Le Carnet d'Ysengrimus

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  • Paul Laurendeau

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Les grands acquis tendanciels de la linguistique descriptive et théorique

Posted by Ysengrimus sur 1 octobre 2023

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Posons que le problème du langage se représente sur un plan tridimensionnel comprenant une abscisse, une ordonnée et une cote (axe x, y, z): le problème de l’interaction ou de la régulation, le problème de la référenciation ou de la représentation, et le problème posé par les marques linguistiques elles-mêmes. Ce schéma simplifie un concret hautement complexe, qu’il désintrique d’abord (une pelote emmêlant trois fils de couleurs différentes serait encore un modèle trop simple) et étiquette ensuite. Le concept le plus fondamental est celui de rapports. On se penche sur une des causes/conséquences du rapport de l’énonciateur au monde objectif et du rapport, différent qualitativement, de l’énonciateur à l’énonciateur. Voilà pour ce qui est pris en charge en linguistique (dialectique matérialiste de la langue). Ce qui est pris en compte: la socio-historicité et le caractère toujours déjà surdéterminé des trois plans (matérialisme historique).

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Si le point de vue du linguiste privilégie l’axe des marques linguistiques, on observe soit des disciplines qui prennent en compte les deux autres axes sans les prendre en charge (par exemple la phonétique) soit des déviations théoriques majeures, comme celles qui caractérisent le bloomfieldisme (par exemple), qui évacue la référenciation (le «sens») au maximum et réduit l’interactif à ce qui s’en constate empiriquement, le comportemental. Noter que le schéma est ici carrément réducteur: une attitude absolue dans ce sens est impossible car la dialectique interne de l’objet (ainsi que la critique – N.B.) y résiste en permanence. Je décris des tendanciels de l’appréhension de l’objet.

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Voici la pragmatique. Sa valorisation de l’interaction n’est pas innocente. Est vrai ce qui réussit, est vrai ce qui convainc les autres (oubli de la référence à un monde objectif). Focus mis sur le sujet et sur son milieu, mais aplatissement de la socio-historicité. Souci de clarté, de pureté de l’interaction (oubli du dépôt dû aux marques linguistiques, du zaumnyj, de la pidginisation, de l’interlecte). Si la communication ne réussit pas, c’est que l’énonciateur a enfreint une règle interactive. En même temps, coup de tonnerre dans le ciel grisâtre du structuralisme réifiant. Ce tendanciel oblige à s’ouvrir à l’énonciateur. Bien noter que la focalisation sur un seul aspect du problème est sa déformation.

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La logique est, fondamentalement, une déviation vers la référenciation qui aplatit et déforme ce problème. Le référentiel est réduit au vrai ou au faux et l’énonciation est ramenée à l’émission de vérités ou de faussetés. Il n’est rien, jusqu’à la structure du jugement, qui ne ramène l’activité de langage à l’inclusion d’un objet dans un ensemble. Les développements (modalités, mondes possibles etc.) apparaissent comme des solutions apportées à la résistance du réel, sans se distancier du cadre adopté. À côté de la pragmatique, qui était subjectiviste, voici l’objectivisme. Les développements de la logique dans le sens de la construction de concrets formels autonomes confirme son caractère profond d’idéologie de l’objet.

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L’appréhension de l’objet connaît de nombreux oscillements, glissements, passages. Voici celui que l’on arrive à dégager d’une pensée comme la philosophie analytique de John Langshaw Austin et surtout de John Searle. La formule canonique F(p) en est la plus schématique représentation. Les penseurs de la philosophie analytique ne s’occupent à peu près pas de problèmes de langues. Ils construisent une sorte de suture entre ce qu’ils gardent de la tradition logique (à propos de la référenciation et de la prédication) et leur théorie des actes illocutionnaires. Le retentissement majeur de cette pensée est imputable, à mon avis, à l’apport que représente la tentative de prise en charge, si imparfaite fut-elle, d’au moins deux axes du problème du langage.

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Le cheminement d’un théoricien comme Robert Martin est représentatif d’une tendance qui consiste à passer d’un structuralisme linguiste (dans son cas, la pensée guillaumienne) à des vues plus logicistes en matière de sémantique. L’objectif: trouver un cadre satisfaisant pour aborder la tension entre forme linguistique et référenciation. Le logicisme en linguistique, derrière sa partialité et son éclectisme, révèle un effort pour prendre en charge de façon moderne le vieux problème obsédant de l’opposition entre signifiant et signifié. On observera combien, chez Robert Martin, la «composante» interactionnelle est bricolée, d’une part, et combien le logicisme réduit l’activité de langage à celle de référenciation.

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Peter Frederick Strawson, que Robert Martin rencontre sur maints points, donne l’image du mouvement inverse. On observe, chez un grand nombre de logiciens conséquents dans leur démarche, un véritable mouvement d’aspiration vers le problème des marques linguistiques. L’attitude normative d’un Willard Van Orman Quine n’est jamais que l’effet inversé de cet attrait. Vouloir épurer la langue, c’est déjà quelque part comprendre qu’il y a crise entre les marques linguistiques effectives et l’axe référentiel. L’introduction de l’article «Logique et conversation» (Grice 1979) résume très clairement ces aspects de la crise.

