Pourquoi le langage comme catégorie philosophique?
Posted by Ysengrimus sur 1 mars 2023
Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.
Ludwig Wittgenstein, Tractacus Logico-Philosophicus, aphorisme 4.1212
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Il faut admettre en ouverture que la situation philosophique du dernier siècle est particulièrement extraordinaire. Le langage, qui n’avait pas spécialement attiré l’attention des figures majeures de la philosophie moderne (Bacon, Descartes, Spinoza, Diderot, Helvétius, Hegel, Marx n’en font jamais une catégorie centrale et c’est contorsionner singulièrement leur pensée que de prétendre le contraire), est devenu subitement, et avec un degré de généralisation consensuelle particulièrement abrupt, la catégorie centrale des dispositifs philosophiques vingtiémistes. Il y a là un fait –l’émergence (Laurendeau 1990a) du langage comme catégorie philosophique– qui interpelle quiconque s’intéresse aux disciplines sémiotiques dans le sens le plus large du terme. Et le ton d’évidence triomphaliste des tenants du linguisticisme (Hottois 1979) en philosophie ontologique et gnoséologique (pas seulement en philosophie du langage donc) ne change rien au fait qu’il y a là un problème et peut-être même pire: une erreur ou, disons, pour faire moins cinglant, une errance.
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Gnoséologie, ontologie, et langage, dans la philosophie moderne
La gnoséologie ou doctrine de la connaissance (Laurendeau 1990e) est la première affectée par ce glottocentrisme (Laurendeau 2000d) des dispositifs philosophiques, se déployant de façon parfaitement autonome en philosophie, c’est-à-dire dans une indifférence assez entière à l’égard des sciences du langage et de la linguistique.
« Aujourd’hui la problématique du langage s’est partout substituée à celle de la conscience: la critique transcendantale du langage remplace désormais celle de la conscience. Les «formes de vie» de Wittgenstein, qui correspondent aux «mondes vécus» de Husserl n’obéissent plus aux règles d’une synthèse de la conscience en général, mais aux règles de la grammaire régissant des jeux de langage. C’est la raison pour laquelle la philosophie linguistique ne comprend plus le lien entre l’intention et l’action comme la faisait la phénoménologie, c’est-à-dire en partant d’une constitution de structures significatives, et donc en se plaçant dans le cadre transcendantal d’un monde construit à partir d’actes de conscience. La connexion entre des intentions que rencontre également l’étude de l’activité intentionnelle n’est plus élucidée au moyen d’une genèse transcendantale du «sens», mais au moyen d’une analyse logique de significations linguistiques. Comme celle de la phénoménologie, l’approche linguistique conduit à la fondation d’une sociologie compréhensive qui étudie l’activité sociale au niveau de l’intersubjectivité. Toutefois, l’intersubjectivité ne se constitue plus, ici, à partir des perspectives entrecroisées, virtuellement interchangeables, appartenant à un monde vécu; elle est donnée par les règles grammaticales d’interaction régulées par des symboles. Les règles transcendantales qui structurent les mondes vécus peuvent alors être appréhendés à travers l’analyse du langage, dans les règles qui régissent les processus de communication. »
(HABERMAS 1987: 154)
La mutation est majeure et elle s’installe sans remise en question sérieuse. Tout se joue comme si le langage avait remplacé la substance comme modèle fondamental de l’existence et comme si la communication s’était substituée au dynamisme pour fournir une représentation fondamentale du mouvement. L’ontologie (doctrine de l’être) sera, elle aussi, vite affectée. Habermas, discutant Peirce, en vient à la conception de l’être qui (comme l’inconscient lacanien – ce qui n’est guère fortuit) est structuré comme un langage.
« Ce qui est attesté dans l’emploi dénotatif d’un signe, c’est la facticité des faits, c’est-à-dire la pure prégnance d’une existence qui se présente au sujet sans médiation, mais non ces qualités substantielles qui sont aussi présentes dans les états de conscience particuliers. La contrainte de la réalité ne se manifeste pas seulement par la résistance des choses en général, mais par une résistance spécifique contre des interprétations déterminées. Outre la facticité des choses, elle inclut une dimension substantielle sans laquelle l’apport d’information ne peut donc pas être pensé. Pour cette raison, Peirce n’hésite pas à introduire une troisième catégorie à côté de la fonction connotative, et de la fonction dénotative de la connaissance médiatisée par des symboles – celle de la qualité pure.
