Le Carnet d'Ysengrimus

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  • Paul Laurendeau

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Douze thèses pour une linguistique dialectique

Posted by Ysengrimus sur 1 septembre 2023

Linguistiqu dialectique

En fait, le problème de la linguistique à l’heure actuelle est celui de la contrainte institutionnelle. La linguistique n’est pas une activité qui sert la production économique et est, par bien des côtés, fortement idéologique. Dans les domaines de la médecine ou de la biologie, il y a des motivations, très complexes, mais aussi des stimulations qui vont orienter la recherche. Mais dans le cas de la linguistique, c’est presque toujours des facteurs extérieurs qui l’ont fait évoluer. Dans certains cas, c’est la religion ou la philosophie. Dans d’autres cas, c’est l’impérialisme.
(Antoine Culioli, Séminaire de 1976)

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Le programme de la linguistique dialectique, je vais le résumer ici de façon très classique en douze thèses, six ontologiques et six gnoséologiques.

  1. Le monde objectif préexiste à la conscience que l’on en a. Ceci n’est un truisme qu’en apparence. Les déviations argumentativistes et pragmatistes d’un côté, logicistes de l’autre, tendent à faire oublier la référence au monde objectif dans sa complexité, en lui substituant insidieusement, honteusement, soit des «mondes possibles», soit une vérité publicitaire dégagée du rapport des forces entre des subjectivités hypostasiées qui sont des individualismes qui ne disent pas leur nom.
  1. La réalité est polymorphe à l’infini. La position s’objecte à la scolastique des modèles face auxquels des épigones n’arrivent à répliquer que par la casuistique et le byzantinisme. Elle rejette aussi la superfétation d’une (hypostase) ou de plusieurs (éclectisme) facettes de l’objet. Elle remet même en question la pertinence scientifique du modèle.
  1. L’objet concret a le primat sur la science qui prétend en rendre compte. Inverser ce rapport, c’est faire du scientisme. Pour référer et pour interagir, on bricole la langue parce qu’on se la donne comme organon, sans complexe (et, dans le cas des puristes, avec des complexes). Pour rendre compte de la langue, on bricole la théorie-organon. La position inverse amène à bricoler la langue pour la forcer dans le lit de Procuste théorique.
  1. La vérité est locale. Ce qui fait que l’analyse concrète de l’objet concret s’impose. Les études linguistiques qui vieillissent le mieux sont les monographies, alors que la linguistique théorique se sénilise à vue d’œil (cf. les obsolescences successives de la Grammaire Générative Transformationnelle).
  1. Le généralisable est dans le particulier. Le langage se saisit dans et à travers la diversité des langues naturelles et des situations surdéterminées d’interactions énonciatives. Comme la recherche du généralisable, l’empirie s’objecte à l’empirisme: pas de pratique sans théorie.
  1. L’essence du réel se ramène à des rapports, c’est-à-dire à la contradiction comme identité et autodéploiement. Les contraires passent l’un dans l’autre. Le structuralisme et son pendant heuristique, la taxinomie, sont inapplicables. On ne travaille pas à une linguistique des états, mais à une linguistique des opérations d’interaction et de référenciation.
  1. Il n’y a pas de problème insoluble ni de réalité inconnaissable. Il n’y a que de l’inconnu pour l’instant et surtout des problèmes mal posés. On réplique ici à l’agnosticisme, (ce pseudo-objectivisme individuel). Dire que le contenu grammatical des structures profondes est inconnaissable empêche de se demander si la structure profonde est bien formée d’un contenu grammatical… ou même de se demander s’il y a lieu de parler de structures profondes.
  1. Les hypothèses ne sont pas des conventions. Elles sont des vérités. Vérités partielles, inscrites en socio-historicité. Elles sont des paris. La neutralité du chercheur est dès lors un leurre et le travail théorique est inséparable de la prise de parti. Iota operator c’est formel et peu risqué, fléchage cela porte une hypothèse et présente prise à la critique.
  1. Il n’y a pas de théorie achevée car la connaissance exhaustive de l’objet tend vers celui-ci comme une courbe vers son asymptote. Le mouvement d’historicité de la pensée théorique fonctionne comme une sursomption des acquis antérieurs qui oblige toujours à tout revoir de fond en comble. On réplique ici au dogmatisme (subjectivisme collectivisé) dans lequel un marxisme qui, initialement combattait l’agnosticisme (Engels-Lénine) a basculé sous la pression de l’histoire (Lyssenko/Staline) mais dont les linguistes ne sont pas exempts.
  1. La connaissance est un reflet de la réalité. Ceci est complexe et souvent mal interprété, sinon saboté. Ainsi la pensée bourgeoise traite la «vieille thèse léniniste du reflet» en chien crevé, sans se rendre compte qu’elle y projette sa propre conception du reflet: reflet dans un miroir de salle de bain, c’est-à-dire contemplation individuelle passive. Or, il s’agit d’une activité collective. Incidence pour les linguistes: comparez le linguiste de bureau qui forme des exemples fictifs dans son officine avec ceux qui constituent des corpus et interpellent des informateurs.
  1. Le critère fondamental d’évaluation de l’adéquation de la connaissance à l’objet est la pratique. Richesse et profondeur de cette position à propos de la connaissance des langues. La pratique ne se réduit pas à l’utilitarisme, mais sursume celui-ci dans sa totalité.
  1. Le rapport à la connaissance antérieure est fondamentalement un rapport critique (auto-critique). La critique d’une théorie s’atténue parfois de l’intérieur sous forme de stratégie scolastique ou de l’extérieur dans les compromis tactiques de l’éclectisme. Il y a une part de vrai dans toutes théories et l’erreur consiste souvent à prendre pour absolu ce qui est relatif, à hypostasier un tendanciel local… à prendre le cosmos pour l’univers ou encore le modèle pour l’objet.

