou de ses pairs) que le voyage et la survie lui rappellent ou lui inspirent, je crois que, de ma modeste personne, après avoir longuement médité moi-même l’intégralité de ce texte somptuaire, je me dois de faire le plus grand des petits choix, à mon tour. Aussi, je me suis demandé… lequel est le haïku sagalanesque qui nous fait le coup subtil de résumer, en quelques syllabes senties, l’intégralité de l’aventure, tant matérielle qu’intellectuelle, du ci-devant bibliothécaire de survie. Et, catalaunique jusqu’au bout des tifs, j’opte finalement pour celui-ci: étagère pleine chaque théière possède la forme du thé (p. 169, disposition modifiée). Et ici, c’est toujours moi qui cite, mais, cette-fois-ci c’est aussi moi qui parle… pour dire… Pas un de mes haïkus ne peut rivaliser avec cela (p. 163).
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Charles Sagalane, Journal d’un bibliothécaire de survie, Éditions la Peuplade, coll. Récit, 2021, 421 p.
MOI, JE RESTE — HISTOIRE D’UN DEUIL (Anna Louise Fontaine)
Posted by Ysengrimus sur 15 avril 2023
On m’a souvent dit que j’avais du talent pour la chute des poèmes, les mots de la fin. Ainsi, je voudrais terminer cette histoire d’amour en beauté. Que tous sachent qu’elle n’a rien de banal (p. 101).
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Dans ce dense ouvrage, son quatrième, Anna Louise Fontaine est fermement décidée à prendre en charge son discours et ce, sans artifice. Le moment est venu de prendre la parole. Pas pour les autres. Pas pour revendiquer la justice sociale et dénoncer la folie du système. Non! Pour m’exprimer. Sans craindre de ne pas être acceptable. Avec mon ombre et ma lumière. Sans avoir peur d’être jugée ou rejetée. Monstrueuse ou insignifiante. D’être trop ou pas assez (p. 80). Elle se formule enfin ici, la décision explicite de prendre ses distances avec les contraintes de conformité factuelle et interpersonnelle et d’assumer enfin que les choses se disent et s’écrivent dans l’angle, et sous un point de vue, et selon les perspectives d’une sensibilité actualiste qui vibre subjectivement. De toute façon, tout le monde se raconte des histoires (p. 169). Une telle option ne libère pas nécessairement l’autrice de la sensibilité de ses lecteurs et lectrices ou de leur regard. Effectivement, il est très important, pour l’écrivaine en crise, de communiquer ce qui se passe, de se formuler à travers le canal de ses ressentis et de dire ce qui doit être dit, frontalement, même si c’est douloureux. Il y a là une aspiration très profonde, devant laquelle commence même à se dégager un certain regard critique. Peut-être est-ce que je projette mon propre désir. J’avoue écrire pour les autres. Qu’ils sachent que leur aventure n’est pas si différente de la mienne. Si les quelques réponses que j’ai pu trouver peuvent leur servir, ne serait-ce qu’à ne pas se sentir seul, je n’aurai pas écrit en vain. S’ils se reconnaissent dans mes paroles, ils douteront peut-être moins d’eux-mêmes (p. 103). Nous sommes bel et bien dans une situation où des choses ardues seront dites et ce, d’une manière difficile. Le développement est principalement en prose, une prose très sobre, très sentie. La phrase est courte, limpide, sûre. Il y a bien quelques poèmes qui émaillent la présentation, mais ceux-ci ne sont pas aussi déterminants que dans les autres ouvrages de l’autrice. Le prosaïque domine ici. Tenons-nous le pour dit.
