Il y a soixante ans, le jour de la Saint-Patrick 1955, éclatait la fameuse émeute Maurice Richard à Montréal. Il y a dix ans aujourd’hui (cinquante ans après l’émeute donc), une film remarquable était tourné sur ce bizarre symbole d’une époque. Devenir l’incarnation sublimée de tous les espoirs libérateurs d’un peuple n’est pas quelque chose qui se décide ou s’improvise. Cela arrive, tout simplement. Cela se manifeste sans préavis, cela se met en place sans être orchestré, le plus souvent dans les conditions les plus biscornues imaginables. On passe ensuite une vie à reconstituer ce que fut la teneur de notre espace ordinaire quand la foudre a frappé. Un ensemble complexe de circonstances historiques impossibles à reproduire dans la vie contemporaine et hautement difficiles à représenter cinématographiquement ont fait du joueur de hockey sur glace Maurice «The Rocket» Richard (1921-2000) le totem emblématique du peuple canadien-français, au milieu du siècle dernier. L’athlète au départ est un monstre sacré dans l’enceinte circonscrite de son sport même. Dans le film de Charles Binamé, l’entraîneur unilingue anglophone des Canadiens de Montréal, Dick Irvin (joué magistralement par Stephen McHattie) dit un jour à Maurice Richard (joué hiératiquement par un Roy Dupuis de roc): «You are the Babe Ruth of hockey». Ce n’est déjà vraiment pas peu de choses au niveau du poids du symbole strictement sportif… On parle donc ici d’un athlète qui, dans la sphère restreinte de son activité, déjà, la révolutionne, la redéfinit (comme le fit Babe Ruth pour le baseball). La différence cruciale apparaît cependant quand on se met, sans le vouloir ni le souhaiter, à assurer l’intendance symbolique de ce grand talent. Le sport professionnel est un exercice public, un étalage ouvert à tous les remous de la fantasmatique collective. Babe Ruth jouait pour les mythiques Yankees de New York, une équipe et une ville au faîte de la gloire et de la plus solide des sécurités symboliques imaginables. Maurice Richard jouait pour le Canadien de Montréal, une équipe et une ville aux tréfonds de son insécurité symbolique et à l’aube (encore largement inconsciente) des plus grands moments émancipateurs de son histoire. Voici donc que l’athlète surdoué joue pour une ville en laquelle s’incarne intensément un peuple occupé, prolétarien, acculturé, sans gloire, sans victoire, modeste jusqu’à la frustration, frustre jusqu’à une simplicité quasi enfantine. Vos ingrédients sont en place. Il ne reste plus qu’à chauffer à blanc. La surchauffe qui provoquera l’étincelle, ce sera l’incroyable, l’inimaginable, l’inconcevable culture d’ethnocentrisme et de discrimination du hockey professionnel des années 1950. Les gibbons de l’establishment (anglophone) du hockey professionnel de ce temps se grattent le dos entre eux. Ils forment un cercle sélect à l’éthique fort élastique qui triche ouvertement les statistiques pour faire mousser les équipes des villes anglophones qu’ils promeuvent cyniquement et ostentatoirement. Un joueur anglophone moyen fait facilement l’équipe. Pour faire l’équipe quand on est canadien-français, il faut être un Maurice Richard, c’est-à-dire une figure sportive en laquelle il est incontestable que les qualités athlétiques pèsent plus lourd sur un des plateaux de la balance que le poids de la discrimination systémique, sur l’autre plateau. Notons, en passant, que la mystérieuse magie des canadiens-français hockeyeurs surdoués est en grande partie un artefact discriminatoire. Le filtre ethnocentriste du hockey professionnel de l’époque ne retient que les canadiens-français hautement talentueux dans les ligues professionnelles, et ceux-ci, immanquablement reconnaissables à la consonance de leurs noms, passent pour les représentants ordinaires d’un peuple de génies du hockey. Ironique revirement de la chose discriminatoire et passage involontaire de celle-ci en son contraire, la mise en place de la gloire mythique des Flying Frenchmen… Bref, les canadiens-français contemporains de Maurice Richard se retrouvent avec, étalé au grand jour sous leurs yeux experts (car les canadiens-français savent regarder une joute de hockey), le spectacle artificiellement suractivé et bien visible de la culture discriminatoire sur laquelle repose, plus discrètement, leur triste histoire sociale depuis le milieu du 18ième siècle. Involontairement, inexorablement, une joute entre les Maple Leaf de Toronto et le Canadien de Montréal de cette époque devient une sorte de guerre de libération sublimée. Les Canadiens (le mot désignait plus naturellement les francophones du Canada à cette époque) font face aux Anglais. Les voici survoltés. En 1955, Maurice Richard frappe un arbitre anglophone qui n’a pas puni le joueur anglophone qui vient de le tabasser rudement. Le directeur anglophone de la ligue le bannit pour la saison, l’empêchant ainsi de devenir le premier canadien-français à remporter le championnat des compteurs de la Ligue Nationale de Hockey. Émeutes. Montréal est mise à sac.