«Il y a par conséquent… trois éléments dans la pensée: premièrement la fonction représentative, qui fait d’elle une représentation; deuxièmement l’application dénotative pure ou la connexion réelle, qui met une pensée en relation avec une autre, et troisièmement la qualité matérielle ou le sentiment de la nature des choses (how it feels), qui donne à la pensée sa qualité.» [cité de Peirce, «Consequence of Four Incapacities»]
Dans un autre passage, on trouve une formulation qui suggère que les trois catégories, représentation, dénotation et qualité sont également dérivées des fonctions du langage. Un signe peut apparaître comme un symbole qui représente, comme un indice qui renvoie et comme une icône qui donne une copie de son objet.
«Or un signe comme tel a trois références: premièrement il est un signe en relation avec une pensée qui l’interprète; deuxièmement il est un signe pour un objet pour lequel il est l’équivalent de cette pensée, troisièmement il est un signe dans un aspect ou une qualité qui le mettent en relation avec son objet.» [cité de Peirce, «Consequence of Four Incapacities»] »
(HABERMAS 1976)
Il va sans dire qu’un nombre significatif de catégories gnoséologiques (entendement, percept, concept, méthode) et ontologiques (matière, mouvement, détermination, praxis) vont se trouver soit bouleversées sois évacuées dans cette nouvelle dynamique de représentations et d’options philosophiques. Il est déjà douloureux de constater que les ontologues et les gnoséologues capitulèrent face à cette nouvelle foucade de la pensée fondamentale. Mais il faut quand même se demander, que firent les linguistes de cette révolution, catapultant leur objet d’étude dans une position aussi épistémologiquement fondamentale.
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L’attitude des linguistes face au linguisticisme philosophique: Je ne suis pas philosophe!
Ici aussi le bilan est somme toute assez limpide. Le linguiste fera finalement bien peu quand on prend la mesure de la magnitude du phénomène intellectuel en cause. Alors que toute la gnoséologie fondamentale est en train de se transformer en une sémantique, le linguiste se contentera de dire: le philosophe se fait philosophe du langage et ce dernier n’est donc jamais qu’une sorte de linguiste. Allons à la pêche chez ces vénérés et astucieux confrères sans trop s’en faire avec l’épistémologie de la chose. Peirce, Carnap, Morris, Austin, Searle, Wittgenstein, Husserl: à moi! Après tout, la crise de la philosophie ontologique n’est pas ma responsabilité. Je ne suis pas philosophe! Je suis investi d’un rôle circonstancié au sein d’une discipline délimitée, et j’assume modestement cet état de fait. L’importation et l’hypertrophie de la pragmatique et du logicisme (Laurendeau 1997b) dans les sciences du langage ne sont pas des phénomènes incontrôlés, s’ils servent mon activité descriptive! Il serait, dans de telles conditions, parfaitement erroné de voir dans l’émergence du langage comme catégorie philosophique un ascendant ou une influence des linguistes ou de la linguistique sur la philosophie ou la philosophie du langage (le vieux mythe de la linguistique, science-pilote est éventé depuis des lunes). C’est au contraire la linguistique qui se sera alimentée des innovations de la philosophie du langage tout au long du siècle dernier, confirmant et découvrant au fur et à mesure l’ampleur de la poussée glottocentriste en philosophie onto-gnoséologique. Il faut assumer clairement que l’origine de l’émergence du langage comme catégorie philosophique est mondaine plutôt qu’intellectuelle (Laurendeau 1990a).
