Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Archive for avril 2013

Acrostiches de personnes et de villes

Posted by Ysengrimus sur 15 avril 2013

Fabriquer des acrostiches est avant tout un acte sentimental. Quel amoureux ou amoureuse ne s’y est pas adonné un jour ou l’autre? On charpente tout spontanément ce type d’épigramme-sigle au sujet d’une personne ou d’une chose qu’on aime, qu’on admire, qui nous suscite un sain et stimulant sentiment de hantise. Synthétiser la pensée d’un philosophe important, la trajectoire d’un artiste majeur, ou résumer l’impact ethnoculturel d’une ville sous forme d’acrostiche est un exercice qui nous place donc à mi-chemin entre pulsion poétique et travail intellectuel sur des faits ou des notions. Le message s’encapsule bien différemment que dans un (micro)essai mais reste un petit peu moins exploratoire ou évocateur que dans un poème. C’est une manière insolite de syncrétisme des genres. En parka, voici mes treize acrostiches de personnes et de villes.

 Un dessin de picasso

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ARMSTRONG

A rrêté au début du siècle dernier pour petite délinquance urbaine, il se
R etrouve en maison de correction. Il avait vécu très modestement avec
M ayann, sa mère, et sa sœur, son père ayant quitté le foyer. Un jour, il
S onne la soupe avec le clairon de la prison et la cruciale musique jaillit. La
T rompette sera sa vie. Inspiré par le playing hot de Buddy Bolden et de la
R imbambelle de musiciens de rue du temps, il finit par accompagner King
O liver à Chicago… Ce sont les années folles, les Jazz Years. Le rude son
N éo-orléanais monte au nord. La vive ritournelle américaine attendait son
G énie. Le sublime Louis sera celui là. Il fera de l’artisanat du Jazz, un Art.

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HEGEL

H ors monde, abstraitement, il commença par ériger une métaphysique. Il voulait
E xtraire les grandes catégories de l’existence et en faire en exposé complet, net et
G lobal. Mais plus il stabilisait ces catégories, plus leurs mouvements, leurs réciprocités
E t surtout les contradictions motrices fondamentales les reliant en une crise permanente
L e frappait. Il bazarda donc finalement sa métaphysique et fonda la dialectique moderne.

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KEROUAC

K ermesse roulante, feu nourri, fourgon ferroviaire lancé vers une
E spèce de soleil couchant tonitruant, rouge sang. Le lendemain un
R outier méconnu qui s’appelait Beaudry te conduit plus loin. Tu
O uvres pour lui, le soir venu, une boîte de macaroni. Tu les cuits sur
U n petit feu de camps, au fin fond d’un désert paumé et froid. Une
A mitié veut naître. Des paroles et des regards sont échangés mais, et
C’est là la loi de la route, il faudra se séparer et renouer avec les villes…

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MARX

M ordez-vous à l’hameçon crochu qui traite le matérialisme historique en chien crevé,
A lors que le capitalisme continue sa fétide mutation, pivelé de tous les symptômes de sa crise:
R acisme, sexisme, discrimination de classe, ploutocratisme, phallocratisme, homophobie,
X énophobie, ethnocentrisme? Pensez-y: l’analyse rationnelle de notre monde reste à faire…

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MOZART

M yriades harmonieuses de bruits tempérés
O rganisés comme le mouvement sûr et subit de l’éclair.
Z ébrures instrumentales si chamarrées mais si limpides
A rrangées fort systématiquement. C’est un vaste jardin contrasté.
R adicale beauté. Exaltation nette, complète, maximale du son.
T out se tient, rien ne manque. C’est la Musique pure.

