Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

L’autorité victimaire

Posted by Ysengrimus sur 21 septembre 2017

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Il fut un temps (ma jeunesse et avant) où l’autorité, notamment l’autorité de censure sur les discours et la pensée, était détenue par une instance tyrannique ex cathedra qui se légitimait dans son pouvoir statutaire, arbitraire et rien d’autre. Quand l’Église mettait les livres procédant d’une pensée autre à l’index, elle le faisait sur la base de sa capacité immanente et tranquille à imposer sa loi. Et pour lire ces ouvrages, il fallait se cacher d’elle. Quand le Parti dictait la ligne doctrinale et comportementale et ce, de gauche ou de droite, il fallait se tenir à cette ligne du parti pour y survivre et continuer d’exister politiquement. Avec le flux libertaire de la seconde moitié du siècle dernier, la ligne du Parti apparaît comme un barbelé renfrogné et un peu ridicule freinant la seule vraie libre pensée à stature et ne maintenant dans le corral que les pense-petits, les nostalgiques et les suiveux. Aujourd’hui, en matière politique, dissidence est transcendance.

Que ce soit de par l’Église, le Parti, la Patrie, les Médias, ou l’Administration Civile ou Entrepreneuriale, l’acte d’autorité, l’intervention autoritaire, soit n’existe plus soit existe de peine et de misère et à ses risques et périls. Les grandes instances forces, comme le Parti, l’Entreprise ou la Patrie, sont profondément décrédibilisées. Leur autorité de jadis se réduit au gendarmisme brutal ou à un verbiage inepte et creux dont la société civile n’a cure. Les grandes instances autoritaires vermoulues se dressent maintenant, roides et figées, sur les tablettes de l’histoire et, franchement, on va pas pleurer pour ces totems foutus d’autrefois. On a assez souffert (ceci NB, pour la suite).

Sommes nous donc enfin libres? Oh, oh, prudence. Car en ce figement dans la grande sauce jadis effervescente de l’interdit d’interdire, une autre instance s’est insidieusement insinuée dans la position d’autorité: la VICTIME. L’autorité brutale du lion arrogant est, de nos jours, remplacée par l’autorité malodorante et salissante de l’impudente mouffette. L’AUTORITÉ VICTIMAIRE est si gluante et emmerdante de nos jours que, déférence contrite pour son omnipotence contemporaine, de façon à sciemment éviter de me la coller sur le dos, je vais faire opérer la suite de ma démonstration dans le cadre d’un essai-fiction. L’essai-fiction dans ce cas-ci, c’est derechef le fait de procéder, pour exprimer des idées sous le poids implicite d’une censure, comme dans le temps des récits persans de toc de Montesquieu et de Voltaire.

Alors voici. Il y a des gens qui sont allergiques aux fraises. Vous leur faite bouffer des fraises et ils deviennent très malades. Les gens allergiques aux fraises c’est comme les gens allergiques aux parfums, ou les gens qui ont perdu leurs oranges, ou les gens qui ont perdu leur orangeraie, ou les gens qui ont perdu leur terre, ou les gens qui ont perdu leur nation, ou les gens qui ont perdu leurs familles, ou les gens ayant fait l’objet d’un fructocide réel ou supposé, ou les gens qui sont végétariens, ou qui sont végétaliens, ou qui sont des végétaux, ou qui font l’objet d’une discrimination parce qu’ils sont des végétaux, légumineux ou floraux, discrimination contre la couleur verte, ou mauve, ou bleue vif, ou contre une banane avec une pelure, ou sans pelure, ou contre deux bananes intimement collées ensemble, ou contre une banane fendue (banana split), numériquement majoritaire et avec de la mousse et des fraises dedans, ou sans. Je suis certain que vous voyez très bien la horde de victimes, diverses, diversifiées, plurielles, antinomiques, torrentielles et tonitruantes, à laquelle je fais ici pesamment allusion. Lalalalalère, il y a bel et bien FOURMILLEMENT VICTIMAIRE. Aussi tenons nous-en aux victimes de l’allergie aux fraises.