Et, un jour, inévitablement, un demi-siècle plus tard, il faut expliquer les tenants et les aboutissants de cette incompréhensible tempête sociologique à nos enfants, qui n’y voient goutte. Une émeute sportive pour eux, que voulez-vous, c’est du hooliganisme et une guerre sublimée dans le sport c’est une manifestation de bêtise primaire en mondovision et point barre. Et ils ont parfaitement raison. Ils sont le produit d’un Québec et d’un Canada francophone plus serein, plus solide, affranchi, multiculturel, qui aujourd’hui a des peintres, des musiciens, des poètes, des athlètes professionnels et olympiques, des architectes, des artistes de cirque, des concepteurs de mode, des cinéastes, une gastronomie, une littérature, une musique, un cinéma, une culture. Comment comprendre que ces gens n’avaient rien, sauf un petit poste de radio pour écouter la joute? Comment comprendre que, dans l’enceinte de l’aréna de hockey dont ils détenaient un billet à petit tarif, ces gens du commun étaient séparés des détenteurs de billets de saison plus riches par une clôture de grillage métallique? Il faut à nos enfants monsieur Tony Bergeron (savoureux sous les traits de l’infaillible Rémi Girard), le subtil barbier-coiffeur de Maurice Richard pour leur expliquer tout ça simplement. Les hommes de ma génération se faisaient raconter le drame de Maurice Richard par leurs pères ou leurs oncles (mon père, né en 1923, est un homme ayant littéralement l’intégralité du profil sociologique du Rocket – la communication et la transmission de la mémoire s’en trouvent grandement facilitées). Une génération plus tard, la marche est plus haute. Il faudrait pouvoir asseoir les petits enfants de ce ti-boutte canadien-français que fut mon père devant un bon film qui leur mettrait tout ça à plat en les immergeant dans ce contexte étrange et suranné, sans perdre la perspective ni la sérénité du recul historique. Eh bien ce film, on l’a maintenant…
J’ai donc assis mes fils Tibert-le-chat et Reinardus-le-goupil devant le film Maurice Richard. Le plaisir cinématographique (ce film a une cinématographie toute particulière, misant beaucoup sur les teintes froides, les bleus, les vert olive et les gris) se complète ici d’un résumé historique et d’une documentation ethnologique parfaitement en ordre. D’ailleurs Reinardus-le-goupil avait déjà vu le film dans le cadre d’un cours sur l’histoire du Canada dans son école franco-ontarienne. Quiconque veut comprendre ces événements, quiconque veut découvrir la vie familiale, sociale, professionnelle d’un hockeyeur du siècle dernier, qui travaillait à l’usine le jour et poussait le rondelle le soir, trouvera en ce film la synthèse idéale, le compendium limpide. S’y ajoute, ce qui n’est pas rien, l’étude à la fois nette et subtile du phénomène de la sublimation nationale dans le sport. S’il fallait pinailler, on pourrait reprocher à monsieur Roy Dupuis d’être trop grand et trop majestueux pour jouer le Rocket, qui était un ti-boutte fringuant et populacier (quoique simple, discret, modeste, pudique même). Mais le gigantisme du symbole et la justesse du jeu de Dupuis compensent amplement le manque cruel d’ingratitude de son physique outrageusement idéal. En regardant travailler mademoiselle Julie LeBreton, l’actrice très douée qui joue l’épouse de Maurice Richard, Tibert-le-chat s’est exclamé: «Je vois en elle la québécoise typique. C’est incroyablement juste». Le film Maurice Richard, à l’instar du personnage qu’il dépeint, a une façon toute naturelle, limpide et fraîche de faire émaner l’archétype hors du coutumier. C’est un document plus que satisfaisant: jubilatoire.
Le travail d’un type particulier d’acteurs de soutien est à signaler ici aussi. Des joueurs de hockey contemporains superbement dirigés incarnent des figures emblématiques du hockey sur glace de jadis. Vincent LeCavalier campe un Jean Béliveau remarquable, Ian Laperrière joue Bernard «BoumBoum» Geoffrion avec brio. Un ancien joueur de football collégial devenu acteur du nom de Charles Rooke campe le terrible James «Kilby» MacDonald des Rangers de New York. Les acteurs (tous excellents patineurs) ne sont cependant pas en reste dans ces positions mythiques, si bien que Randy Thomas devient Hector «Toe» Blake et Patrice Robitaille nous livre un Émile «Boutch» Bouchard plus grand que nature. Le résultat de cette rencontre en dégradé entre acteurs et athlètes est fulgurant. On retrouve ce plaisir jouissif du mélange des genres vécu autrefois lorsque l’équipe olympique de hockey féminin (la vraie, la médaillée d’or) était venu flanquer une raclée mémorable à la mythique ligue de garage de Stan dans Les Boys III (2001).
