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Tourisme non-empirique dans le Vieux Québec

Posted by Ysengrimus sur 15 août 2020

Au départ, Fragonard évoque le colin-maillard, qui a tout à voir avec le fait de ne pas voir

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La question du tourisme non-empirique gagne en importance. De quoi s’agit-il? Mazette, du contraire du tourisme empirique, quoi d’autre? Le tourisme empirique veut voir quelque chose. Un monument. Une cataracte. Le Mont Fuji-Yama. La Tour Eiffel. Le tourisme empirique revendique un objet monumental, se l’approprie, le photographie, s’en amuse. Puis, il partage ultérieurement l’émotion qui en émane. On connaît amplement la chanson.

Le tourisme non-empirique, lui, va plutôt se retrouver sur un espace où un événement historique important a eu lieu… mais il n’y a plus rien à voir. Il faut alors s’investir mentalement de la charge historique et/ou de connaissance qui amène à ressentir l’importance du lieu et du moment, tout en renonçant à voir de grandes choses sans abandonner pour autant l’émotion touristique. Une de mes amies s’est rendue autrefois sur le site d’une importante bataille de la Guerre de Sécession. Elle n’a vu que des grands arbres en périphérie d’un beau champ ordinaire. Elle s’est dit, en toute simplicité: C’était ici. Je ne vois plus rien mais je sens l’importance historique de cet espace. Puis, un peu par hasard, elle s’est mise à farfouiller dans le sol et elle a trouvé des cartouches de carabines de 1862. Des cartouches de pierre. Le sol de ce champ en était truffé. Elle m’en a même ramenée une, en souvenir. Moment suave. Son expérience de tourisme non-empirique est redevenue subitement empirique, de la façon la plus insolite possible, grâce à ces petits objets inattendus. L’éternel retour du concret.

Arrivons-en au Vieux Québec. Me voici en compagnie de Madeleine Riopelle (nom fictif), dans la portion intérieure de la petite ville fortifiée. Madeleine n’aime pas trop le tourisme conventionnel. Elle trouve d’ailleurs Québec un peu pas mal submergée et ravaudée par le surtourisme. Elle est parfaitement ouverte à l’idée de l’expérience du tourisme non-empirique. Dans cet état d’esprit de saine curiosité, nous allons investir six espaces.

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La chapelle Notre-Dame des Victoires tout au fond de la Place Royale. Photo: Madeleine Riopelle

1- La chapelle Notre-Dame des Victoires. Nous nous rendons dans la Basse-Ville, sur la Place Royale. La petite chapelle, toute neuve, toute coquette, toute pimpante continue de se laisser regarder ombrageusement par le buste de Louis XIV, fort tonique, lui aussi. Je m’évertue à évoquer les bombardements, au dix-huitième siècle, de cet espace par les navires des bostonnais de Nouvelle-Angleterre depuis le fleuve qui, lui, n’est plus visible aujourd’hui sur la Place Royale, car il est désormais caché par les pans des jolis pâtés de maisons. Mais, dis-je à Madeleine, vous vous doutez bien que je ne vous ai pas amenée ici pour vous parler d’une petite chapelle démolie par des boulets de canons anglais et dix ou douze fois réparée ou reconstruite depuis. Non, non, l’intérêt non-empirique du moment présent réside dans le fait que la susdite petite chapelle Notre-Dame des Victoires se trouve sur le site exact de la toute première Abitation de Samuel de Champlain. Vous respirez en ce moment le même air (enfin, pas vraiment, mais on se comprend) que les tous premiers Français établis dans les Amériques. Madeleine prend une grande respiration et regarde subitement la petite chapelle avec plus d’attention, même si son secret profond n’est toujours pas perceptible.

Trace langagière restituant explicitement. le non-empirique enfouis. Photo: Madeleine Riopelle

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Le restaurant Aux anciens canadiens. Photo: Madeleine Riopelle

2- Le restaurant Aux anciens canadiens. Il ne s’agit pas d’y manger mais de simplement le voir, sur la rue Saint-Louis. La réputation architecturale française du Vieux Québec est largement surfaite. Depuis 1760, l’occupant britannique a considérablement reformaté la disquette Vieux Québec. Tant et tant que, même s’il ne faut pas le dire trop fort, le Vieux Québec ressemble beaucoup plus au Vieux Boston qu’à je ne sais quelle petite ville provinciale française. De fait, des maisons datant du Régime Français, il n’y en a plus tant que ça intra-muros. Le restaurant Aux anciens canadiens est justement une d’entre elles. L’expérience non-empirique consiste donc ici à découvrir la Maison Jacquet (1677) dans laquelle est aménagé ce resto fin et, à travers elle, l’architecture inattendue et secrètement distinctive des maisons québéciennes du fond français disparu du Vieux Québec.