Du temps de l’autorité arbitraire de la Patrie ou du Parti, les victimes de l’allergie aux fraises, on en avait, l’un dans l’autre, rien à foutre. Elles rentraient dans le rang, en silence et en bon ordre facho, comme les gauchers, les goutteux et les bègues. Et tout était dit. Mais au jour d’aujourd’hui les victimes des allergies aux fraises (et toutes les autres victimes aux causes innombrables) ont pignon sur rue. Parce qu’elles ont souffert ou que leurs ancêtres ont souffert, une sorte de droit de veto leur est implicitement alloué dans la grande agora inclusive contemporaine. Ces victimes témoignent, s’affirment. Elles prennent la parole, courageusement au début, péremptoirement ensuite, et de fil en aiguille, elles entendent bien régir et argumenter réglementairement l’intendance de la fraise. Aussi il devient plus difficile de proposer des fraises au dessert, de donner une fraise spontanément à un enfant, de parler de fraise même, car il y a eu des victimes de l’allergie aux fraises et il faut tenir compte de ce que fut leur souffrance, devenue subrepticement comme monopolistique. Un consensus collectif, respectueux et civique, endosse cette situation victimaire. La société civile passe de concert, sereinement, le point de non retour sur la question de l’allergie aux fraises. Et il le faut, d’ailleurs. Chercher à ne pas tenir compte de ce fait victimisant serait purement et simplement une Cause Perdue. Les combattants d’arrière-garde se rangent assez vite, d’ailleurs. La distance critique face à la fraise s’instaure consensuellement, en se donnant désormais les victimes de la terrible allergie aux fraises comme référence vernaculaire implicite. C’est la mise en place de l’AUTORITÉ VICTIMAIRE.

Les victimes de l’allergie au navet, ceux qui se sont fait couper les ongles d’orteils trop courts dans leur enfance, et les daltoniens de naissance protestent. Ils jugent, en conscience, que l’allergie au navet, les ongles incarnés et la non distinction visuelle des couleurs sont des conditions victimaires plus graves que l’allergie aux fraises. C’est patent. Et si ce ne l’est pas, cela le deviendra. On ira même, toute honte bue, jusqu’à inventer de nouvelles conditions victimaires pour œuvrer à la démonstration du fait que les victimes de l’allergie aux fraises coexistent sociétalement avec des porteurs de souffrances, réelles ou supposées, en ayant vu d’autres, et des meilleures, eux aussi. C’est la ruée, la curée vers ce nouveau banquet de prestige. Un débat des préséances autoritaires se met alors en place, sourd, virulent, implacable. C’est la COMPÉTITION VICTIMAIRE. À ce point-ci, on croit encore à la bonne foi de toutes ces mouffettes victimaires qui se jettent du musc les unes sur les autres en se mettant à table… quoique le retour d’une dimension compétitive dans le tableau fait froncer force sourcils.

Arrivent finalement les vendeurs de fraises synthétiques en sucre chimique. Modernes et matois, ils ont compris qu’ils ne peuvent plus imposer leur camelote d’autorité, comme le faisaient autrefois, de par toutes sortes de tractations douteuses, la Patrie, le Parti, les Médias, ou l’Entreprise. Ces nouveaux fourgueurs de merdasse matérielle et mentale se glissent donc derrière les victimes de l’allergie aux fraises et se donnent comme leurs modestes serviteurs en patins. La fraise synthétique en sucre chimique prend alors position dans le cercle crypto-marchand de la promotion cyclique. Ses vendeurs-bergers laissent alors leurs troupeaux de victimes de service bêler et se lamenter, en misant sur le fait que leur puissance et leur acharnement larmoyant de bêtes bouclées permettront d’imposer éventuellement cette solution illusoire, synthétique et chimique. C’est le LOBBYISME VICTIMAIRE.

On est donc passé, à travers la transition victimaire, d’une autorité du diktat unique à une autorité des manipulations multiples. Comprenons bien que c’est le maintient caoutchouteux de l’ordre bourgeois facticement consensuel qui assoit l’autorité victimaire. Ce que les victimes disent sans le savoir c’est: nous ne nous révolterons pas mais accommodez-nous. Ensuite, la dimension crapuleuse du tout de la chose se remet en place graduellement, inexorablement. On va chercher, dans le champ verdoyant vieux de vingt ans d’un candidat quelconque, des fraises qu’on lui accroche subrepticement autour du cou. Quand il se présente pour faire un discours devant une populace truffée de victimes de l’allergie aux fraises, c’est l’hystérie collective et le musc des mouffettes victimaires se pisse dans toutes les directions. Candidat conneau vient de se faire piéger par un meilleur manipulateur du flux victimaire que lui. Le grand tyran unique a été remplacé par une profusion de petits tricheurs iniques. Le bien des victimes, le respect envers les priorités civiques les concernant, le devoir de mémoire face à leur tragédie, passent alors au second plan. Ce qui compte maintenant c’est de les utiliser pour bâillonner les autres tribuns d’onze heures. Leur allergie fraisière compte désormais moins que leur giclant musc de mouffettes, puant, fatal, imparable, exploitable. C’est la MANIPULATION VICTIMAIRE.