On nous présente, dans cet ouvrage, la mise en place journalière des étapes inexorables d’un deuil. Le résultat ultime sera la conquête d’une paix intérieure, l’accession à une sérénité. Voilà. C’est donc à l’émergence cuisante et acide d’un bien être post-mortem qu’on nous convie. Cher Charles, cette fois-ci je ne compte pas me rebiffer. J’accepte ta mort, tout comme le temps qu’on a vécu ensemble. Et je danse sur la musique du présent. Je me sens vivre si fort que je n’ai plus peur de la mort. Je me libère de tout ce qui m’enchaînait. Je prends mon envol comme un cerf-volant quittant les mains qui voulaient le diriger. Je vais danser dans le vent, avec sa brise. Je me libère de la mort, parce qu’elle n’est que la peur de vivre (p. 248). Tout est dit. Rien ne s’esquive. Simplement, le fait est que ce bien-être post-mortem devra s’acquérir de haute lutte. En réalité, il y aura un chemin extrêmement douloureux et sensible à parcourir. Ce sera long, durable, contraignant. Il faudra se donner le temps de stabiliser un résultat perceptuel et émotionnel pas du tout évident, au départ. Se donner tout le temps. Mais le temps prend son temps (p. 208). On évoque le conjoint ayant partagé la vie de l’autrice pendant quinze ans. Charles, c’est un vieil ami. C’est pas nécessairement le premier partenaire de vie et c’est un personnage qui, comme l’autrice elle-même, révèle des caractéristiques sociologiques dument stabilisées. Les deux émanent d’un univers calmement imbu de confort émotionnel… justement, cette tranquillité acquise qui s’effiloche subitement, avec la proximité de la mort. Charles et moi sommes issus du même piège qui nous a valorisés avant que nous ayons pu découvrir notre propre valeur (p. 34). Même s’il est jeune en temps réel, on a ici affaire de fait à un couple âgé, un couple étant subrepticement entré dans le campement bien connu des accommodements et des ajustements. Nous sommes dans ces mondes et dans ces temps où aimer, désormais, c’est… accepter d’aimer. J’avais accepté de l’aimer malgré ses travers et ma place à négocier chaque jour. Je me fichais pas mal du regard d’autrui, des revendications féministes et des jugements psychanalytiques. Comme son ex, je l’aimais malgré moi, malgré tout (p. 169). On en vient vite à sentir que l’autrice vit, en fait, un certain nombre de problèmes procédant de la perte de soi et de l’absorption par l’autre, à l’intérieur de ce couple. La personnalité du susdit Charles était certainement densément présente et assez envahissante. Or, soudain, tout à coup, cette persona mirifique, elle se craquèle et s’effiloche, avec la proximité de la mort et l’effet corrosif de la maladie qui la ronge. Cela entraîne un ensemble de questionnements qui touchent à la fois le rapport de couple et la vie personnelle de l’autrice. Où est ma vie à moi? Il m’arrive même de me demander si je l’aime encore. Qu’est-ce qu’aimer signifie dans ce contexte? Être au service de l’autre? Répondre à ses désirs, alors que je ne suis plus attentive aux miens? L’impatience me guette. La honte aussi, de faire passer mes besoins avant les derniers souhaits d’un mourant (p. 124). Indubitablement, ici, en cette crise de fin de vie, on perd ses repères conventionnels et on en vient à entrer, assez frontalement, dans des questionnements, notamment au sujet de cette curieuse merveille fripée et problématique que prétend, toujours un peu malgré nous, être l’amour. Je ne me rappelle plus ce que j’aimais de lui. Je me demande parfois si celui que j’aime n’est pas déjà mort et ce que je fais là, à répondre aux exigences d’un pauvre dément. La maladie n’a pas seulement pris son énergie et sa santé, elle m’a volé mon amoureux. Ce soir, je suis bien triste. Notre histoire m’échappe. Elle est remplacée par une caricature. Ce soir, je suis furieuse. Mon amour est mort. Ce soir, je suis bien seule (p. 150). On fait