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OUAGADOUGOU

O n te veut du bien. On t’éduque, te civilise, te revigore, te modernise,
U nifie tes différents groupes ethniques, pour le meilleur et…
A h tu résistes, tu te rebiffes, tu doutes de la bonne foi coloniale occidentale?
G arde ton calme, C’est bon. Décolonisation. On s’en va. On reste bons amis, mais on part…
A h tu résistes encore, tu te rebiffes derechef, tu doutes maintenant du crédo post-colonial?
D onc je reprend, juste pour toi, calmement, sans m’énerver pour que tu piges bien:
O n te veut du bien. On t’éduque, te civilise, te revigore, te modernise,
U nifie tes différents secteurs économiques, pour le meilleur et… mais…
G arde ton calme, j’ai dit. C’est bon. Ça baigne… tu n’es plus une colonie, j’ai dit! Écoute bien:
O n te veut du bien. On t’éduque, te civilise, te revigore, te modernise,
U niformise tes crises politiques successives, pour le meilleur et… ah… mais tu es têtu, toi!

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PARIS

P our prétendre sans fléchir, ni flancher, ni faillir être le sublimissime centre
A dministratif, politique, économique, démographique et culturel soit du
R oyaume de France, soit de la République Française (c’est selon),
I l faut quand même une fichue de forte dose de Faconde, de Largesse, de Grandeur, de
S uperbe. Et tu les as, que tu les as donc, battue par les flots de lumière que tu es…

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PARKER

P our tout dire, c’était un de ces saxophonistes du Missouri qui
A vait la biscornue habitude de jouer, en les distordant fort, des
R engaines de compositeurs. Un gros oiseau matois et subtil qui débarquait de
K ansas City et qui avait juste pas envie de payer les droits d’auteur,
E t tout le tremblement, sur les partitions qu’il déconstruisait. Il
R évolutionna donc tout le Jazz, comme ça, pour pas se faire chier.

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PÉKIN

P oint de départ de la plus ancienne des civilisations humaines. Soc des mondes.
É ternité historique. Mosaïque de tous les archaïsmes et de toutes les modernités.
K iosque planétaire, cyber-bazar, foire aux talents, marché multicolore aux denrées polymorphes.
I nfluence grandissante. Puissance croissante. Majorité terrienne. Arbitre d’un siècle nouveau.
N ul ne peut espérer contourner timidement l’imposant carrefour concentrique que tu fus, es et sera.

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PICASSO

P eindre, il y a cent ans. Ce n’était plus si évident, naturel, ou novateur.
I l y avait déjà le daguerréotype, la photographie, la cinématographie.
C es machines inertes, puissantes, saisissaient déjà le figuratif sans faille.
A llait-on assister à la disparition du peintre, comme à celle du rémouleur?
S auf que l’exploration de la profondeur des formes et de la crise de notre
S aisie du réel à travers l’image, de la folie des volume et des couleurs qui
O bsède nos sens, le peintre s’en souciait trop peu. Depuis, il en est le maître.

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RIMBAUD

R ibambelle verbale s’imposant pour jamais,
I magerie concrète, cliquetis de pastilles,
M essage chamarré bousculant le surfait,
B alisant la surface, reprenant des Bastilles
A u pif des douaniers bien Assis, bien replets.
U ne Nina te dit: «Nenni, reprend tes billes».
D e cela tu nous tires les Voyelles du Sonnet…

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SPINOZA

S agesse,  tu es un vain programme, conformiste et creux, si la Rationalité manque.
P erfection géométrique abstraite, laisse nous donc lire les scolies qui rajustent le tout.
I ntelligence vive, déductive, ne dévie pas de la justesse du fait qui te rabote de partout.
N ier c’est agir, c’est déterminer notre flux d’existence, c’est de faire autant que de dire.
O rganisation conceptuelle, tu te passes bien mieux du mot pauvre que de l’être riche.
Z ones grises du raisonnement, la doxa philosophique ne vous comble pas nécessairement.
A théisme secret, tu ne dis pas ton nom mais oh, tu agis comme un acide puissant et lent.