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Un parallèle révélateur, à la fois suffisamment proche et distant: l’étiologie au 17ième siècle
Il n’est pas inutile d’exploiter un parallèle dont à la fois la proximité et la distance stimuleront la réflexion. L’empirisme et le rationalisme classiques (Bacon, Locke, Descartes, Spinoza) considèrent la catégorie de cause comme cruciale à toute description fondamentale du monde. L’étiologie (doctrine des causes) était une part centrale de tous systèmes ou de toutes réflexions philosophique au 17ième siècle. La notion même de système ontologique, battue en brèche notamment après Hegel au 19ième siècle, reposait sur un dispositif de causalités voulues descriptibles. Pour bien faire sentir la distance de la sensibilité philosophique contemporaine face à l’étiologie des premiers modernes, un seul exemple suffit. Spinoza:
« QUELLES SONT LES CAUSES DU CHANGEMENT? – Pour entendre plus distinctement ce qui reste à dire ici, il faut bien voir que tout changement provient ou de causes externes –que le sujet le veuille ou non– ou d’une cause interne et par le choix du dit sujet. Par exemple, noircir, être malade, grandir et autres choses semblables sont dus chez l’homme à des causes externes; et ceci contre la volonté du sujet ou au contraire selon son désir; mais vouloir se promener, être en colère, etc., sont dus à des causes internes.
DIEU N’EST PAS CHANGÉ PAR UN AUTRE ÊTRE – Les changements de la première sorte qui dépendent de causes externes n’ont point de place en Dieu, car il est seule cause de toutes choses et n’est passif vis-à-vis de personne. En outre, aucune chose créée n’a en elle-même la force d’exister et donc encore moins la force d’exercer une action en dehors d’elle-même ou sur sa propre cause. Et si l’on trouve souvent dans l’Écriture sainte que Dieu a éprouvé de la colère ou de la tristesse à cause des péchés des hommes et autres choses semblables, c’est qu’on a pris l’effet pour la cause; comme quand nous disons que le soleil est plus fort et plus haut en été qu’en hiver, bien qu’il n’ait pas changé de place ni acquis de nouvelles forces. Et l’Écriture sainte nous l’enseigne souvent comme on peut le voir dans Isaïe; il dit en effet (chapitre LIX, verset 2) adressant au peuple des reproches: Vos crimes vous ont séparé de votre Dieu.
DIEU N’EST PAS CHANGÉ NON PLUS PAR LUI-MÊME – Continuons donc et demandons-nous s’il peut y avoir en Dieu un changement qui vienne de Dieu. Or nous n’accordons pas que ce soit possible et même nous le nions absolument; car tout changement qui dépend de la volonté du sujet a pour but de rendre son état meilleur, ce qui ne peut être dans l’Être souverainement parfait. De plus, un tel changement ne se fait que pour éviter quelque dommage ou pour acquérir quelque bien qui fait défaut; or l’un et l’autre ne peut avoir lieu en Dieu. D’où nous concluons que Dieu est un être immuable. »
(SPINOZA 1954: 188-189)
Les conditions historiques qui sous-tendent le programme spinoziste sont connues. Bourgeoisies commerçantes en ascension, montée en force des arts et des métiers manufacturiers, déclin des pouvoirs et des cadres de représentation féodaux. La nature de la lutte des classes révélée par les tendances de doctrines nous montre conséquemment un rationalisme causaliste où la théologie déjà en crise est soumise à l’exercice d’une réflexion dont l’origine mondaine n’échappe pas aux historiens obligatoires que nous sommes nécessairement ici, par faute et vertu de la distance. On est passé de la mécanique à la pensée mécaniste. Hydraulique, construction navale, horlogerie, astronomie, optique (le métier de Spinoza), mécanique automate sont de facto sinon de jure les principales sources d’inspirations méthodologiques d’où Spinoza soutire l’appareillage conceptuel lui permettant de traiter un problème qui ne nous interpelle plus, celui de la sui-causalité divine. Or il est quasi assuré que les penseurs du futur jetteront sur la catégorie langage vingtiémiste le même regard distant que nous jetons ici sur le dieu hors-cause de Spinoza. La philosophie vieillit. Elle encapsule les enjeux et les crises matérielles d’une époque sur le modus operandi de l’hypostase (Laurendeau 1990g). L’étiologie et sa catégorie centrale, la cause, sont une doctrine et une catégorie d’époque. Il n’est pas étonnant que le terme qui la désigne (qui fut un jour le quasi-synonyme idéal pour ontologie, de par le statut fondamental qui lui était imparti) sert aujourd’hui à faire référence à un sous-ensemble fort modeste de la description du réel: les symptômes médicaux. Aujourd’hui cause et effet ont encore leur présence dans la réflexion philosophique (il est proprement impossible d’évacuer une catégorie philosophique) mais toute tentative de les replacer au centre de l’ontologie serait perçue comme une dangereuse déviation mécaniste. La doctrine des causes n’a pas été évincée, elle a été sursumée (Aufhebt – Laurendeau 1990g)
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Le linguisticisme au 20ième siècle
Le 20ième siècle sera, de la même façon, le siècle qui aura posé les problèmes ontologiques en les engluant dans le caramel linguisticiste. Le contraste entre le glottocentrisme d’un Wittgenstein et l’ontocentrisme d’un Saint Augustin est particulièrement saillant, autour de l’analyse de la catégorie de temps. Le premier cherche, non sans un certain fatalisme agnostique (au sens philosophique du terme), a formuler une définition pour «temps» et «mesure» là où le second cherchait à stabiliser une praxie (Laurendeau 1990i), celle de la mesure du temps.