pourtant face ici à une opportunité, cruelle, virulente, fatale, pour l’autrice de réorganiser sa pensée, de reconfigurer sa vision et de s’installer dans une dynamique où finalement la place donnée à l’autre sera graduellement remplacée par la place que l’on se donne à soi, selon une logique autonome qui, implacablement, prendra corps. J’ai le choix des souvenirs que je me fabrique, de ce que j’ai aimé en lui et de ce que j’ai détesté. Et j’ai à jamais la possibilité de me rappeler de cette relation comme d’un grand amour. Qu’importe ce qui n’était pas parfait. Je n’en retiens que ce qui me plaît. De toute façon, nous créons notre réalité et celle de nos souvenirs. J’avais besoin d’écrire, de danser et d’aimer… et comme Charles passait là… par hasard ou peut-être pas… (p. 159). L’homme qu’on quitte, c’est l’homme d’un temps et c’est aussi ce temps qu’on quitte. L’homme que la vie nous force à abandonner, à cause de la douleur et du déclin dû à l’agonie, va se trouver graduellement remplacé, en nous, en notre être, par le souvenir qu’on décide d’en instaurer et ce, tant dans la joie que dans la peine. C’est ce que je garderai en souvenir. Un homme qui dansait pour se libérer des ténèbres (p. 143). Et c’est l’ensemble des luttes, des conflits et des difficultés d’ajustement qui se rappellent à nous, dans cette vaste aventure de réécriture des rapports à l’autre. Quand on a trop soif, l’amour peut nous tuer. Familles disloquées, projets avortés, coups du sort assénés par des femmes incapables d’aimer plus fort que leurs blessures (p. 17). Bousculé ainsi d’avoir vécu, voici que les choses se précipitent et que Charles est aussi bousculé, du simple fait de devoir mourir. C’est que s’installe maintenant l’intensité de la problématique constante des délais. En combien de temps, les choses vont-elles se boucler? Combien de capsules d’énergie temporelle devra-t-on encore engager? Comment faire pour marcher chacune des dalles, pour descendre chacune des marches du torve escalier du déclin vers le décès et vers le deuil. On ne veut pas que cet emploi du temps change, on veut qu’il reste stable, prévisible, adéquatement annoncé, configurable. Or, ce qui avait été dit initialement vaut-il toujours? Ou alors se laisse-t-on suavement surprendre par la contrariété que nous suscite le fait que, contre toutes attentes, la mort se met à temporiser. Le médecin a parlé de quelques mois encore. Trois peut-être. Ça me paraît beaucoup de jours à ne vivre qu’en fonction de Charles. Je dois absolument me débarrasser de cette impression. Si je n’y trouve plus aucun plaisir, j’ignore quel sera ma décision. Je sais qu’elle sera difficile à prendre (p. 139). Osera-t-on tout dire? Ah mais meurt donc, maudit verrat, c’est moi que tu tues, de te trainer en crépuscule, comme ça.
On l’a dit, en ouverture: aujourd’hui on va pas se mentir. Côtoyer le conjoint agonisant c’est aussi faire face aux stigmates d’aliénation que cela fait puruler en soi-même. Au premier chef se manifestent les sempiternelles culpabilités anciennes, corrélées par agglutination au drame de la mort, y compris dans la dimension fortuite de ce dernier. Du même coup, se réveille cette vieille croyance d’avoir été responsable de la crise cardiaque de mon grand-père. Bien que je sache que c’est folie de croire pareille chose, la blessure s’ouvre et me fait encore souffrir (p. 175). Mais, plus profondément, ce qui s’installe, c’est la conscience douloureuse du fait qu’on ne peut rien, qu’on ne peut pas empêcher la fatalité qui s’impose et que d’avoir cru être la démiurge des forces qui nous dominent amène tout simplement à faire entrer l’humilité par toutes les portes du fort. Car c’est une illusion que de croire sauver les autres. Un remède à l’angoisse de ne servir à rien. La seule aide que je puisse apporter, c’est regarder l’autre avec confiance et l’aimer selon les élans de