Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

INVISIBLE(S) (Loana Hoarau)

Posted by Ysengrimus sur 1 Mai 2024

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Nous voici dans les montagnes rocailleuses et escarpées de l’est de la France. On connaît assez bien les hillbillies des Appalaches. On ne savait pas nécessairement qu’il en existait une version franco-française, en bonne et due forme. On la découvre, donc, sur le tas. Le premier de ces bouseux des montagnes qui se présente à nous, c’est le narrateur Lucas. Ses pairs le surnomment le débile car —on le comprend vite à sa façon de se formuler— il appert qu’il souffre d’une déficience mentale légère. Lucas vit, en compagnie de son vieux père acariâtre et impotent et de deux jeunes filles (dont une aveugle), sur une vieille ferme de montagnes, déclassée et largement improductive, de Haute-Saône (région Bourgogne-Franche-Comté) :

La ferme elle est grande et elle a deux étages, un immense grenier et une immense cave. On ne va plus dans la cave, et ni dans plusieurs pièces de l’autre côté de la ferme, trop abîmées et qui risquent de tomber. Il fait froid dans la maison, en hiver, quand la neige elle est là. Il neige beaucoup, dans notre région. Thibault il dit qu’il y a dix mois d’hiver et deux mois d’été, en Haute-Saône. Que c’est pas une région pour les faibles et les pédés. Que c’est pas un endroit pour papa qui est tout malade. Le moindre courant d’air et il tombe encore plus malade.

Ces gens sont sociologiquement invisibles. Leur mode d’existence en vase clos est largement vivrier. Lucas garde et nourrit quelques cochons, auxquels il donne encore des noms personnalisés, selon une pratique ancienne d’élevage artisanal ou alors par simple propension anthropomorphisante de simplet. Tout le monde ici a sa carabine de chasse et le fait d’abattre du gros gibier, pour fins de consommation personnelle directe, est une pratique usuelle. Personne ne monte en ces lieux. C’est trop loin, trop escarpé, trop oublié. Les corps constitués (gendarmerie et autres) ne se manifestent jamais. Par contre, par ici comme partout au monde, on sait parfaitement ce que c’est qu’un caméscope et ce que c’est que la mise en ligne anonyme de vidéos sur internet… Et l’on en joue…

Le fils aîné et le fils puîné de cette petite cellule familiale amputée (amputée notamment de la mère, morte en couches des années auparavant), Noël et Thibault, sont militaires de leur état et ils ne se présentent à la maison de ferme qu’épisodiquement. Lucas, notre narrateur, est à la fois fasciné et terrifié par ces deux vigoureux compères. Ce sont pour lui des tyrans, des titans, des idoles, des hydres et il voit à scrupuleusement ne pas leur désobéir car ils ont la torgnole facile et ils sont beaucoup plus intelligents que Lucas. La période de permission des deux militaires provoque habituellement une grande joie chez leur vieux père et un intense malaise dans le reste de la petite basse-cour. C’est que les deux bidasses du cru ramènent de temps en temps avec eux un invité… habituellement un étranger sans attaches séjournant en France… toujours de sexe masculin.

Et cet étranger, ils se mettent… disons, pour faire sobre… à lui enseigner comment chanter adéquatement La Marseillaise, aux fins justement d’un ensemble de petites vidéos très spéciales qu’on entend placer sur internet… anonymement naturellement (les vidéastes portent même des masques). Il s’agit, en fait, d’agir rondement, de ne pas trop en dire et de ne surtout pas se nommer, attendu qu’on entre assez rapidement dans une dynamique procédant imperturbablement, justement, de l’innommable.

On commence maintenant à graduellement voir apparaître ce qu’on pourrait appeler un roman de Loana Hoarau. Dans la ligné terrible, glaçante et atterrante de ses œuvres antérieures (Mathématiques du chaos, Buczko, Soleil à Vazec), notre maîtresse maison de l’horreur assumé, du cruel fin, et du gore explicite ne se laisse pas prier —derechef— pour nous faire entrer, en douceur mais sans concession, dans les replis rouges comme du sang et incolore comme des larmes de son antre romanesque.

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Loana Hoarau, Invisible(s), Montréal, ÉLP éditeur, 2017, formats ePub ou Mobi.

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7 Réponses to “INVISIBLE(S) (Loana Hoarau)”

  1. Caravelle said

    Ceci me parait parfaitement horrible.

  2. Magellan said

    Ces gens sont sociologiquement invisibles. Leur mode d’existence en vase clos est largement vivrier. 

    Excellente définition-synthèses des hillbillies.

  3. Surprenette said

    Cette histoire m’intrigue au plus haut point.

  4. Cymbale said

    Je suis pas certaine de vouloir voir ces invisibles…

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