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Dialectiser, la linguistique, c’est aussi la nier. De fait, quand on pense à la féroce énergie que la bourgeoisie québécoise a investi dans le maintien de sa langue —français des séminaires et de la TV— sous prétexte qu’elle est minoritaire sur le continent nord-américain, au détriment de ces vernaculaires parlés sur un vaste territoire par la majorité des gens et que l’on relègue à la vulgarité, à l’idiolecte ou au folklore, on finit par se dire que la langue dans tout ça, ce n’est finalement pas grand-chose…

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Tiré des pp 861-864 de:

LAURENDEAU, Paul (1986), Pour une linguistique dialectique – Étude de l’ancrage et de la parataxe énonciative en vernaculaire québécois, Thèse de doctorat dactylographiée, Université de Paris VII, 917 p.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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16 Réponses to “Douze thèses pour une linguistique dialectique”

  1. Caravelle said

    Puissant, savant, théorique…

  2. Magellan said

    Moi j’aime bien la thèse 4. Rien comme une bonne étude spécifique, pour s’instruire un peu…

  3. Sismondi said

    La dimension active et collective de la thèse du reflet (thèse 10). Je suis pour.

  4. PanoPanoramique said

    Trop fort pour ma tite tête, à matin… C’est quoi la linguistique, d’abord?

  5. Ysengrimus said

    La linguistique, c’est la science humaine qui étudie les langues et le langage. Elle a eu ses grandeurs et ses faiblesses mais ça reste une discipline fort méritoire. Je vais en reparler cette année, dans le cadre d’un cours de l’UTA, en philosophie du langage.

    • PanoPanoramique said

      Tiens, ça l’air moins pire que je pensais…

      [Il va falloir venir écouter mes conférences dans le quartier Saint-Laurent, PanoPanoramique. — Ysengrimus]

      • PanoPanoramique said

        Je vas y penser…

        En attendant, c’est quoi ces quatre livres-là?

        [En rouge, mon mémoire de maitrise (Innovation, polysémie et structuration du lexique, 1983), en bleu, ma thèse de doctorat (Pour une linguistique dialectique, 1986), le boudiné noir, c’est un support de cours de philosophie ontologique, en anglais (Materialism and Rationality, 1998) et en jaune, ce sont les Fables de Lafontaine, en grand format, illustrées par Gustave Doré. — Ysengrimus]

      • PanoPanoramique said

        Hmm… Je vas prendre le livre jaune.

      • Caravelle said

        Qu’est-ce que vous êtes prévisible, Monsieur Panoramique. J’étais certaine que vous alliez dire quelque chose dans ce goût-là…

  6. Pierre Lapierre said

    La linguistique se doit effectivement de se dialectiser. Du reste, il est peut-être trop tard pour l’extirper du piège structuraliste.

  7. Rimonne said

    Que voici un lot de doctes personnes…

  8. Angelica said

    Les hypothèses ne sont pas des conventions. Elles sont des vérités. Vérités partielles, inscrites en socio-historicité. Elles sont des paris. La neutralité du chercheur est dès lors un leurre et le travail théorique est inséparable de la prise de parti.

    Superbe. Ceci s’applique même dans les sciences dites exactes. J’ai travaillé dans un laboratoire, je sais de quoi je parle.

  9. Bertolt said

    Ça se lit pas en trois minutes, même si ça se lit en trois minutes.

  10. Camarade said

    ❤ Bravo camarade! Rappel salutaire!

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