mon cœur. Sans me poser trop de questions (p. 63). Oh, si cette conscience est si douloureuse, c’est bien que les angoisses fondamentales qui touchent le caractère objectif et intensif de l’existence globale reculent, assez vite et assez mesquinement, devant les petites remises en question, plus chenues, plus serrées, plus ternes du rapport subjectif et intersubjectif entre les êtres ordinaires. Les culpabilités qui s’installent alors, en une dimension douloureusement autocritique, ne sont pas bien rigolotes à contempler. Encore plus profondément est enfouie une autre culpabilité. Celle d’avoir été dominée, d’avoir cédé devant tes colères et d’avoir enduré tes sarcasmes à peine voilés sur ma conception du monde et de la vie. J’en ressens une honte que j’ai peine à nommer. C’est pourtant cette dévalorisation qui m’a poussée à me définir et qui m’a obligée à m’affirmer. Dans cette confrontation, j’ai trouvé la force de m’exprimer et de manifester ma différence. Ce qui semblait me condamner à m’écraser a fini par me donner confiance. Je me suis choisie (p. 237). Et c’est au tour de la continuité de la vie, de la dimension de réflexion aigre du bilan critique, de déployer la crise du rapport de couple aux vues d’une sensibilité féminine contemporaine. Reste alors le fatras des obligations journalières et crépusculaires qui, de par la mort et de par l’agonie, se désossent, se décarcassent, se démolissent. Autrefois, on se mariait obligée si on se retrouvait enceinte avant le mariage. Eh bien, je ne veux pas vivre obligée pour répondre aux normes, aux attentes, aux besoins des autres. Et je ne veux plus me sentir coupable (p. 48). Et toc. Toute la virulence critique à l’égard du conjoint même s’installe désormais. Elle est non-coupable. Et les différences de vision du monde jaillissent. Ayant déterminé le cercles des tensions, du simple fait de mourir, le couple subvertit ses conventions. JE deviens veuve. Il faut que JE s’en accommode. Et, après tout, eh bien, je serai débarrassée de cette partie de lui qui s’imposait à moi. D’une façon qui, bon, n’était pas toujours plaisante, vu qu’elle procédait du débat de fond, de la guerre ouverte des idées. Il m’a toujours trouvée naïve avec mes médecines vibratoires et ma foi dans les forces de guérison, surtout les invisibles, celles qu’on n’a pas encore mesurées. Je n’osais même pas en parler de peur d’être raillée (p. 128). Évidemment, notre autrice oscille et se balance dans les différents stigmates douloureux que lui suscitent ce terrible affranchissement semi-involontaire. Après tout, elle est tellement nourrie par le besoin que les autres puissent avoir d’elle… que la disparition de l’autre l’amène quand même à se demander si ce n’est pas, carrément, sa propre fonction d’existence, qui disparait avec l’autre, et de par l’autre. Quelle relation puis-je avoir avec les autres s’ils n’ont pas besoin de moi? Quand je n’ai rien à apporter que moi-même? Encore une fois, pour apprendre à aimer, je dois repartir à zéro (p. 33). Et repartir à zéro, devant le mur livide séparant ici la vie de la mort, c’est fatalement prendre à bras le corps la problématique fondamentale de l’être.
On en vient, crucialement, à rejoindre les questionnements métaphysiques que la douleur cuisante et décapante du deuil active ou réactive en soi. Qu’en est-il, notamment, du surnaturel et de notre rapport à ce dernier? Charles est maintenant mort et, pourtant, il ne disparait pas si facilement que ça. Je conserve un doute. Pourtant, je sens ta présence, ténue, il est vrai, lointaine, mais réconfortante. Qu’en dirait un psy? Étapes du deuil. Déni. Communication avec l’au-delà. Ou mystères de l’amour et de la mort? Peu importe. Chacun sa vie, chacun sa mort, chacun son histoire (p. 179). La mort de l’autre, de surcroit, cela nous force inexorablement à penser à notre propre mort, à s’y préparer, à s’y