De gros populistes malodorants (aux mérites d’ailleurs intégralement inexistants) sentent confusément que ça sent le suif. Ils se mettent alors à s’agiter dans toutes les directions et à s’insurger. Ils protestent avec véhémence contre la rectitude politique. Ici encore, j’ai pas besoin de vous faire un dessin. Mais ces réactionnaires éperdus, qui veulent en découdre avec le treillis de mauvaise foi de la manipulation victimaire, se heurtent à la bonne foi de la société civile qui, elle, continue d’entendre à ce que le respect du aux victimes soit perpétué, et qui n’entend certainement pas se courber derechef sous la coupe du Parti, de la Patrie, ou de l’Index. Il y a tiraillement entre les victimes, ceux qui les protègent (dans tous les sens du termes) et ceux qui les exploitent.

C’est l’engluement lent et involontaire dans le piège libertaire, le paradoxe multidirectionnel de la tolérance. L’autorité victimaire a restauré une nouvelle forme de censure et, malgré ses luttes compétitives intestines intenses, elle est devenue une telle puissance que les manipulateurs sociétaux enfourchent cette nouvelle cavale pour la faire cavaler dans la direction de leurs priorités étroites. Le roi gigantal est devenu un roi boiteux. Il faut boiter comme lui pour survivre. Et les vendeurs de sabots trop serrés ont bien compris leur intérêt dans toute cette affaire, misère de misère.

Et les victimes de continuer de souffrir. Car le fait d’avoir pignon sur rue et d’être un animal de cirque enflé et souffreteux, faisant l’objet d’enjeux sociétaux formidables, ne vous rend nullement la sérénité de la gorge, du ventre et des idées.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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25 Réponses to “L’autorité victimaire”

  1. Caravelle said

    Cette image des fraises est savoureuse et le propos est original et utile.

    • Vernoux said

      Le prenez-vous pour vous, Madame Carava?

      • Caravelle said

        Un petit peu mais sans excès. Le discernement d’Ysengrimus me guide. J’ai un grand respect pour sa finesse critique et j’ajuste ma réflexion en conséquence.

      • Vernoux said

        Pourriez-vous fournir des exemples concrets de votre réflexion?

        [Ça suffit, Vernoux. Madame Carava a pas d’exemple concret à te donner et toi, eh ben, tu changes de disque ou je caviarde sans sommation. — Ysengrimus]

      • Vernoux said

        Bon, bon… c’est de la censure.

        [Non, mon concon. C’est de la décence d’époque. — Ysengrimus]

  2. Perclus said

    On est passé d’une autorité dirigiste à une autorité manipulatrice. Il semble n’y avoir que la trouille qui perdure…

  3. Tourelou said

    Serait-ce les intolérants aux intolérants? Votre escalade aux fraises est pourtant savoureuse.

    • Serge Morin said

      C’est surtout: quand la tolérance vire à l’intolérance. Notons la distinction capitale entre victime et gadget de victime. Le victimaire, il y a ceux qui en ont souffert et ceux qui en profitent.

  4. Line Kalinine said

    Le grand tyran unique a été remplacé par une profusion de petits tricheurs iniques. Le bien des victimes, le respect envers les priorités civiques les concernant, le devoir de mémoire face à leur tragédie, passent alors au second plan. Ce qui compte maintenant c’est de les utiliser pour bâillonner les autres tribuns d’onze heures. Leur allergie fraisière compte désormais moins que leur giclant musc de mouffettes, puant, fatal, imparable, exploitable. C’est la MANIPULATION VICTIMAIRE.

    Je seconde ceci. DANS LE MILLE.

    • Emma Riveraine said

      Le mot important ici c’est TRICHEUR. Il y aurait manipulation des enjeux victimaires?

      [Ah oui. Je prétend qu’un important enjeu civique se fait chaparder, barboter par un certain nombre de bourgeoisies victimaires de plus en plus institutionnalisées qui truquent le jeu et exploitent à leur avantage ledit corps important d’enjeux civiques. Je ne donnerai pas d’exemples et n’en autoriserai pas dans les commentaires. Il faut se faire une idée par soi-même, ici… — Ysengrimus]

  5. PanoPanoramique said

    Tu ne tiens pas à entrer dans le détail spécifique de certains groupes de victimes? C’est par peur ou par calcul?

