
MiU et ARi, du duo de danse WAVEYA (circa 2017)
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Dans mon imaginaire, WAVEYA n’est pas un produit de l’implacable industrie du divertissement mondial. Ce n’est pas un ersatz de ce K-Pop coréen flamboyant, tyrannique et jovialiste qui traite ses danseurs et ses danseuses comme des esclaves sous-payés et surexploités. Dans mon imaginaire, WAVEYA, c’est différent. De par WAVEYA, je ne vais pas aujourd’hui disserter du monde réel. Je veux me concentrer sur ce que WAVEYA me fait espérer, strictement dans l’imaginaire. Des lendemains qui chantent et dansent. Un monde uni, harmonieux, heureux, qui s’amuse et se donne à la beauté et à la soif de vivre, de juste simplement vivre.
Alors reprenons la légende et assumons-la comme ce qu’elle est et deviendra pour nous: un essai-fiction, une synthèse de valeurs, un réceptacle d’espoir, un mythos. Une jouissance aussi, un hédonisme, une jubilation, une sensualité, explicite ou latente. Deux sœurs, ARi et MiU, aimaient beaucoup sauter et gigoter, dans leur enfance. Elles se sont donc mises à danser. Elles ont ouvert un canal YouTube en 2011 et se sont lancées dans le dance cover, c’est-à-dire dans la mise en place de chorégraphies refaites ou redites à partir des vidéos d’airs populaires à la mode. Vite, cependant, le travail de WAVEYA s’est particularisé pour accéder à une originalité chorégraphique spécifique. Aussi, de fait, dans mon imaginaire, WAVEYA c’est du vrai YouTube de souche, c’est-à-dire des personnes ordinaires qui montrent au monde entier combien elles sont extraordinaires.

Un temps, WAVEYA a fonctionné comme une petite troupe de danseuses qui incorporait environ une demi-douzaine d’artistes (noter les identifications nominales, qui vont se perpétuer tout au long de l’aventure). Mais, sur un peu moins d’une décennie, la petite troupe s’est vite effilochée, restant centrée sur ses deux nucleus d’origine, ARi et MiU. Ces deux artistes dansent et elles sont aussi chorégraphes. Dans mon imaginaire, elles font tout. Elles choisissent leurs costumes et leurs teintes de coiffures, filment leurs vidéos, en effectuent le montage et la production, et gèrent leur petit studio. Elles prennent même soin de chats perdus. Seuls les airs musicaux retenus préexistent à leur travail.
Dans mon imaginaire, l’expressivité de WAVEYA est si articulée que l’on en vient à dégager une personnalité scénique identifiable, pour chacune de ces deux artistes. ARi, c’est la mystérieuse, la sinueuse, la vaporeuse. Elle développe une dimension semi-fantomatique et danse de façon très ballerine, éthérée, intériorisée, sans trop théâtraliser. MiU, c’est le Clown (avec un respectueux C majuscule), rieuse, câlineuse, tirailleuse, expansive, elle joue les danses, tout en respectant scrupuleusement les chorégraphies (souvent conçues par ARi). Le duo est superbement balancé, solidement synchronisé, tout en jouant d’une belle individualité des deux figures.
WAVEYA me fait rêver à un monde meilleur. Un monde où il n’y a plus deux Corée(s), un monde où nous sommes tous ensemble, où nous échangeons nos sensibilités mixes et variables, joyeusement et respectueusement. Dans mon imaginaire, le monde de WAVEYA prend des airs populaires américains (Britney Spears, Beyoncé, Justin Bieber et autres) et les transforment en sautillettes joyeuses, originales et déjantées. On n’a pas besoin de comprendre l’anglais des chansons ou le coréen des danseuses. Dans mon monde imaginaire, tout se rejoint, dans le mouvement désarticulé des corps et dans le clinquant de la musique. Et nous rêvons de sororité en regardant deux sœurs s’agiter harmonieusement.