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VILLON

V ilain cabochard, ripailleur fortiche
I  l courait la gueuse, rimailleur félon,
L éguant des biens qu’il ne détenait pas.
L argesses de gueux, disert, fol et dont
O n sait qu’il signait tout, en acrostiches…
N ul ne fut poète comme ce chien là.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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PICASSO, en cinq petits tableaux chrono…

Posted by Ysengrimus sur 8 avril 2013

PICASSO, Autoportrait (1938)

Il y a quarante ans pile-poil mourrait Picasso. Et Picasso, comme Shakespeare et Mozart, c’est un borborygme global qui bouge en nous. Il est là. Il remue. Omni-immanent, il nous traverse. Je ne vais rien faire d’autre ici que de vous parler de Picasso en moi. Une petite rétrospective en cinq moments (1973, 1983, 1993, 2003, 2013) de l’existence autonome du Monstre Immense en mon antre. Il est impossible de faire autrement, avec ce gars. Voici donc (mon) Picasso, en cinq petits tableaux chrono…

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1973: J’apprends drolatiquement la mort de Pablo Picasso (1881-1973). Je tiens la nouvelle d’un autre vieil ami, le Beatle Paul McCartney. Il ne me l’annonce pas privément, naturellement. Il me le chante haut et fort sur son album tube planétaire: Band on the run (1973), dont le verso de pochette était, déjà en soit, un petit morceau d’art brut.

Et McCartney & Wings donc, de chanter:

The grand old painter died last night, his paintings on the wall
Before he went he bade us well and said goodnight to us all…
Drink to me, drink to my health, you know I can’t drink any more (bis)
Three o’clock in the morning, I’m getting ready for bed
It came without a warning but I’ll be waiting for you baby, I’ll be waiting for you there, so…
Drink to me, drink to my health, you know I can’t drink any more (bis)

Le vieux peintre illustre est mort la nuit dernière, avec ses tableaux aux murs
Avant de partir, il nous a laissé ses bons vœux. Il nous a tous dit: Bonsoir…
Buvez en mon honneur, buvez à ma santé
Car vous savez, moi, je ne peux plus boire maintenant.

Trois heures du matin, je m’apprêtais à me mettre au lit
C’est arrivé sans sommation. Mais je vais t’attendre mon chou, je vais t’attendre là-bas. Aussi…
Buvez en mon honneur, buvez à ma santé
Car vous savez, moi, je ne peux plus boire maintenant.

(Paul McCartney & Wings, Picasso’s Last Words (Drink to me), sur l’album Band on the run, 1973, neuvième plage)

Une mort sereine de grand arbre. « Oui, ça semble avoir été une mort très tranquille: Buvez à ma santé, j’ai encore un peu de boulot (il préparait une grande expo). Il bosse, il se couche et ne se réveille pas. Chapeau! » (Jimidi dixit). Moi, sur le coup, j’ai quinze ans, je n’en fais pas trop de cas. Je connais la murale Guernica et les différentes colombes de la paix de Picasso. Je sais qu’il a interdit qu’une de ses murales retourne en Espagne tant que Franco y sera dictateur (sans avoir jamais vu ladite murale). Je sais que c’est un grand peintre et un homme de gauche. Cela lui vaut tout mon respect. Mais on meurt tous un jour, hein, et moi, ado de chair et de sang, je vis. Je craque de sève et de pétulance. En 1973, les deux Paul (McCartney et Laurendeau) se soucient bien trop de musique et de chanson populaire et pas assez de révolution rétinienne. J’entends juste les dernières paroles anecdotiques d’un vieil artiste début de siècle qui vient juste de mourir (et je cherche à décoder les deux drôles de petits talkings touristiques, en français, bien sûr… pendant les deux solos de clarinette de cette balade pop bien biscornue). j’ai pas encore tout à fait compris combien profondément on habite littéralement les différents replis contemporains et modernes de l’œuvre et des hantises visuelles extraordinaires-devenues-ordinaires du gars qui vient de partir. Circa 1979, un copain de fac hirsute et pété dira: On vit dans Hegel. Je rétorque désormais:  Non, dans Picasso