« Nous sommes à l’évidence incapables de préciser et de circonscrire les concepts dont nous nous servons, non pas du fait que nous ignorons leur définition réelle, mais du fait qu’ils ne comportent pas de «définition» réelle. Supposer qu’il est indispensable qu’il y en ait une, cela reviendrait à supposer que des enfants qui jouent à la balle appliquent toujours dans leur jeu des règles strictes.
Quand nous parlons du langage comme d’une symbolisation qui se conforme à des règles, on peut découvrir ce que nous entendons par là par référence à la science et aux mathématiques, mais il est assez rare que dans son usage ordinaire le langage concorde avec ces modèles d’exacte précision. Alors pourquoi, dans ces recherches, confrontons-nous toujours l’usage des mots avec un usage qui se conformerait à des règles strictes? La réponse ne serait-elle pas que nous essayons ainsi de résoudre des énigmes qui proviennent justement de notre façon de considérer le langage?
Prenons par exemple la question: «Qu’est-ce que le temps?» Celle que se sont posée Saint Augustin et divers autres auteurs. À première vue, on demande simplement ainsi une définition; mais une question se pose aussitôt: «Que peut nous apporter une définition qui ne peut que renvoyer à d’autres termes non définis?» Et pourquoi s’étonner de l’absence d’une définition du temps si l’on ne s’étonne pas de manquer d’une définition du mot «chaise»? Pourquoi ne pas manifester la même curiosité dans tous les cas où nous utilisons des termes qui n’ont pas été définis? La définition précise en effet la logique d’emploi d’un mot dans la phrase. Et en fait c’est cette logique grammaticale du mot temps qui aura de quoi nous surprendre. Nous ne faisons qu’exprimer cet étonnement en posant la question un tant soit peu incongrue: «Qu’est-ce que?» C’est là le symptôme d’un malaise que nous éprouvons parce que tout n’est pas clair autour de nous, c’est à peu près l’équivalent des «pourquoi?» que les enfants répètent sans cesse. Ils dénotent eux aussi un certain malaise de la pensée et ne se préoccupent pas nécessairement de découvrir une cause ou une raison. (Hertz, Principes de mécanique). Mais ce qui nous étonne dans les usages logiques du terme «temps», ce sont ce que nous pourrions appeler leurs contradictions apparentes. Saint Augustin s’étonnait d’une de ces contradictions lorsqu’il posait la question: «Comment peut-on mesurer le temps?» Car on ne saurait mesurer le temps écoulé qui se trouve dans le passé, ni le temps futur qui n’existe pas encore, et comment mesurerait-on le présent qui est privé d’étendue?