Trace langagière restituant explicitement. le non-empirique enfouis. Photo: Madeleine Riopelle

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L’Escalier Casse-Cou vu depuis la Rue du petit Champlain. Photo: Madeleine Riopelle

3- L’Escalier Casse-Cou. Un élément capital de l’expérience mentale en tourisme non-empirique, c’est la prise de contact avec l’objet culturel à haute charge symbolique. Le cas suprême et extrême en la matière, dans la culture touristique occidentale, reste le Manneken-Pis. Cette statue d’un petit babi qui fait pipi située à Bruxelles (Belgique) est le paradoxe culturel par excellence. Elle dispose en effet d’un prestige symbolique planétaire alors qu’elle fait deux pieds de haut et n’est pas installée selon une configuration bien précise, ou esthétiquement significative. Avec Manneken-Pis, on dira que l’expérience de tourisme non-empirique réside dans le prestige symbolique immense et immatériel d’un zinzin exempt de la moindre stature monumentale perceptible. À son échelle, le Vieux Québec va nous donner à découvrir un problème analogue, avec deux de ses escaliers. Dans la Côte de la Montagne, long dénivelé incurvé qui descend vers la Basse-Ville, on croise deux escaliers extérieurs distincts. L’Escalier Frontenac est magnifique, somptueux mais sobre, victorien d’allure, tout de fer forgé. Dans sa splendeur vieillotte, il se raccorde joliment à la Côte de la Montagne et nous fait monter vers la spectaculaire Terrasse Dufferin. Plus bas, sur la Côte de la Montagne toujours, l’Escalier Casse-Cou nous fait, lui, descendre vers la Rue du Petit Champlain. La comparaison —la comparaison empirique— de ces deux escaliers est indubitable. Visuellement, Frontenac est plus majestueux et élégant que Casse-Cou, qui est en pierres et ciment gnagnan et parfaitement ordinaire. Frontenac vole et semble flotter, par paliers, au dessus de nous, parmi les arbres. Casse-Cou est engoncé dans son quartier et il descend, tout simplement. Mais, au plan non-empirique (entendre ici: au plan culturel et symbolique), Casse-Cou l’emporte en prestige haut la main sur Frontenac. L’Escalier Frontenac, personne sait c’est quoi alors que l’Escalier Casse-Cou du Vieux Québec est renommé dans toute l’Amérique Française. J’irais même jusqu’à dire sans vaciller que l’Escalier Casse-Cou, c’est rien de moins que le Manneken-Pis du Vieux Québec.

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Là où les eaux sont larges (vue depuis la Terrasse Dufferin). Photo: Madeleine Riopelle

4- La Terrasse Dufferin. Même le beau, le grandiose et le panoramique peuvent discrètement cacher leur imperceptible contraire non-empirique. Madeleine monte donc l’Escalier Frontenac sans s’essouffler (contrairement à moi) et se retrouve sur la Terrasse Dufferin, magnifique promenade de bois massif faisant belvédère. Elle aperçoit le fleuve gigantesque se déployant immensément par delà la portion est de la terrasse. Puis elle observe le fleuve plus étroit sur son versant sud, en le rebroussant empiriquement vers l’ouest. La vue est grandiose et la charge monumentale est dense et sublime. Du beau tourisme rétinien comme on l’aime. Et pourtant, ce qui se joue ici est crucialement non-empirique. En effet ce qui se déploie sous nos yeux est, de fait, linguistique autant que perceptuel. La motivation du nom même de la ville de Québec est en train de frapper nos sens. Québec viendrait d’un mot iroquoien qui signifie «l’endroit où les eaux se resserrent». On voit donc justement, là, devant nous, en contrebas majestueux, l’endroit où les eaux se resserrent devant Québec. Le dénommé se transpose calmement au niveau du constaté… Voici Québec, au plan de l’étymologie et de l’histoire, rehaussé dans la superficialité empirique du fait géographique qui, sans nous, aurait ébloui sans plus, et surtout sans livrer son secret le plus suave. Vous voulez finir par aller voir ce fleuve de plus près, chère Madeleine. Eh bien, descendez… tel est le second étymon possible (montagnais, celui-là) pour Québec… l’endroit où il faut descendre de sa barque.