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1983: Je m’installe à Paris. Un an plus tard (1984), je rencontre celle qui deviendra ma meilleure amie de tous les temps, mon épouse. Elle possède de formidables atouts et aussi de beaux objets. Parmi ceux-ci figure en bonne place une jolie affiche punaisable (dans le temps, on disait un poster) du Portrait de Dora Maar de Picasso (1936). Je l’ai tellement contemplée. La voici:

PICASSO, Portrait de Dora Maar (1936)

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Mon épouse et moi, on s’est beaucoup amusés, à l’époque, du fait que ce portrait de l‘artiste peintre Dora Maar ressemble vraiment beaucoup en fait… à un portrait, qu’aurait fait Picasso, de mon épouse, justement! Aussi, pour ne pas laisser ce sublime souvenir en reste, j’appellerai ici mon épouse: Dora Maar. Elle en a d’ailleurs l’ardeur, la tristesse, la colère contenue, la force tranquille militante. Je ne peux que souhaiter qu’elle aura aussi la magnifique longévité de la vraie Dora Maar (de son vrai nom Henriette Théodora Marković – 1907-1997). Alors (ma) Dora Maar et moi, on bouge dans Paris, on passe de résidences étudiantes à apparte minuscule. Puis c’est le Canada, Québec, puis Toronto. Comme tout notre bazar bringuebalant, le Portrait de Dora Maar en affiche punaisable se fait rouler, dérouler, froisser, malmener. Pour éviter qu’il ne finisse par tomber en capilotade, on décide un beau jour de le faire laminer sur bois. Cela nous coûte trois fois rien et le résultat est impeccable, pour tout dire: magnifique. Ma Dora Maar est enchantée. Tout baigne, jusqu’au jour où sa sœur nous visite et avise notre Portrait de Dora Maar. Elle nous rabroue alors un petit peu en nous faisant valoir, non sans un doigt de snobinardise, qu’il est de fait choquant de donner, par une basse astuce technique, à une vulgaire affiche punaisable l’allure d’une toile, d’une reproduction, presque d’un original. C’est comme si on cherchait à faire croire aux gogos du tout venant qu’on a un Picasso dans notre salon. Avec mon sens habituel de l’iconoclastie dentue et bien tempéré, je fais patiemment valoir à ma respectable belle-soeur que ce laminé est ici pour notre plaisir personnel et non pour manifester le moindre standinge social dont on n’a cure. L’anecdote me restera longtemps à l’esprit, comme manifestation spontanée et percutante du genre de poudre à canon (aux yeux) de frustration et de mépris de classe que peut engendrer la conception bourgeoise de l’art pictural, quand elle troque le simple plaisir rétinien pour les rodomontades de la frime mondaine. On a toujours, au jour d’aujourd’hui, notre Portrait de Dora Maar. Il se repose, pour le moment, sur une des étagères supérieures du grand placard à vêtements. Il fait désormais ready-made derrière une caisse de photos et une pile de chandails. Il se dissimule à demi (ou pas), en attendant de pleinement revenir nous hanter…

Le portrait de Dora Maar fait désormais ready-made au placard du haut, derrière une caisse de photos et une pile de chandails…

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Pendant ces belles années d’avant l’arrivée des enfants, nous avons vécu une autre aventure avec Picasso. Télévisuelle, celle-là, filmique, cinétique. Dans un de ces reportages fleuves sur Picasso dont j’oublie, triple hélas, et le titre et le réalisateur et l’année, on prend le temps de nous montrer Picasso, assez vieux déjà, en train de dessiner et peindre une tête de taureau ou de bœuf. Imaginez un animal comme celui-ci, mais seulement la tête, de profil.