La contradiction qui parait ici évidente, nous pouvons dire qu’elle provient d’une confusion entre deux usages d’un même terme. Il s’agit dans ce cas du terme «mesurer». »
(WITTGENSTEIN 1965 : 79-80)
Tout antique qu’il est, Saint Augustin préserve, sur la question qu’il traite, une fraîcheur, une intimité avec la praxis que le scientisme verbaliste perd. L’origine mondaine de la situation exposée ici n’échappe pas plus à l’entendement, quand on y regarde avec l’attention requise: la culture de masse des services (fort mythiquement et improprement désignée civilisation post-industrielle) accentue l’importance des communications, de l’information, de l’argumentation, de la publicité, de la propagande. Les lutte de classes et de doctrines vont dans le sens d’une promotion de vues techniciennes, bureaucratiques, pragmatiques, médiatiques et populaires (démocratiques-démagogiques). La spéculation est désormais une activité plus économique qu’intellectuelle et toute pensées des profondeurs est suspecte d’élitisme et de confusionnisme. Avec le néo-nominalisme qui se met en place dans les représentations philosophiques, c’est la noologie qui est en crise. Les sciences de l’esprit (psychologie, philosophie) sont en faillite. Le philosophe ne peut plus échafauder le système du monde. Il se contentera donc de faire la sémantique des termes désignant ledit monde dans d’autres sciences… Le domaine du savoir mécaniste issu de l’atelier manufacturier a produit un Spinoza, le fondateur les plus achevé de la pensée rationaliste dans son conflit avec la théologie scolastique. Le domaine du savoir glottocentriste issu de la civilisation des services produira un Wittgenstein, le formateur à la fois le plus explicite et le plus échancré de la crise intellectuelle du langage, entre technicité et vie vernaculaire. Wittgenstein passera d’un néo-positivisme triomphaliste reprenant tambour battant le projet leibnizien d’une langue distillée, univoque, propre (Tractacus logico-philosophicus) à une adoration débridé et ludique envers la glottognoséologie (Laurendeau 1997d, 2000b, 2000d) la plus échevelée (Investigations philosophiques). Spinoza construit son dieu en le privant de tous les attributs théologiques. Wittgenstein renonce au langage clair qu’il entendait dicter, en s’avisant du fait que la seule façon de dire le langage est de le montrer brouillon tel qu’il est. Il sera dit que le philosophe gagne ses cocardes en perdant son temps mais surtout en reflétant son époque.
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La fonction récupérante et crypto-réactionnaire du glottocentrisme
Sauf qu’il va aussi falloir dire nos lignes et prendre parti. L’apparent progressisme du glottocentrisme philosophique, quand on le compare à la spéculation des profondeurs, est un leurre navrant. La lutte fondamentale de la philosophie reste celle entre idéalisme et matérialisme. Nominalisme et glottocentrisme se donnent l’apparence d’un passage du premier au second. Illusion. On peut bien remplacer la noologie fumeuse par une sémantique, pointilleuse ou mollassonne, on n’en sera pas moins mentaliste, donc idéaliste. La philosophie herméneutique de Gadamer fournit un bon résumé du glottocentrisme philosophique encore ambiant (tout y est: monde médiatisé par le langage, récupération linguisticiste d’Aristote et de Bacon, Chomsky, Piaget et la philologie). Mais surtout Gadamer montre bien la fonction récupérante et crypto-réactionnaire du glottocentrisme
« Qu’est-ce qui ne fait pas partie de notre orientation linguistique dans le monde? Toute connaissance humaine du monde se trouve médiatisée par le langage. Une première orientation dans le monde s’effectue à travers l’apprentissage de la langue. Mais ce n’est pas tout. La linguisticité de notre être-dans-le-monde articule en fin de compte tout le domaine de l’expérience. La logique de l’induction décrite par Aristote et que F. Bacon a développé dans sa fondation des nouvelles sciences expérimentales a beau apparaître insatisfaisante du point de vue d’une théorie logique de la connaissance scientifique et avoir besoin de corrections – elle n’en laisse pas moins apparaître de façon éclatante ce qui la rapproche de l’articulation linguistique du monde. Dans son commentaire, Thémistius a d’ailleurs illustré ce chapitre d’Aristote (An. Post., II, 19) en faisant appel à l’apprentissage de la langue, domaine dans lequel la linguistique moderne (Chomsky) et la psychologie (Piaget) ont ouvert de nouveaux horizons. Mais il faut reconnaître en un sens encore plus large que toute expérience se fait par l’élargissement communicatif constant de notre connaissance du monde. Elle est elle-même la connaissance du déjà connu, mais en un sens beaucoup plus profond et plus général que n’a pu le penser la devise formée par A. Boeckh pour définir le travail du philologue. C’est que la tradition dans laquelle nous vivons n’est pas simplement une soi-disant tradition culturelle qui se composerait strictement de textes et de monuments et qui transmettrait un sens constitué linguistiquement ou historiquement documenté, tandis que les déterminants réels de notre vie, les conditions de production, etc., resteraient «dehors»: bien au contraire, le monde qui est lui-même éprouvé sur un mode communicatif nous est toujours transmis, traditur, comme une totalité ouverte. Ceci n’est rien d’autre que l’expérience. Elle se trouve partout où le monde est éprouvé, où une étrangeté a été levée, où se produit l’illumination, l’intuition, l’appropriation. »
(GADAMER 1996: 111-112)
Nous voici donc avec deux jeux d’acquisition des connaissances. Gadamer les embrume mais ils sont là tout de même. La connaissance directe, praxique, tactile, empirique, corporelle, limitative mais intime, secrète, profonde, averbale et la connaissance indirecte, héritage intellectuel par le texte, l’objet et l’image des connaissances reçues et endossées sans vérification sur la base de la crédibilité des instances qui en sont les dépositaires. Contestons un peu la ci-devant articulation linguistique du monde. Qu’en est-il tant de la connaissance directe et de la connaissance indirecte face au langage? Bon, la seconde n’est pas exclusivement langagière mais elle implique inévitablement du langagier. Moi, qui ne suis jamais allé à Tokyo, je suis parfaitement prêt à admettre que j’ai besoin du mot Tokyo pour me représenter la plus grande ville du monde. Faute de la chose, j’ai toujours le mot, mais de là à basculer dans le nominalisme… C’est que Tokyo n’est pas qu’un mot. C’est un capteur sous lequel j’amplifie Toronto, New York, Paris et Sao Paulo (villes dont j’ai une connaissance directe) pour me représenter la susdite plus grande ville du monde, en praxis. Dire donc que la connaissance indirecte serait strictement philologique ou langagière c’est prendre le contenant pour le contenu ou, en quelque esbroufe pathétiquement MacLuhanesque, le médium pour le message. Le glottocentrisme philosophique prend ici sons premier coup dans l’aile. Rien ne s’améliore lorsqu’on se tourne vers la connaissance directe. Quiconque a la naïveté de tonner que toute connaissance humaine du monde se trouve médiatisée par le langage n’a jamais joué au tennis, croqué une pomme ou pris un bain. Gadamer voudrait que le monde qui [serait] lui-même éprouvé sur un mode communicatif nous [soit] toujours transmis, traditur, comme une totalité ouverte. Ceci n’est rien d’autre que l’expérience. dit-il encore. Ceci est bien moins que l’expérience en fait. Ceci est la transmission doxale, scholastique, typée de la connaissance du monde. En plein celle dont Descartes et Galilée se méfiant le plus. Le linguisticisme est ici nettement un instrument de récupération engluant l’expérience dans la philologie, la doxa, la tradition. Ici, il n’y a pas à dire: la philosophie régresse. Elle régresse sur les premiers modernes, sur la Bacon de l’expérimentation, sur le Descartes de la méthode, sur le Galilée de la lunette, sur le Spinoza de la lecture rationnelle des Écritures.
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Bibliographie
GADAMER, H.G. (1996), La philosophie herméneutique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée – Essais philosophiques, 259 p.
HABERMAS, J. (1976), Connaissance et intérêt, Gallimard, coll. Tel, 386 p.
HABERMAS, J. (1987), Logique des sciences sociales et autres essais, Presses Universitaires de France, Coll. Philosophie d’Aujourd’hui, p 459 p.
HOTTOIS, G. (1979), L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Éditions de l’Université de Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, LXIX, 391 p.
LAURENDEAU, P. (1990a), « Theory of Emergence: toward a historical-materialistic approach to the history of linguistics (chapter 11) », JOSEPH, J.E.; TAYLOR, T.J. dir., Ideologies of language, Routledge, Londres et New York, pp 206-220.