apprêter, à vivre la crise permanente de cette glauque rencontre à venir. Et on en vient à se demander si on ne cherchera pas un petit peu à tricher cette ultime joute. J’ai beau imaginer ce moment depuis fort longtemps, je suis loin d’être certaine que je saurai laisser venir la mort sans offrir de résistance. L’instinct de survie est si puissant. Ce sera plus facile quand je n’aurai plus rien à dire, que je me connaîtrai de fond en comble et qu’il sera temps de passer à un autre mystère. À vrai dire, je n’en sais rien du tout (p. 148). D’autre part, si ces choses étaient déterminées, s’il y avait quelque chose de supérieur qui nous dépasse, peut-être que cela nous permettrait de pouvoir suggérer un cadre de compréhension pour tout ce fourbi terrifiant. Et, justement, ne fusse que pour calmer un peu la révolte de notre entendement face à cette situation illusoirement sécurisante, on aime parfois à se dire qu’il y a quelque chose d’organisé, quelque chose qui nous autorise un peu de nous réclamer d’une signification fondamentale. Existe-t-il un Plan? Ou les choses se déroulent elles au hasard? Si tout est écrit, qu’en est-il de notre liberté? Quel est l’auteur qui aurait prévu tous les dénouements? Abritons-nous chacun un réalisateur qui veut mener son œuvre à terme? Ou alors, existe-t-il une version sublime de nous-mêmes à laquelle nous nous comparons quand les circonstances nous y forcent? Y parvenons-nous ou, en tant que création inachevée, errons-nous sans percevoir les indices semés sur notre chemin? (p. 70). Incontestablement, on entre en cosmologie. On s’oriente inévitablement vers les choses supérieures et, depuis cette chaise étroite sur les abords d’un lit d’hôpital, on cogite. Et, au fond, comment le rejoindre autrement, ce terrible cosmos? C’est un peu comme lorsque je regarde les nuages jusqu’à réaliser que je suis sur une planète qui tourne dans l’espace. Mourir, c’est se libérer de limites. Je tente d’abolir les miennes, de m’alléger des contraintes matérielles pour accéder à cette liberté sans frontière. Tu m’en donnes le goût (p. 201). Et, après la Cosmologie, voici qu’entre en ligne de compte l’implacable Sociologie. Non seulement nous baignons dans un univers matériel qui nous submerge, nous enveloppe, et face auquel on ne peut que se questionner à propos des provignements qu’il a peut-être… mais nous sommes aussi cernés dans un dispositif collectif intersubjectif. Il en est indubitablement porteur, lui, de cette signification au brasier de laquelle on tient tellement à se réchauffer. Cette flamme qu’on partage avec d’autres. La vie est-elle communication? Serait-elle amour? Humanitude sans doute (p. 74). Cosmos et Société, faut-il obligatoirement mourir ou voir mourir pour un peu se décider à vous appréhender? Bon, on parle beaucoup du monde réel, de la réalité objective, du fait que tout s’impose à nous comme si cela venait de l’Extérieur, de Creux et de Loin. Et si, au fond, cela venait de l’Intérieur? Même la douleur. Même la mort. Même sa compagne de route terrible, la lente maladie… Mais n’importe quelle maladie répond à notre subconscient. De mon point de vue, la cause première n’est jamais physique. Ce qui m’intéresse, c’est de retracer le déclencheur psychologique (p. 157). Et, entre monde cosmologique, monde sociologique, réalité intime de la psychologie intérieure, on en revient de toute façon au centre du cercle, celui d’où émane tout le tout du tout de la réflexion et du tout du discours. Ego. Revenons à cette fameuse question. Qui suis-je? Que répondre qui ne soit des faits ou des actes? Je suis de l’amour qui cherche à aimer. Je suis un élan qui tente de s’envoler. Je suis une danse sans but. Sans raison. Sans limite. Je suis la vie incarnée par défi, par jeu, par curiosité. Je suis. Et je suppose que c’est suffisant (p. 41). Suffisant, on sait pas. Nécessaire, en tout cas.
