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Jean-Pierre Ferland: odieux, oui mais…

Posted by Ysengrimus sur 26 avril 2024

Jean-Pierre Ferland en 1975 (pochette d’album)

Jean-Pierre Ferland en 1975 (pochette d’album)

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Jean-Pierre Ferland (1934-2024) vient de mourir. C’était de la petite chanson sentimentale platte de casseux de matantes qui, elles, égales à elles-mêmes et pas trop attentives aux textes, en redemandaient en se pâmant. Un singe de Jacques Brel en feu (de cheminée) éventuellement viré au jaune pop mis dans le son aux États, et qui tempéra sa misogynie convulsionnaire au fil d’un progrès social que l’œuvre même, exactement comme celle de Janette Bertrand, n’appela jamais des ses vœux. Mais passons. L’autobus du show-business vient de faire une embardée, sous les yeux pas trop mouillés de la police qui, effectivement, s’appelle Alice (et c’est très bien comme ça). On va pas pleurer. Ce véhicule (dans tous les sens du terme) était vide depuis des années. Vide, creux, manufacturé et, même au sens routier du terme: dépassé. Le temps du nœud Windsor et du pape Pie XII ne reviendra pas et on va pas surinvestir tout ça sans fin. L’incident Jean-Pierre Ferland est clos. Salut Bozo.

Ayant dit et bien dit tout ce qu’il y avait à dire d’utile sur le chanteur, je vais maintenant vous caser mon mot, involontairement quoique implacablement autocritique, sur l’homme. Cela va vous donner aussi la mesure des affaires impossibles qu’on faisait autrefois. Cela va aussi m’obliger à vous parler, en ouverture, d’un autre homme, plus sombre que Jean-Pierre Ferland, plus louche, plus obscur, plus méconnu aussi: Roger Rocher (nom fictif – ne pas confondre avec un proprio de club de foot français homonyme). Roger Rocher est le personnage vraiment représentatif de notre historiette vermoulue ici. C’était un fier fleuron de l’époque tonitruante 1965-1975. Dans sa toute prime jeunesse, Roger Rocher et trois ou quatre de ses potes impresarios-artistes aux mentons duveteux avaient ouvert une boite à chansons à Berthierville: Le Tombeau (nom et lieu authentiques – si tant est). Quand Roger Rocher me racontait ses souvenirs soixantards, en buvant un petit coca frappé dans son bureau de prof d’anglais sans diplôme au Collège de Suspicion, il m’apprenait (j’avais dix-sept ans, j’étais plus facile à ébahir) que la boite à chansons Le Tombeau avait été, en son temps, aussi populaire et achalandée que La Butte à Mathieu, de mythique mémoire. Moi, j’ai mes doutes aujourd’hui parce que la boite à chansons Le Tombeau est pas trop trop documentée dans l’histoire du Québec contemporain. Mais enfin, les spécialistes fins de notre historiographie culturelle sauront bien me dire ce qu’il en fut vraiment. Bref… Toujours est-il qu’à l’en croire, Roger Rocher avait conversé avec Pauline Julien nue et très à l’aise dans sa loge, avait rien de moins que lancé la carrière de Claude Dubois, s’était chauffé au feu de camps inextinguible de Gilles Vigneault, et j’en passe. En gros, il avait toute lu, toute vu, toute bu lors du ci-devant âge d’or des boites à chansons.

Naturellement, Roger Rocher avait aussi connu Jean-Pierre Ferland, comme je vous connais. Pour la bonne bouche, et, les Hipsters n’ayant absolument rien inventé au paradigme de l’avant-garde méconnue revendiquée sinon corroborée, Roger Rocher, le pionnier oublié des boites à chansons fantomatiques, avait évidemment coudoyé Jean-Pierre Ferland du temps de son inspiration artistique authentique, du temps qu’il chantait du pur, du vrai, du guitaré, du jamais enregistré, pas les quétaineries contemporaines qui assoyaient son succès pop du jour (circa 1975, toujours). Avec le recul, il me semble bien que mon Hipster avant la lettre de Roger Rocher avait un peu une dent contre tous ces artistes, chansonniers et chanteurs, ayant réussi à se hisser sur le treillis tremblotant de ces palmarès tapageurs qui, eux, ne lui étaient rien, rien de rien, surtout pas (ou plus…) objet d’emprise.