PICASSO, taureau (titre exact et date inconnus)

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Il semble que Picasso ait produit un certain nombre d’études de taureaux en dégradés progressifs ou digressifs dans ce genre. Ici, dans ce film, qu’on regarde Dora Maar et moi, l’étude/engendrement se déploie sous nos yeux, lentement, dans une belle succession de mouvements en couleurs. Cela dure une bonne heure, du moins dans le souvenir que j’en ai. Picasso travaille sa tête de taureau, il en fait varier la forme, peint par-dessus, retrace, refait, repeint, atténue, renforce, délave, contraste. Une tête de bœuf à palimpsestes multiples progresse sous nos yeux. C’est éblouissant. À un certain moment, je revois des couleurs vives et une forme de tête de taureau vraiment distordue et exploratoire. Dora Maar s’exclame alors: C’est magnifique. C’est cela. Il l’a. Il devrait arrêter là. Mais Picasso n’arrête pas. Il tartine et badigeonne sa tête de bœuf une autre bonne vingtaine de minutes encore. Quand il s’interrompt finalement, Dora Maar dit: C’est moins bien que ce qu’il avait tout à l’heure. Dommage. Me sort alors des entrailles la réponse suivante, étonnamment jouissive, quand on y pense une minute: Ne t’en fais pas pour la tête de bœuf que tu aimais. On l’a, comme toutes les autres étapes de cette exploration de formes et de couleurs, c’est filmé. On peut retourner la chercher. Et ma Dora Maar me regarde en rêvent un peu de cette idée. Évidemment, ce n’est pas l’œuvre qui est sur la toile ou le canevas (dirait ma belle-soeur) mais qu’importe. Elle est là, elle est avec nous. On la retrouvera bien, va…

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1993: Toronto. Reinardus-le-goupil, mon fils puîné déboule dans le monde. Un an plus tard (1994) la très riche collection de la fameuse Fondation Barnes de Philadelphie (Pennsylvanie) vient faire dans la Ville-Reine une exposition qui fera date. Un Tibert-le-chat frétillant de quatre ans et un Reinardus-le-goupil d’un an, posé dans sa poussette, ne freineront pas Dora Maar et moi-même dans notre pulsion de partager ces monceaux d’art moderne avec nos enfançons. Ce sera historique. Des Braque, des Cézanne, des Matisse, des Gauguin, comme si on les avait pelletés. Je revois encore Tibert-le-chat tout captivé par les couleurs vives et la ligne naïve et forte des tableaux d’inspiration tahitienne de Gauguin. De Picasso, on n’aura qu’une esquisse, un frisson. Quelques œuvres de jeunesse, figuratives, graves, annonciatrices, tendues, rares, entières. Il me semble bien avoir vu ceci et ceci:

PICASSO, Acrobate et jeune arlequin (1905)

PICASSO, Maison dans le jardin (titre et date incertains)

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Enfin, pour la Maison dans le jardin, j’hésite. Pas seulement sur le titre, sur le tableau que j’ai pu voir aussi. C’est qu’il a tout fait par paquets, le Monstre, et on s’y perd, littéralement. C’est elle ou une œuvre analogue, en tout cas. Un tableau pas bien grand… Mais je suis ébloui, saisi de cette petite rencontre entre paysagerie champêtre et lignes, traits géométriques, volumes vus dans leurs vigueurs dépouillées, segments de droites, courbes de coniques, pyramidalades, parallélépipèdes et cubes. Si j’ai capté sensoriellement, sensuellement, l’idée de cubisme, c’est juste là, ce beau jour là, devant ce petit tableau là. Exaltant, tripatif. Reinardus-le-goupil et Tibert-le-chat ne se souviennent de rien. Il faudra un jour remettre ça tous ensemble, sur Montréal, cette fois.

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2003: C’est la révolution cybernétique et je découvre, plus tard que les autres (mais je suis l’incarnation exacerbé et fulgurante de la cyber-lenteur) qu’on peut choisir son image de protège-écran d’ordi et qu’on est nullement obligé de se contenter des petites fariboles papillonnantes que nous fournissent parcimonieusement les compagnies de logiciels ou d’ordis. Ma première image voulue et sciemment choisie de protège-écran sera donc:

PICASSO, Les demoiselles d’Avignon (1907)

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Cela me donnera tellement l’occasion de contempler cette cyber-repro et de profondément m’en imprégner (un protège-écran, c’est souverain pour la contemplation durable des images – oh, oh, cette mobilisation des sens nouvelle et inattendue que ce monde trépidant et aléatoire nous préserve parfois, comme une petite mare dans un petit pré). Aujourd’hui, c’est Les Instruments de musique de George Braque (1908) qui me sert de protège-écran. C’est que Picasso c’est la quasi-totalité de notre vie praxéo-visuelle mais quand même, à la réflexion, Braque, c’est le patron (dixit André Breton).