D’évidence, je ne suis pas le seul à rêver. Il y a des observateurs et des observatrices (surtout des observatrices) bien plus systématiques que moi, sur le coup. WAVEYA a des millions de suiveux YouTube. On écrit de partout à ARi et à MiU et ce, dans toutes les langues. Parfois, c’est comme une bouteille à la mer. Le correspondant ou la correspondante sait que WAVEYA ne comprendra pas la langue dans laquelle il ou elle lui dit que leurs chorégraphies nous font tous nous sentir bien, nous donnent tous envie de danser ou de chanter, nous font tous nous dire qu’on pourrait tous devenir une grosse gang de coréens et de coréennes dansants… un peu comme autour de PSY, lors de son mystérieux et tonitruant tube planétaire de 2012.
WAVEYA est sexualisé, sexuel, sexy, explicite, assumé. Tout y passe, le twerking, les poses coïtales, les ondoiements sensuels, les œillades de charmeuses, les leggings moulants, les tenues courtichettes. Bigots et pudibonds, s’abstenir. Pourtant ce n’est pas de la pornographie, ni même le genre de procédés racoleurs d’allumeuses tocs qu’on peut aujourd’hui observer un peu partout, même dans le mainstream de la chanson populaire. WAVEYA produit d’abord un travail chorégraphique. La transposition d’époque effectuée, je pense à Isadora Duncan ou à Margie Gillis qui, elles aussi, choquèrent la pudibonderie, en leurs temps. Je pense aussi aux danseuses de Kabuki qu’affectionnait ma mère. Les deux danseuses et chorégraphes de WAVEYA sont fraîches, vives, déliées, bien dans leurs corps musclés et magnifiques. Elles jouent les sinueuses, certes, mais il y a aussi des chorégraphies où elles sont très garçonnes de dégaine, tant dans les costumes que dans le style des mouvements adoptés. Féminité délicate et tom-boying vigoureux se rejoignent dans la palette de choix de ces deux artistes. De tous points de vue, ce sont des femmes planétaires. Aussi, dans mon imaginaire, elles annoncent une ère où les filles feront ce qu’elles voudront, bougeront comme elles l’entendront, s’habilleront comme bon leur semblera et sortiront de jour et de nuit sans se faire agresser, juger, ou bardasser.
Par touches assurées, WAVEYA construit un monde. Dans ce monde, il y a des chats, des rires, des costumes magnifiques, des cheveux polychromes, de la jeunesse vigoureuse et beaucoup de travail. Nous nous retrouvons dans un espace spécifique, le petit studio WAVEYA. Il n’y a pas deux chorégraphies qui se ressemblent et une intensité sans pareille se dégage des deux sœurs. Elles ont dansé sur scène aussi, notamment à Macao et en Indonésie, devant public. Mais je n’ai pas retrouvé la force et l’intensité de leur travail de studio. WAVEYA porte en soi toutes les particularités exceptionnelles du phénomène YouTube. C’est dans ledit tube qu’elles donnent tout ce qu’elles ont à donner. ARi et MiU nous servent aussi des vidéos plus intimistes, dans un décor un peu gamine de chambre à coucher. C’est à la fois très sensuel et très second degré. L’ambiance est dense, vaporeuse, presque tendue quand soudain… le rire communicatif de MiU fait tout voler en éclats.
Dans mon imaginaire, l’avenir de WAVEYA prendra deux formes possibles. Ou bien elles vont durer sans rester, ou bien elles vont rester sans durer. Que je m’explique. Durer sans rester, c’est comme les Beatles. Ils n’ont travaillé ensemble que dix ans mais leur immense production s’est bonifiée et s’est transformée en une icône culturelle incontournable. Rester sans durer, c’est comme les Rolling Stones. Ils chantent ensemble depuis 1962, mais on est pas vraiment capables de se garder six de leurs chansons dans la tête. L’avenir de WAVEYA sera un de ceux-là. Ou bien, sous peu, ces deux jeunes artistes passeront à autres choses et leur jolie production chorégraphique restera —fleuron d’une époque— accrochée dans la grande penderie YouTube et dans nos mémoires. Ou bien, elles vont faire cela pendant des années encore et se feront doucement engloutir dans le glissando du temps qui déboule. On observera ce qui se passera. L’avenir verra.