Quelques temps après mes conversations nostalgiques d’officine avec Roger Rocher, l’idée vint comme ça (ça se passait comme ça, dans ce temps là) à ma bande de copains de faire venir des chansonniers au Collège de Suspicion. N’importe qui ferait l’affaire mais Ferland faisait l’objet d’une préférence marquée, dans notre petit groupe (je m’étais donc rallié, démocrate et collectiviste jusqu’aux aisselles). Je ne fus donc pas long à signaler à ma bande d’impresarios de café étudiant que j’avais une connaissance qui avait déjà «travaillé» avec Ferland. Enthousiasme percutant. Me revoici donc, de grand matin (on se levait tôt, dans ce temps là, dans les collèges), en l’officine obscure de Roger Rocher. Fort prévisiblement, celui-ci me sert toute une diatribe comme de quoi notre idée est très mauvaise, que Ferland est un artiste foutu et qu’il ne nous présentera rien d’intéressant comme matériel. Et que, du temps des boites à chansons… etc… etc… Mais, devant mon insistance, il me dit: «Bon, si tu y tiens, va lui téléphoner. Il vient de s’acheter cette nouvelle ferme à Sainte-Adèle, là, dans les Hautes-Laurentides. Les journaux en ont amplement parlé. J’ai justement son numéro de téléphone, ici.» Et il me tend un papier avec un numéro. J’hésite bien un petit peu: «Il est huit heure quarante-cinq du matin. Je risque pas de le déranger?» Roger Rocher, impavide quoi qu’un rien fielleux: «Non, non, Paul, penses-tu. Avec sa toute nouvelle vocation de fermier, Ferland se lève très tôt pour traire ses vaches. Il faut le pogner dès potron-minet, tu sais. Sinon, c’est le studio, les répétitions, tu ne l’attrapera jamais.» Il y avait, l’un dans l’autre, un certain bon sens à cela. Et après tout, hein, c’était lui l’expert. Je sors donc du bureau de cet aigrefin passéiste et fonce sur le premier téléphone public venu. Je ne sus jamais d’où ce serpent de Roger Rocher tenait ce numéro de téléphone mais, bon sang de bonsoir, c’était le bon…

Jean-Pierre Ferland: Allo.

Paul Laurendeau: Bonjour monsieur… monsieur Jean-Pierre Ferland?

Jean-Pierre Ferland: C’est moi.

Paul Laurendeau (voix précipitée): Monsieur Ferland, mon comité d’organisation des spectacles aimerait beaucoup que vous veniez faire un concert au Collège de Suspicion. Cela se trouve au nord-est de Montréal et…

Jean-Pierre Ferland: Oui… bon… mais là, voyez vous, je dors…

Paul Laurendeau: Ah bon! Vous dormez? Vous… vous êtes vraiment très fort de dormir en parlant!

(Je vous avais bien dit que je serais implacablement autocritique. Aussi, il appert que cette réplique à Jean-Pierre Ferland, que je vous rapporte ici textuellement, scrupuleusement, n’est pas nécessairement, dans le tableau d’ensemble, celui de mes traits d’esprit me suscitant la plus grande fierté intellectuelle, avec le recul. Mais, que voulez-vous, j’étais un peu démonté. Si le numéro de téléphone était bon, le coup du lever matinal pour traire les vaches s’avérait par contre un tuyau parfaitement pourri ou pire: sciemment percé au chalumeau par mon vieux ronchon des boites à chansons pour enquiquiner Ferland au moyen de la première mouche du coche disponible, moi en l’occurrence)

Jean-Pierre-Ferland: Rappelez cet après-midi.

Et il me raccroche au nez, assez vivement quand même… Évidemment, j’ai eu beau rappeler l’après-midi et l’après-midi des jours suivant, je tombais toujours sur quelque fermière d’un certain âge, bien couleur locale, qui me disait, dans un joual onctueux mais sur un ton fort sec, que monsieur Ferland n’était pas disponible. Le rideau se fermait déjà sur ce beau concert mort-né. Et ce sale année-soixanteux de Roger Rocher, en guise de soutien moral, ne parvint qu’à ricaner en humant voluptueusement le fumet sarcastique se consumant, dérisoire, sur l’autel perfide de ses thèses confirmées.

Telles furent donc les blêmes péripéties de mon unique contact interpersonnel avec Jean-Pierre Ferland. L’homme fut odieux, c’est indubitable, oui mais… au jour d’aujourd’hui, je me dis que les circonstances de notre rencontre verbale furent suffisamment ténébreuses (à leur mesure) et peu reluisantes pour apparaître, avec le recul, comme des circonstances… atténuantes, justement, pour l’(in)oubliable auteur du Petit Roi. Voilà.

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