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2013: Reinardus-le-goupil a maintenant vingt ans qui sonnent. Oh, le bel âge. Je cherche une expression juste de sa tronche, de ses yeux immenses, de sa majesté goguenarde. Eh bien, c’est Picasso qui me la fournit, qui capture le ton, la force, la vitalité, l’amour, la beauté.

PICASSO, Tête d’homme (1907)

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Ouf, on dirait vraiment Reinardus-le-goupil, même la moustache y est. On croirait qu’il va se mettre à railler. Mais, tiens, pour le coup, je dois justement vous laisser. On s’en va manger des moules et des frites dans un charmant petit restaurant des Basses-Laurentides. Notre sortie resto fin, c’est presque toujours là qu’elle se joue, désormais. L’endroit, sympa et moderne, se nomme, je vous le donne en mille, Le Picasso. Et non, pas besoin d’annoncer à ces restaurateurs italiens québécois que Picasso est espagnol, ils le savent. Ils savent surtout, et le démontrent au jour le jour, comme nous tous, que Picasso est planétaire. Allez, on se reparle de tout ça dans dix ans…

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Jessica Lynch: le parti de ne pas mentir… sans trop en dire…

Posted by Ysengrimus sur 1 avril 2013

LYNCH

Il y a dix ans aujourd’hui avait lieu le «sauvetage» de la soldate américaine Jessica Lynch en Irak. Va alors se mette en place un exercice très étrange –parfaitement inouï, en fait– de désamorçage de la machine-spectacle de propagande de guerre américaine. Et, comme toutes les démarches engageant une modestie authentique, le tout laissera finalement bien trop peu de traces utiles sur nos mémoires et sur notre pensée. Rappelons les faits.

Été 2000: Jessica Lynch, 17 ans, s’engage dans l’armée américaine. C’est une des nombreuses personnes de condition modeste que l’armée arrive à embringuer pour des raisons plus économiques que patriotiques. Aspirant à payer ses études universitaires et percevant l’entrée dans le service comme une sorte de gestus bureaucratique sans danger réel (c’était avant le onze septembre 2001), la jeune étudiante de secondaire originaire de Palestine (Virginie Occidentale) se «spécialise» dans le travail d’entretien. Elle sait abstraitement qu’une guerre est toujours possible mais ne croit pas vraiment qu’elle se retrouvera un jour au front.

23 mars 2003: Jessica Lynch est au front. Elle fait parti d’une équipe d’entretien rattachée au service d’une batterie texane de missiles Patriotes. Elle prend place, en compagnie de la petite équipe de la 507ième compagnie d’entretien, dans un long convoi de six cent (600) véhicules qui s’étale dans le désert, lors de l’avancée sur Bagdad au sein de l’opération Iraqi Freedom. Son segment du convoi prend un mauvais tournant et se retrouve sur la route menant à Nasiriyah. La bataille de Nasiriyah fait rage et les troupes américaines sont concentrées sur la prise de la ville. Le convoi dans lequel prenait place Jessica Lynch tombe dans une embuscade. Onze soldats sont tués et six sont fait prisonniers, dont Lynch. Le véhicule dans lequel elle prenait place a fait une embardée et la soldate est gravement blessée. Son arme s’étant en plus «enrayée», elle n’a tout simplement pas pris part aux combats.