    [Les deux. Par peur que le débat déraille et qu’on se mette à cibler certains groupes quand là n’est tout simplement pas la vraie question. Par calcul, calcul logico-axiomatique, si tu veux. Je tiens à ce qu’on voie ici le principe en cause. Une autorité frontale ex cathedra se transforme insidieusement en autorité latérale manipulatrice et il s’agit toujours de bâillonner la pensée critique et d’infléchir les comportements, préférablement avec de l’imparable et du muselant. — Ysengrimus]

  6. Fridolin said

    Que faire face à la montée de l’autorité victimaire?

    [Discerner. Il y a des cas où le contact fraisier est effectif, cuisant, nuisible, d’autres ou il est surfait et truqué. Il faut intervenir au cas par cas, en priant poliment les protecteurs autoproclamés des allergiques aux fraises de cesser de LES charrier et de NOUS charrier. Il s’agit d’une chirurgie fine, civique, respectueuse, dialectique. Gros sabots populistes, s’abstenir. — Ysengrimus]

  7. Catoito said

    Bon, bon… c’est de la censure.
    (Vernoux)

    En tout cas, s’il y a une autorité victimaire qui nous les brise menues en l’ère contemporaine c’est bien celle des soi-disant-victimes-de-censure-sur-blogues. Allez vous épancher sur Facebook, les élucubrants. Ici, on pense…

    [Je seconde. — Ysengrimus]

  8. Lys Lalou said

    Mon petit portrait victimaire…

  9. Val said

    Un sujet assez compliqué et délicat, traité si finement ici. En lisant cet article, je pense que j’ai bien compris ce concept d’autorité victimaire et les dérivations qui le suivent (lobbyisme, compétition, etc). C’est tellement bien expliqué. Pourtant, n’est-il pas important de distinguer entre une victime, et un survivant ou une survivante? Les victimes ne sont plus. Elles sont perdues à cause de cette allergie aux fraises. Les survivants sont toujours. Ils se manifestent dans le fourmillement victimaire pour attirer l’attention sur le fait qu’ils existent, bel et bien. Pour survivre dans cette société remplie de fraises, il leur faut travailler plus fort, être plus prudents, poser plus de questions, faire plus attention en général – plus que quelqu’un qui n’ont pas cette allergie. Il se peut que les survivants soient en train de simplement dire «considérez-nous» au lieu de «accommodez-nous»? Que les voix (silencieuses auparavant) des minorités … on existe aussi? Suis-je hors du sujet?

    [Vous êtes en plein au cœur du vif du sujet, Val — Ysengrimus]

    • Marie Verne said

      Je me sens très proche de l’analyse de Val et je sens qu’elle capte le caractère lancinant et douloureux du problème. Les revendications des survivants sont légitimes, valides. Il faut les combler d’urgence. Cette cause de santé publique est importante. Même si on sent la manipulation victimaire qu’Ysengrimus décortique, le problème à résoudre reste entier. Et il est de notre devoir, comme collectivité, de résorber l’allergie aux fraises car elle reste dangereuse et nocive. Il faut le faire, crucialement, même si on sait parfaitement que des petits profiteurs et des petits manipulateurs vont tricher et détourner la situation à leur avantage. Le problème humanitaire des survivants est plus important que l’esbroufe victimaire des manipulateurs d’idées. Nous sommes prisonniers de notre devoir de mémoire et de notre obligation civique envers les survivants.

      • Val said

        Exact! Malgré les manipulateurs, il faut agir à part. dans le cas des survivants. Il faut les écouter, les respecter, les supporter. Mais, aussitôt quand on a fait cela, aussitôt que les survivants réclament l’espace, ou les droits, ou quoi que ce soit qui leur est dû, il y aura les autres qui crieront, «nous, nous souffrons aussi» au nom de l’égalité (tant pis pour l’équité, je suppose… cela me rappelle un autre article sur le symétrisme masculiniste). Et commence ici le vrai travail. Il faut discerner les survivants qui souffrent de ceux qui jouent à la victime et en profitent.

      • Greg Durable said

        C’est cela. C’est tout juste cela. Merci Val. Tout un écheveau à détortillonner…

        [L’écheveau contemporain… — Ysengrimus]

  10. Sismondi said

    Un des nombreux exemples d’usurpateurs victimaires:

    UN GRAND CHEF AUTOPROCLAMÉ

    Et ce n’est qu’un tout petit exemple contemporain.

  11. Jujubelle said

    Voici un superbe exemple de l’autorité victimaire contemporaine et de sa douce manipulation affairiste:

  12. Vraiment un excellent article, agrémenté d’une multitude de commentaires plutôt édifiants et constructifs… La problèmatique de la pieuvre victimaire allergique aux fraises est bien cernée… par contre. la réponse adéquate à ses multiples tentacules (en bien et en mal) reste insaisissable…

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