LAURENDEAU, P. (1990e), « La gnoséologie et son influence sur la théorie linguistique chez Gustave Guillaume », Histoire, Épistémologie, Langage, tome 12, fascicule I, pp 153-168.
LAURENDEAU, P. (1990g), « Perspectives matérialistes en histoire de la linguistique », Cahiers de linguistique sociale – Linguistique et matérialisme (Actes des rencontres de Rouen), vol. 2, n° 17, Université de Rouen et SUDLA, pp 41-52.
LAURENDEAU, P. (1990i), « Percept, Praxie et langage », SIBLOT, P.; MADRAY-LESIGNE, F. dir., Langage et Praxis, Publications de la Recherche, Université de Montpellier, pp 99-109.
LAURENDEAU, P. (1997d), « Helvétius et le langage », Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Pergamon, Oxford, Article n° 0033 [Publication sur CD-ROM, texte non-paginé de 22 pages].
LAURENDEAU, P. (1997b), « Contre la trichotomie Syntaxe/sémantique/pragmatique », Revue de Sémantique et de Pragmatique, n° 1, Université Paris VIII et Université d’Orléans (France), pp 115-131.
LAURENDEAU, P. (2000b), « Condillac contre Spinoza: une critique nominaliste des glottognoses », Histoire, Épistémologie, Langage, tome 22, fascicule 2, pp 41-80.
LAURENDEAU, P. (2000d), « La crise énonciative des glottognoses », BHATT, P.; FITCH, B.T.; LEBLANC, J. dir. Texte – L’énonciation, la pensée dans le texte, n° 27/28, pp 25-86.
SPINOZA, B. de (1954), « Appendice contenant les pensées métaphysiques », dans Traité de la réforme de l’entendement, Gallimard, Collection Folio-Essais, pp 160-216.
WITTGENSTEIN, L. (1961), Tractacus logico-philosophicus, Gallimard, Coll. TEL, 365 p.
WITTGENSTEIN, L. (1965), Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard, Coll. TEL, 425 p.
Caravelle said
Limpide… mais opaque aussi…
Julien Babin said
Oui mais pas tant que ça. La philo suit l’histoire… si on suit l’argument…
Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage said
Il est hautement important que cette question du langage comme catégorie philosophique soit comprise adéquatement. On a trop dénigré le langage. On l’a vertement critiqué de deux façons et dans deux directions.
Première attitude de dénigrement. On a reproché au langage de simplement exister et d’apparaître comme une sorte d’intermédiaire implacable, de dépôt contraignant, de zone tampon nuisible, de croute alourdissante, qui nous empêcherait d’avoir un accès direct et libre à l’expression pure des réalités et des idées. On criait alors au trop-langage. On aurait voulu le remplacer par des notions aériennes, ou des monstrations limpides, ou des gestes fluides, ou des projections idéelles de toutes natures, mais libres de verbalisations, éthérées, directement mentalisées. Bof…
Seconde attitude de dénigrement. On a reproché au langage de ne pas être assez langage, après lui avoir reproché d’être trop langage. Là, on voulait qu’il reste bien en place mais on l’accusait de mal faire son boulot. Il était soi-disant trop mou, trop flou, trop parcellaire et trop emberlificoté dans la multiplicité des langues et des arguties de traduction. On criait alors au trop-peu-langage. Les langues naturelles étaient perçues, dans cette analyse, comme incomplètes, difformes, vagues, brouillonnes et inachevées. Il aurait fallu que le langage culmine enfin, qu’il soit précis, complet, exhaustif, univoque, formel, mathématisé, qu’il arrive à dire les choses sans ambiguïté. Re-bof…
Assumons-le langage simplement, modestement, comme ce qu’il est, une des particularités ordinaires de notre existence, à travers laquelle il est nécessaire de passer pour arriver à produire une conceptualisation. Sur cette question, c’est encore le Wittgenstein crépusculaire qui voyait le plus clair.
Magellan said
Très éclairant. On sent bien les fameux changements de paradigmes philosophiques et leurs déterminations matérielles.
Rimonne said
Tous les hyperliens aux autres textes de Paul Laurendeau sont fascinant aussi. C’est son fond prof d’université qui se révèle ici…