Entre le 23 mars et le premier avril 2003: Jessica Lynch, gravement blessée aux jambes et à une hanche, est soigné par du personnel irakien à l’hôpital de Nasiriyah. Le témoignage ultérieur de la soldate est très explicite, ferme et limpide sur le fait qu’elle fut traitée avec humanité par un personnel soignant manquant de ressources mais faisant tout son possible pour la réconforter et réduire sa douleur. Le 30 mars, une tentative aurait même été faite de conduire Jessica Lynch en ambulance au camp d’occupation américain voisin mais il aurait fallu renoncer à mener cet effort à terme, les soldats américains ayant tiré sur l’ambulance irakienne. Un certain nombre de citoyens irakiens (le Pentagone les décrira ultérieurement comme des informateurs irakiens) font éventuellement savoir à l’occupant américain les détails de la localisation de la soldate Lynch et des cinq autres prisonniers. Il est clair qu’on cherche à régler cette affaire assez délicate sans y surajouter de complications supplémentaires.

Premier avril 2003: Dans une opération filmée, dont il est reconnu aujourd’hui qu’elle procédait plus de la mise en scène que de l’action réelle (certains observateurs affirment même que les flingues étaient chargés à blanc), des fusiliers marins, des membres du groupe tactique SEAL et des Rangers procèdent au «sauvetage» de Jessica Lynch. En un de ces implicites dont seules les armées en campagne ont le feutré secret, les militaires irakiens s’étaient repliés la veille, laissant le champ libre, dans l’hôpital de Nasiriyah et ses alentours, aux militaires américains. Dès le lendemain du «sauvetage» (2 avril), une bande vidéo dudit «sauvetage» est émise par les services de relation publique de la défense américaine. On y raconte notamment que la soldate Lynch a été blessée par balles. Cette affirmation sera plus tard infirmée par le personnel soignant de l’hôpital de Nasiriyah, par les soigneurs de Jessica Lynch et par Jessica Lynch elle-même. Elle ne souffre en fait que des séquelles d’un grave accident de voiture.

27 août 2003: Après plusieurs opérations chirurgicales et au milieu de la mise en place d’un long programme de réhabilitation physique, Jessica Lynch, âgée maintenant de vingt ans, est démobilisée. On la chamarre des décorations suivantes: l’étoile de bronze, le Purple Heart, la médaille des prisonniers de guerre, la médaille du service national, la médaille de la guerre contre le terrorisme et le ruban du service militaire. Le gouverneur de Virginie Occidentale lui alloue une bourse d’étude. Entre son «sauvetage» et sa démobilisation, l’histoire d’une héroïque combattante tirant du flingue sur l’ennemi et se battant sans peur a eu le temps d’être mise de l’avant par le Pentagone puis complètement éventée par les différents observateurs et par le public. Le Pentagone est donc forcé d’émettre des communiqués de presse niant ouvertement sa propagande initiale et adhérant à l’idée acceptée aujourd’hui d’un accident de voiture au cours de l’offensive et d’une soldate n’ayant absolument rien pu faire pour se défendre. Aussi, ultérieurement, Jessica Lynch n’avait plus vraiment besoin de s’échiner à éventer le mensonge propagandiste de son «héroïsme» car c’était déjà fait (et lui valait même déjà de recevoir un certain nombre de lettres haineuses, dans le flot débordant de la correspondance que lui avait valu sa mésaventure). Restait, par contre, le mythe de son «sauvetage»…