Hommes et femmes de ma génération (je suis né trois ans après l’émeute de Montréal et deux ans avant que le Rocket n’accroche ses patins), asseyez vos enfants devant ce superbe et serein exercice de mémoire. Tout y est. Pur, fin, net et beau.
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Émile Nelligan comme sous-traitant poétique gnagnan
Posted by Ysengrimus sur 23 mars 2015
BLACK CAT, BLACK BIRD, céramique gnagnan de Kathryn Blackmun
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Émile Nelligan (1879-1941), ce poète mautadit de mon blanc et glacial pays, fleuron national, et tout le bataclan-carnaval, ben… hum… j’ai la tristesse hautement contrite de vous annoncer qu’on le voit un petit peu plus gros qu’il n’est. Regardons cela un petit brin, si vous le voulez bien. D’abord, si je vous demande de me nommer, comme ça, sans googlage, des titres de poèmes de Nelligan eh ben, les plus forts d’entre vous m’en nommeront à tout rompre grosso mode trois: La Romance du vin, Le Vaisseau d’Or (qui rappelle, en bien moins bon, Le Bateau Ivre d’Arthur Rimbaud) et le très ânonné Soir d’hiver (Ah, comme la neige a neigé…). Passé ça, on crampe déjà. Or, prenez ma parole, les autres textes, c’est souvent de la blasse de petite poésie plate, ravaudée de cléricalisme, difficultueuse, pompeuse et, l’un dans l’autre, pas très inspirée, à mon sens.
En toute modestie personnelle, je dirais que le Nelligan utile, ça se ramène, en fait, à une vingtaine de poèmes. Pour tout vous dire, ce sont les suivants. Dans le recueil LE JARDIN DE L’ENFANCE: Le Regret des joujoux, La Passante. Dans le recueil VIRGILIENNES: Château rural. Dans le recueil RÉCITALS ÉTRANGES: Tarentelle d’automne. Dans le recueil PETITE CHAPELLE: Les Carmélites (beau petit sonnet esquinté, gorgé de concrétude, au sein d’un recueil d’autre part hautement cléricaleux et neuneu), Rondel à ma pipe. Dans le recueil RÊVES D’ART: Vieille Romanesque, Vieille Armoire, Le Roi du souper. Dans le recueil VESPÉRALES FUNÈBRES: La Belle Morte, Les Vieilles Rues. Dans le recueil SOIRS DE NÉVROSE: Paysage fauve (très passable sonnet nordique. En plein ce qu’on attend d’un poète canadien qui a du ventre), Soirs hypocondriaques. Dans le recueil SE SAVOIR POÈTE (de loin le moins mauvais recueil. Le plus baudelairien aussi): Clair de lune intellectuel, Sous les faunes, Devant le feu (sa plus poignante évocation de l’enfance… et pourtant il en a vessé une couple), Je veux m’éluder dans les rires, Déraison. Vous pouvez évidemment —c’est votre droit le plus strict— vous taper les quelques cent soixante (160) poèmes de l’intégrale Nelligan (elle est publiée de gauche et de droite, chez différents éditeurs) mais je vous promets des bâillements chroniques en vous laissant flotter au dessus des textes autres que ceux que je viens de sciemment vous nommer. Inutile d’ajouter que si vous avez lu Coppée, Lamartine, Verlaine, Rimbaud, et surtout Baudelaire, rien de ce que vous aurez découvert chez ces cinq là ne sera accoté par Nelligan. Et vlan.