Quand je regarde danser WAVEYA, je pense donc à ma mère (morte en 2015). Maman n’était ni danseuse ni chanteuse mais elle avait un faible pour les jeunes filles affirmées. Comme bien des femmes, elle prenait la mesure de la beauté des autres femmes et vibrait à celle-ci, avec empathie. Je suis certain que maman aurait apprécié WAVEYA. Elle aurait dit: Elles ont du chien, les petites sauteuses coréennes là. Elles sont jeunes mais elles sont bonnes. Elles sont à la mode, en plus. Personne leur dit comment qu’y faut qu’elles bougent ou qu’elles s’habillent. Des fois, c’est un petit peu osé mais ça me choque pas pantoute. Voilà, ARi et MiU, c’est la vieille Berthe-Aline du fond de mon cœur qui vous rend ici hommage et vous raconte ce qu’elle pense de votre art populaire en devenir.
Il y a un grand nombre de danseurs et de danseuses K-Pop sur YouTube. Il y a du bon et du mauvais, du nunuche et de la virtuosité. J’en ai visionné quelques-uns mais je reviens toujours à WAVEYA. Il y a quelque chose de particulier et d’inédit, avec ce duo là. Dans mon imaginaire, ce qu’on a là, c’est une authenticité. Gemme rare… Deux gogoles qui sautillaient sur des sofas dans leur enfance au son de la musique pop de leur petit temps ont réussi, ni plus ni moins, à transformer leur artisanat, improbable, en art.
Mon WAVEYA imaginaire ne disparaîtra pas. Il est, comme toute forme d’expression, un indicateur sociologique, anodin ou radical. Ce millénaire sera le millénaire de la femme. WAVEYA en témoigne aussi, goutte d’eau dans le torrent de tout ce que ce monde qui monte nous dit aujourd’hui.

MiU et ARi
Penser la musique sans la sentir (à propos de la musique dans LE GAI SAVOIR de Nietzsche)
Posted by Ysengrimus sur 21 mars 2018
Une partition manuscrite de Beethoven
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Attention, comprenons-nous bien ici. Il ne s’agit pas de lancer la pierre à Friedrich Nietzsche (1844-1900) au sujet de sa compréhension de la musique. Nietzsche improvisait souvent au piano. Il parait qu’il était même très bon (c’est vraiment dommage qu’on ait pas pu enregistrer ça). Il avait, parait-il, envisagé d’être compositeur. Il connaissait très bien la musique, notamment la musique classique allemande de son temps. Il s’est même tenu un bout de temps avec le compositeur Richard Wagner (1813-1883). Ils ont fini par se pogner, se brouiller, et pour les bonnes raisons en plus (nommément la conception de la musique et aussi l’antisémitisme de Wagner que Nietzsche ne pouvait pas piffer). Je juge en conscience que Nietzsche avait raison contre Wagner, notamment sur la musique. On va voir ça dans quelques instants.
On parle donc du philosophe moustachu comme d’un gars qui s’y connaissait passablement en musique. Et pourtant Nietzsche, le philosophe, échantillonne pour nous, dans un seul de ses ouvrage (Le gai savoir, que je cite ici dans la version de 1887), les sept principales propensions convenues qu’une personne de culture tend à manifester au sujet de la musique, notamment quand elle n’y comprend trop rien et se fait royalement chier au concert. Penser la musique sans la sentir, c’est le principal bobo qui hante tout un savoir, gai ou triste, et Nietzsche nous impose involontairement une version articulée et nette de ce bobo. Oublions tout un instant et imprégnons nous sans paniquer des versets 103, 106, 183, 303, 317, 334, et 368 de l’ouvrage Le gai savoir.
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Alors toutes les facettes du fait —si ravageur et si répandu— de penser la musique sans la sentir se trouvent encapsulées ici. Détaillons-les, une par une (1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7) avant de rencontrer le moment (moment numéro 8 ici) crucialement anti-wagnérien où le philosophe moustachu et boudeur sent enfin adéquatement le tout de la musique qui vient vibrer en lui.
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