Automne 2003: Jessica Lynch commence à parler et à donner sa version des faits. Elle ne se gênera pas pour bien cogner sur le clou déjà enfoncé. Elle niera tout héroïsme, toute implication dans la moindre action de combat. Elle insistera sur le caractère humain et respectueux de son «incarcération» à l’hôpital de Nasiriyah. Elle parlera, toujours en termes très sobres et modestes, de ses compagnons et compagnes, morts au combat. Ses vues, discrètement critiques, s’exprimeront avec la même cohérence lors de sa collaboration à l’ouvrage racontant son histoire, paru fin 2003. To Jessi and the soldiers of the 507th, it was like trying to run in the rain without getting wet. Where were the happy, liberated people they were supposed to meet, those who would throw flowers, not grenades. Jessi had not bought that line completely, but she had hoped it was true. [Pour Jessi et pour les autres soldats et soldates du 507ième, ce fut comme tenter de courir sous la pluie sans se mouiller. Où donc était ce peuple heureux, ce peuple libéré, qu’ils étaient sensés rencontrer, ces gens qui devaient leur lancer des fleurs, pas des grenades. Jessi n’avait pas cru complètement à cette version des fait mais elle espérait quand même un peu que ce fut vrai.] (Rick Bragg, I am a soldier too – The Jessica Lynch Story, 2003, pp 71-72). Mais le plus loin où Jessica Lynch ira, en direction de la remise en question de la réalité effective de son «sauvetage», ce sera quand elle se demandera ouvertement pourquoi ils ont bien pu aller filmer toute cette affaire? Autrement, elle se cantonnera dans l’idée qu’elle n’est pas une héroïne, qu’elle est juste une survivante. Il est aussi important de noter, pour la bonne compréhension du tableau, que Jessica Lynch ne basculera pas dans le petit vedettariat de tabloïds. Elle restera discrète, presque secrète, et ne deviendra pas la Roxie Hart du conflit irakien. Certes, elle fera la première page du Time au moment des événements (il s’agissait de rétablir la vraie histoire… si tant est), mais ensuite, elle verra à pudiquement retourner à sa vie anonyme.

La VRAIE histoire de Jessica Lynch

La VRAIE histoire de Jessica Lynch

24 avril 2007: Quatre ans après les évènements, Jessica Lynch témoigne devant un comité statutaire du Congrès américain sur les négligences administratives et la réforme du gouvernement (United States House Committee on Oversight and Government Reform) et, une fois de plus, elle déplore fermement qu’on aie tenté de la faire passer pour la Rambo de Virginie Occidentale. Sa déposition se concentre cependant strictement sur le fait qu’on a menti en cherchant à faire d’elle une héroïne et qu’elle ne comprend pas ce qui a pu «les» motiver à fabriquer de la propagande fallacieuse à partir de son histoire sans gloire, en négligeant les vrais actes héroïques de nos glorieux soldats. Témoignage léché, soigneusement scripté. Art de la litote… Dire moins pour faire entendre plus. Dire: on a menti… on a menti… on a menti sur moi. Voilà, tsoin-tsoin, ouvertement je vous le dis: le Pentagone a indubitablement dit des fausseté au public me concernant… Et tout le monde au Congrès de tirer une tête catastrophée, et la galère de continuer de voguer…

Aujourd’hui: Comme le montre bien cet entretien accordé par Jessica Lynch à CNN en 2011 (en anglais), on continue d’avoir affaire au profil bas d’une blessée de guerre qui ne tire absolument aucune joie (patriotique ou autre) de sa traumatisante équipée. Aujourd’hui mère d’une petite fille et diplômée, Jessica Lynch redit mollement ses lignes désormais convenues. Elle n’a toujours pas ouvertement nié avoir été «sauvée» d’éventuels geôliers irakiens, par ses jeunes collègues de l’armée américaine, en ce fameux premier avril 2003. Discrète, presque sibylline, prudente, américaine aussi, elle a pris le parti de ne pas mentir sans trop en dire. Sauf que, une fois de plus, la preuve est faite et refaite que le grand ennemi de la société civile ment au public, qu’il y a effectivement une chose qu’il faut continuer d’appeler propagande de guerre. Jessica Lynch est officiellement la seule et unique prisonnière de guerre, depuis la Seconde Guerre Mondiale, à avoir été «sauvée» dans une opération s’étant déroulée avant la fin du conflit (d’habitude on libère les prisonniers de guerre après la conclusion effective des hostilités). Alors, bon, sur ce «sauvetage» d’il y a dix ans, dont on ne nous dit plus rien, conclueurs, concluez…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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