Entre les étapes du cheminement du deuil dans leur dimension ordinaire, puis la crise maritale qu’elles révèlent, puis l’extase métaphysique problématique et contrastée qu’elles imposent, on finit par accéder à la radicalité d’affranchissement que toute cette lancinance instaure. Et alors… est-ce que c’est qu’on se rassérène ou est-ce que c’est qu’on abandonne? Je ne sais plus très bien faire la différence entre démission et lâcher prise (p. 27). Il n’y a rien à redire. Un deuil au soir de la vie, c’est fatalement un bilan de vie. Et cela oblige à se demander si on devrait pas, nous autres aussi, le refermer, le grand livre de cette susdite saudite vie. Et ça, c’est toujours quelque chose qui se joue avec une très nerveuse ambivalence impressionniste. J’ai parfois l’impression d’avoir assez vécu. Que le reste de mes jours est un cadeau à savourer. J’ai fini par admettre qu’il n’y a rien à faire. Je n’ai qu’à être au présent. Je laisse en héritage, à mes enfants et les leurs, les monstres de mon passé, un à un apprivoisés et les blessures guéries et pardonnées. Ils pourront ne garder en mémoire que l’amour et le courage des générations qui les ont précédés. Car cela seul existe, en dehors des illusions (p. 162). Par bonds, les choses cessent d’exister autour de nous et l’on se voit dans l’obligation de se dire que c’est un monde en métamorphose qui, graduellement, nous entoure et qu’il est de moins en moins méritoire de chercher à s’y agripper. C’est notre propre existence qui s’étiole. Et cela nous insensibilise vachement, quelque part. D’ailleurs, je ne souffrirai que si je désire des choses qui n’existent plus (p. 189). Bon évidemment, bien sûr, il y a la pérennité, il y a le rapport à l’écriture, il y a le fait de laisser des traces scripturales de l’expression de nos émotions et de nos savoirs. Quelques notes nous survivront à peine le temps de notre mémoire et broderont sur nos cils les perles de nos souvenirs attendris et infidèles (fragment d’un poème, p. 68). Sauf que, qu’en est-il vraiment de toute cette dynamique? Elle aussi, elle ne peut revêtir qu’une dimension incroyablement éphémère, fallacieuse, douteuse, illusoire, transitoire. Et le fait est, finalement, au bout du compte, qu’après le tourment coupable de l’autrice, après le destin tragique de Charles, après les tours insondables du moyeu de la roue de cette vie qui continue, que reste-t-il d’autre que d’aspirer à être soi et à enfin respirer l’air, le bon air simple qui remplit nos poumons et nous ramène à cette vieille notion fripée, esquintée, historicisée. Celle du bonheur. Être heureuse, parce que je m’en octroie le droit. Être confiante, parce que c’est mon choix physique, psychologique, spirituel, politique. Même s’il est insensé. C’est mon pari pour le sens de ma quête. Être satisfaite, parce que tout est un cadeau, une grâce accordée. Je ne ferai plus taire l’enfant que je suis restée, qui réclame sans cesse de grandes aventures. Aucun moment n’est anodin et il peut m’entraîner dans les plus folles enquêtes. C’est le même fruit qu’hier, à goûter, là, encore dégoulinant de saveur. J’entends ceux qui se plaignent, mais je leur donnerai ce goût de liberté à vivre sans hésitation. Car il n’y a plus une seconde à perdre, avant de partir en voyage. Pas un seul doute à considérer, avant de déclarer que je suis exaucé (p. 54). Vivons, oh oui, vivons. Ça ne vient quand même pas de se terminer pour tout le monde…
On dispose donc maintenant, émanant de cette autrice, des opus suivant (au moins). Un ouvrage portant sur sa crise personnelle (Les démons de la sorcière, 2012), un ouvrage portant sur l’agonie de sa mère (Comme deux cerfs-volants, 2014), un ouvrage portant sur l’accompagnement d’une patiente psychiatrisée (Folle à délier, 2017), et maintenant un ouvrage portant sur les étapes journalières la menant vers le deuil de son conjoint. Alors, après quatre puissants ouvrages de ce type, Anna Louise Fontaine va, je pense, devoir faire un petit peu une sorte de bilan. Elle pourrait, mettons… se dire qu’elle pourrait possiblement maintenant envisager