Mais il y a plus. Comme certains autres de mes compatriotes, Nelligan fonctionne inévitablement comme une manière de sous-traitant. Le phénomène de la sous-traitance intellectuelle et artistique est généralisé, dans notre belle culture québécoise. Riopelle est un sous-traitant de Jackson Pollock, comme Claude Gauvreau est un sous-traitant de Tristan Tzara, comme Louis Fréchette fut un sous-traitant de Victor Hugo, comme Jean Carignan (gnagnan) fut un sous-traitant des violoneux écossais et irlandais qu’il admirait, comme la nuée d’orchestres yéyés québécois furent des sous-traitants du rock’n’roll britannique et anglo-américain, comme Olivier Guimond fut un sous-traitant de Jackie Gleason (et Cré Basile une hautement intensive sous-traitance de The Honeymooners), comme Paolo Noël fut un sous-traitant de Tino Rossi, comme Jean-Pierre Ferland fut un sous-traitant de Jacques Brel, comme Robert Charlebois fut un temps un sous-traitant du rock pété californien, comme Mitsou Gélinas fut, un temps, une sous-traitante de Madonna, comme Michel Girouard est (re)devenu un sous-traitant de Perez Hilton. Ce phénomène de sous-traitance québécoise se manifeste dans les arts élitaires comme dans les arts populaires. Il fut jadis généralisé mais il s’amenuise au jour d’aujourd’hui, à mesure que la culture québécoise se particularise. Il n’y a aucun complexe et aucune aigreur à dire haut et fort que la sous-traitance intellectuelle et artistique fut un trait saillant de la culture « civilisationnelle » québécoise des dix-neuvième et vingtième siècles (la culture française a aussi ses fiers fleurons en la matière. Voltaire et Condillac sous-traitants de John Locke, Jean-Paul Sartre sous-traitant de Husserl, Althusser sous-traitant de Marx, Johnny Halliday sous traitant d’Elvis). La chose se faisait parfois ouvertement (Paolo Noël chantant Petit Papa Noël sans se complexer et, bon, pourquoi non), parfois cela dégoudinait plus subtilement, plus insidieusement, plus perfidement. Nelligan nous fournit, surtout dans le recueil SE SAVOIR POÈTE, un percutant exemple de son statut de sous-traitant à la fois d’Edgar Allan Poe et de Charles Baudelaire. Suivez-moi, vous ne le regretterez pas. C’est de la sous-traitance considérée comme un des Beaux-Arts. Très curieux et passablement joussif, dans son registre. C’est gnagnan mais c’est grand, quelque part…
On va exemplifier l’affaire avec le poème The Raven, d’Edgar Allan Poe. Publié en 1845, ce récitatif célèbre fit l’objet de deux traductions françaises au dix-neuvième siècle, une par Baudelaire l’autre par Mallarmé. Ces deux poètes français majeurs, en utilisant le vers libre et de fines altérations du sens, ont tiré ce texte vers le fantastique et/ou le symbolisme en en sacrifiant la musicalité d’origine. Aussi le résultat procède d’eux bien plus que de Poe. La traduction proposée ici est due pour la première fois à un francophone d’Amérique, intime avec le sens du grotesque et de l’autodérision inhérents à la sensibilité intellectuelle de Poe, et exempt de la typique sensiblerie sacralisante européenne. Le rythme et le sens sont scrupuleusement respectés. À réciter à haute voix, le cœur hanté de la perdue Lénore.
Bien vu? Alors il est clair qu’Émile Nelligan connaissait ce texte qu’il a pu lire soit dans la version originale de Poe, soit dans la traduction de Charles Baudelaire, soit les deux. Totalement tributaire de la sacralisation, symbolisation, fantasticisation franco-canado-française dont ma traduction s’efforce d’expurger le texte de Poe, Nelligan va nous sortir alors le texte suivant, vers la fin du plus baudelairien de ses recueils. Pour bien masquer le fait qu’on pompe intensif, bien on change l’animal (le corbeau est troqué pour un chat, plus cliché, il faut l’admettre), on fait disparaître Lénore (C’est certainement aussi un choix thématique, attendue l’orientation sexuelle de Nelligan). Mais les courbes narrative et thématique (cette dernière plus unilatérale et mortuaire chez Nelligan) restent très sensiblement analogues et certaines ressemblances de formulations ne mentent pas. C’est pas de s’inspirer, c’est pas de plagier, c’est de faire quelque chose entre les deux: sous-traiter. Matez moi ça. Savoureux.
Ressemblant mais pas identique, démarqué mais pas libéré. C’est comme quand notre sempiternel Jean-Pierre Ferland chante Je reviens chez nous, il est juste un petit peu trop brellien mais sans être Brel. Il ménage amplement la contestation de son statut de sous-traitant. Il est moins fort aussi, plus léger, plus poids-plume. Ferland c’est pas Brel, Mitsou c’est pas Madonna, Nelligan c’est pas Baudelaire (ou Poe). Méditez le topo. Le débat de la sous-traitance intellectuelle et artistique est ouvert. Bon, alors, en plus, comme j’en fais du pareil au même et que pasticher n’est pas jouer, je vais maintenant vous asséner, en fermeture, un sonnet dans le pur style des poèmes cléricaleux neuneu (quoique pas toujours cléricalistes) de Nelligan qu’on retrouve dans le recueil PETITE CHAPELLE. Comme de quoi on est tous le sous-traitant gnagnan d’un autre… au fond… quelque part…
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