Là où les eaux se resserrent (vue depuis la Terrasse Dufferin). Photo: Madeleine Riopelle

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5- La Place de Paris. Le tourisme non-empirique n’est pas toujours soigneusement planifié. Il s’en faut d’une marge. Parfois il résulte, au contraire, de catastrophes perceptuelles imprévues. C’est ce qui advient lorsque j’amène Madeleine voir la Place de Paris. Je veux absolument lui montrer la sculpture non-figurative Dialogue avec l’Histoire de Jean-Pierre Raynaud. J’affirme haut et fort que l’axe du cube par rapport à l’axe du parallélépipède de la statue, sur la petite place, correspond à l’axe du corps du Château Frontenac par rapport à son rempart, au sommet du promontoire. Vue du bord du fleuve, la statue apparaît donc comme une sensible abstraction-dialogue de son formalisme épuré avec l’immense hôtel-château au sommet du Cap Diamant. Eh bien, patatras, catastrophe empirique majeure. La statue Dialogue avec l’Histoire a tout simplement disparu de la Place de Paris. Elle a été détruite par les autorités québéciennes (vous avez bien lu) qui s’apprêtent à réaménager la susdite petite place. Une copie amplifiée de ladite statue, intitulée Autoportrait se retrouve, nous dit-on, devant le Grand Théâtre de Québec. Effondrement de l’affect. Tout mon échafaudage hypothético-non-empirique s’en trouve implicitement intégralement démantibulé. Cuisante contrariété. Nous n’irons pas. Trop loin, trop chiant et je me sens comme si je venais de recevoir cette statue directement sur la tête. Madeleine, qui, c’est bien le cas de la dire, n’a rien vu, écoute patiemment mes explications et extrapolations hagardes mais j’ai bien peur que, sur ce coup là, le non-empirique (criant ici — la petite place en rénovation est intégralement vide) ne se soit un peu perdu dans le non cohérent.

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6- La Porte Saint Jean. Rassurons-nous, elle, elle n’a pas bougé de son emplacement, au bout de la Rue Saint-Jean. En descendant cette dernière, je m’abandonne à réciter à Madeleine une portion de la magnifique chanson de Gilles Vigneault, La Rue Saint-Jean:

En descendant la rue Saint-Jean
J’ai rencontré mon père
Qui s’en allait sur son chemin de terre
Et moi sur ton ciment
Et moi sur mon ciment
Levé ma main pour l’arrêter
Mais il ne me vit guère
M’a doucement fait signe de me taire
Moi qui voulais parler
Moi qui voulais parler
Il a traversé le village
Et moi la ville en même temps
Perdu ni son pas ni son âge
Je n’en pourrais pas dire autant…

Un magnifique moment de rencontre non-empirique entre les générations, que cette belle chanson vignaltienne. Nous voici donc devant la Porte Saint Jean. Photographie. Clic. Clac. Une certitude empirique, une, enfin… Voire… Nouvelle manifestation des limites de l’empirique, en fait, si nécessaire. Porte française des murailles françaises de Québec, dirions-nous. Saint-Jean, je vous demande un peu. Eh bien, non. Oh que non. Notre civilisation québécoise nous impose derechef une autre de ses fichues observations (on goûtera le mot) non-empiriques: les murs français de Québec n’existent plus, eux non plus. Ils ont été soigneusement démolis par l’occupant, tout de suite après la Conquête, pour bien affirmer le statut de ville ouverte de l’ancienne capitale coloniale. La muraille actuelle fut construite par les Britanniques eux-mêmes circa 1775, qui craignaient la Révolution Américaine… eh oui… Oubliez ça, Québec, ville fortifiée française des Amériques. Rien n’est vraiment comme nous le suggèrent les apparences… et leur principal thuriféraire local: le tourisme superficiel, toc, empirique. Nous tentons toujours de fuir ce dernier, Madeleine et moi, à la terrasse d’un faux café français type, fort convainquant au demeurant… et dont nous tairons pudiquement le nom, justement pour les sauver encore un petit peu, ces fameuses apparences…

La Porte Saint Jean. Empirique? Voire… Photo: Madeleine Riopelle

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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