de varier les thématiques. Nous sommes, en effet, ici dans un monde de fixations, de scotomes, de hantises. Dans Comme deux cerfs-volants, l’autrice encadre… donc… l’agonie de sa vieille mère. Et maintenant, la voici qui encadre l’agonie de son conjoint Charles. L’analogie patente entre ces deux thèmes lui est-elle venue à l’esprit? Euh… je pense que… euh… oui. Lisons. Je reconnais chez Charles, dans ses yeux, dans ses paroles, ce que je voyais chez ma mère à mesure qu’elle s’éloignait de nous. Comme s’il cherchait à suivre ses propres pensées (p. 113). Au temps de sa maladie, ma mère m’a avoué que son plus grand bonheur aurait été que je reste sans cesse à ses côtés. Je devine que Charles veut la même chose (p. 137). Comme pour ma mère, je pense que ce moment n’arrivera jamais pour vrai. La force de mon amour n’y peut rien (p. 143). Je ne veux pas me mentir. Il y a bien quelque chose qui me relie à Charles, mais quoi au juste? La même chose qui m’a gardé près de ma mère confuse pendant trois ans. Ce goût de lui faire sentir qu’elle n’était pas abandonnée, qu’elle n’était pas seule? Comme elle, Charles ne voudrait jamais que je le laisse seul. Jour et nuit, il me voudrait à ses côtés (p. 153). On en vient à comprendre que, quelque part, Anna Louise Fontaine, fait la même chose… qui est, comme elle nous le signale en toute sincérité, de trimer à aider les autres pour se définir elle-même. Aussi, corollairement, comme fatalement, elle écrit, plus ou moins, toujours le même livre. Il serait peut-être temps qu’elle se dise que les pages, nombreuses, de cette série de douleurs récurrentes, sont maintenant tournées. Il est bel et bien encapsulé dans la camera obscura, désormais, ce scotome si douloureux pour l’œil et pour l’émotion. C’est rédigé, c’est plié, c’est broché et on pourrait peut-être sérieusement envisager de traiter d’autres thèmes ou, pour dire la chose plus prosaïquement, de passer à autres choses. Mais… mais… mais… Mais ce n’est pas ainsi que ça se passe. Il ne suffit pas de cacher une douleur pour qu’elle disparaisse (p. 12). En matière d’écriture, très souvent effectivement, l’obsession fonde l’action. Et pourtant, il y a une écrivaine remarquable dans cette autrice et on sent qu’elle a encore des choses à nous dire, distinctes de celles qui se sont manifestées dans la séquence de ses quatre derniers ouvrages. Elle est ainsi, par exemple, très juste et très fine dans l’évocation de l’enfance. Peut-être qu’un jour elle se décidera à nous amener rejouer avec elle au ballon chasseur, sous le soleil tranquille des Trente Glorieuses. Et sa première quadrilogie sera alors à percevoir un peu comme un lot d’ouvrages introductoires. Une sorte de mise en forme, crevant des abcès, et amenant vers une écriture justement plus heureuse, déjà si densément latente entre les lignes des stries du deuil présent. Comme à la fin des vacances, lorsque je devais quitter ma cousine adorée. Je retournais à l’école que je voyais comme une prison où purger ma peine jusqu’au prochain été de rire et de liberté. Oh, bien sûr, j’avais quelques amies et du plaisir à jouer au ballon chasseur à la récréation. Mais j’avais laissé le paradis derrière moi. Je suppose que mon deuil ressemblera à la rentrée de septembre. Je reprendrai mes activités, mais il manquera ce qui donne du pétillant au vin et du sourire aux yeux (p. 132). Bien dit, je seconde. Mais aussi… je nuance.
Suggestion respectueuse d’un lecteur assidu et ami de tout le corpus. Il faut en venir à se dire, bon, finalement, il y a la musique et toutes ces chansons. De si jolies choses à jouer, à chanter. Bon, finalement, il y a la gastronomie. De si bonnes choses à déguster. Et toutes ces choses ne sont jamais que de merveilleux fruits et de merveilleuses rhapsodies, sans plus. Ils nous attendent. Avouons-le. Moi, je reste. Et après tout, la vie charnue, savoureuse et harmonique, eh bien elle reste avec moi… Pourquoi ne pas désormais en profiter? Y compris en continuant de si voluptueusement nager dans des torrents d’encre.
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