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L’effort d’ouvrir une étude des marques linguistiques sur l’axe interactif se manifeste dans l’apparition tous azimuts des fameuses «composantes pragmatiques», dans des modèles issus initialement du structuralisme. On observe un mouvement dans ce sens au sein de la Grammaire Générative Transformationnelle, depuis le fameux noeud E de Ann Banfield. Le bricolage et l’éclectisme sont particulièrement saillants dans ce type de mouvement. La linguistique de la phrase écrite en français livresque n’était visiblement aucunement préparée à la problématisation énonciative. Manquant de cadre, on préféra tourner le cap vers Oxford ou relire Mikhaïl Bakhtine.

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Plus systématiquement, deux chercheurs tentèrent de passer d’une problématique pragmatique ou interactionnelle à une prise en charge des marques linguistiques: Oswald Ducrot et Eddy Roulet. Le second Oswald Ducrot (la globalité de son mouvement serait représentable comme un glissement de l’axe référentiel vers l’axe interactionnel, puis vers les marques: présuppositionactes de langageargumentation dans la langue) hypostase une facette de l’interaction, l’argumentation dans les formes linguistiques. Quant à Eddy Roulet, sa réflexion plonge ses racines dans la théorie courante des actes de langage. Jeu dialectique révélateur: ces deux chercheurs, hautement sensibilisés à l’oral, se laissent gagner par le concept bakhtinien de polyphonie, concept discursif qui, après un stage dans le textuel, revient -non sans risques- au discursif (variété complexe d’aspect textuel de la crise de l’objet que cette étrange polyphonie).

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Avec Émile Benveniste, mon petit modèle descriptif révèle sa faiblesse… ou montre que les problèmes se complexifient à mesure que l’appréhension s’affine. Structuraliste connaissant bien les langues d’une part, détenteur d’autre part (notamment avec l’application des concepts de sémantique et de sémiotique et avec sa prudence face à la logique) d’une hypothèse relativement développée sur la référenciation, Émile Benveniste effectue un geste inaugural en posant une question toute simple: «quel est le signifié du mot je?» La problématique énonciative vient d’apparaître en linguistique (on cherche à glisser le plan plié à angle droit vers le troisième axe). De façon hautement significative, Émile Benveniste reste dans les mémoires pour la richesse et la minutie de ses études empiriques.

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De la logique et l’argumentation, Jean-Blaise Grize développe une réflexion sur la logique naturelle, c’est-à-dire sur ce que j’ai appelé la tension dialectique entre la schématisation (résumé objectif) et la diaphore (enrichissement subjectivisé). Ici aussi la référence devient mouvante et soumise à l’action d’un sujet énonciateur en interaction. Une décision majeure a été prise par Jean-Blaise Grize, celle d’ouvrir ses recherches à la langue orale. J’y vois un glissement vers une prise en charge de l’axe des marques linguistiques. Les travaux de Jean-Blaise Grize portent sur une documentation riche et concrète.

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Poursuivant le travail d’Émile Benveniste et s’inspirant des acquis de la psycholinguistique, Antoine Culioli a développé la problématique des repérages énonciatifs et du rapport dialectique entre marqueurs et opérations linguistiques. L’énonciateur, chez lui, est devenu le paramètre d’un calcul fondé sur une réflexion où ajustement et calibrage dans l’interaction prennent une place majeure. Dans ses travaux récents, Antoine Culioli développe plus avant le problème de la référenciation, notamment en travaillant le concept de domaine notionnel et l’organon topologique. Les réflexions d’Antoine Culioli se fondent sur un vaste ensemble de travaux empiriques portant sur une grande diversité de langues naturelles.

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Tiré des pp 849-860 de :

LAURENDEAU, Paul (1986), Pour une linguistique dialectique – Étude de l’ancrage et de la parataxe énonciative en vernaculaire québécois, Thèse de doctorat dactylographiée, Université de Paris VII, 917 p.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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11 Réponses to “Les grands acquis tendanciels de la linguistique descriptive et théorique”

  1. Caravelle said

    Difficile mais passionnant.

    • Cymbale said

      Oui. Cela me parait très sec, très concentré. Il faut aller lire les hyperliens (en rouge). C’est long mais, au bout du compte, on s’y retrouve.

  2. Marie Verne said

    Je comprends que les disciplines s’efforcent de couvrir les facettes de l’objet de plus en plus intimement. Disons que je comprends le principe.

  3. Sismondi said

    La philosophie se fait gruger par la linguistique… et l’éclabousse de son sang, en retour.

  4. Magellan said

    On sent la densité doctorale. C’est pas de la vulgarisation…

  5. Martin Turquoise said

    Pourquoi le langage comme catégorie philosophique? Je vous le demande un peu.

  6. Pierre Lapierre said

    Les développements de la logique dans le sens de la construction de concrets formels autonomes confirme son caractère profond d’idéologie de l’objet.

    Bien vu, monsieur GRIMU. je n’y avais jamais pensé comme ça…

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