Le Carnet d'Ysengrimus

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  • Paul Laurendeau

  • Intendance

Le complexe de Joey Zasa

Posted by Ysengrimus sur 15 février 2018

Joey Zasa (joué par Joe Mantegna) dans THE GODFATHER III (1990)

Joey Zasa (joué par Joe Mantegna) dans THE GODFATHER III (1990)

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Le gangster Joey Zasa est un personnage fictif créé par Mario Puzo et Francis Ford Coppola dans le film The Godfather Part III (1990). C’est une des figures mafieuses auxquelles le Parrain, Miguel Corleone, est confronté. Alliés formels, Corleone et Zasa sont en fait des ennemis farouches et leur conflit intestin forme une portion importante de la trame de cet opus cinématographique. Mais Joey Zasa nous intéresse moins ici dans ses turpitudes criminelles que dans son profil ethnoculturel plus général. Une des nombreuses raisons pour lesquelles Joey Zasa irrite profondément Miguel Corleone va nous mener directement au coeur de notre propos.

Nous sommes, dans The Godfather Part III, au début des années 1980. La communauté italo-américaine a bien évolué et elle s’est largement intégrée à la civilisation continentale. Miguel Corleone s’adonne depuis des décennies à des activités criminelles complexes se déployant à grande échelle et requérant une attitude feutrée, discrète, peu ostensible. Il envisage désormais de se tourner graduellement vers des investissements légitimes, maintenant que le contexte général est moins discriminatoire qu’autrefois. Et Miguel entend procéder tout doucement, en homme d’affaire d’officine, sans tambour ni trompette. Sauf que Joey Zasa a une autre conception de l’enchâssement des personnes et des institutions de sa communauté ethnoculturelle dans le cadre du rêve américain. Joey Zasa considère que les italo-américains doivent désormais se promouvoir ouvertement, s’affirmer fermement, prendre leur place. Il faut cesser de mettre des gants. Cette prise de possession d’une affirmation ethnoculturelle de soi se déploie sur le présent mais aussi sur le passé, sur l’histoire. Ainsi Joey Zasa est le genre de figure publique à se lancer dans une grande campagne promotionnelle visant à démontrer et faire unanimement accepter (notamment dans les manuels scolaires) le fait —par exemple— que le téléphone n’a pas été inventé par Alexander Bell mais bien par l’italien Antonio Meucci (1808-1889). Joey Zasa est un ostensible, un flamboyant, un tapageur. Il se soucie quasi maladivement de l’image publique des italiens et des italo-américains. Mais une portion importante de sa propre communauté (dont, entre autres. Miguel Corleone) trouve qu’il en fait trop. Il nuit à sa cause plus qu’il ne la sert.

J’appelle COMPLEXE DE JOEY ZASA l’attitude de CERTAINS représentants de CERTAINES communautés ethnoculturelles quand ils confondent intégration effective et ostentation promotionnelle, préférant ainsi le clinquant symbolique aux acquis sociaux effectifs pour leur communauté ethnoculturelle. Le Complexe de Joey Zasa est une attitude affectant quasi-exclusivement les figures bourgeoises des communautés ethnoculturelles concernées. C’est fondamentalement un comportement de classe, une posture de commerçant dont la camelote serait rien de moins que, d’un bloc et sans nuances descriptives, la communauté ethnoculturelle même dont le commerçant en question s’autoproclame le promoteur. Ces figures bourgeoises communautaires représentent une sorte de projection hypertrophiée de leur propre accession symbolique de classe et la généralisation indue de cette projection sur tous les représentants réels ou fantasmés de la communauté ethnoculturelle concernée. Souvent une grande gueule chronique ou un pamphlétaire forcené, le bourgeois communautariste atteint du Complexe de Joey Zasa se considère personnellement (et souvent exclusivement) comme le dépositaire du corps de procédures comportementales, interpersonnelles et individuelles autant qu’institutionnelles et collectives, permettent d’assurer une bonne réputation à toute sa communauté ethnoculturelle. Inutile de dire que l’idéologie, souvent étroite, étriquée, conformiste, victimaire et réactionnaire, des Joey Zasa de ce temps ceinture étroitement leur vision du devoir-être communautaire de leur groupe et des autres groupes envers leur groupe. Implicitement, pour notre bon héraut communautaire, tout tend fortement à être la faute des autres. Les problèmes de son groupe sont, aux vues de Joey Zasa, largement un artefact interculturel du groupe de l’autre. Traumatisme historique et autorité victimaire à la clef, Joey Zasa est un complexé, au sens classique et ordinaire du terme.

Nous allons prendre un exemple semi-fictif suavement autocritique tout autant que terriblement représentatif. Il y a quelques années, j’ai prononcé une communication intitulée AVOIR UN MÉCHANT LANGAGE portant sur le jugement souvent sévère, parfois indulgent, presque toujours dialectiquement contradictoire, que les québécois portent sur leur langue vernaculaire et sur les comportements interactifs qui s’y associent. Dans cette communication utilisant des données de corpus, je donne l’heure juste sans concession, décrivant les bons coups et les errements de mes chers compatriotes avec percutant mais aussi avec un recul tout sociologique. La communication était présentée à Paris, devant un auditoire international. Après mon exposé, je me fais tasser dans un coin par la sociolinguiste Cégismonde Mercier (nom fictif). Cégismonde Mercier PhD est une des figures de la sociolinguistique montréalaise du siècle dernier. Professeure titulaire, elle dirige un important centre de recherche sur la sociolinguistique du français québécois. En un mot, c’est une de nos (petites) éminences (locales). Et l’éminence se met à vertement m’enguirlander. Sans contester la véracité d’aucune des conclusions de ma communication, elle me reproche malgré tout de l’avoir prononcée parce que ce qui y est dévoilé n’est pas très bon pour l’image publique du Québec (verbatim). Je lui rétorque que je me soucie moins d’image publique que de pertinence descriptive mais elle continue de me chanter la chanson du toute vérité n’est pas bonne à dire et du prestige international du Québec et de patati et de patata. Je lui signale alors, en toute déférence, que je crois fermement qu’elle souffre du Complexe de Joey Zasa. Elle ne comprend pas un traître mot de ce que je lui raconte et tourne les talons, drapée dans sa certitude d’un primat crucial —pour le bien d’une communauté ethnoculturelle spécifique: la sienne— de la relation publique lénifiante sur la description adéquate des faits socio-historiques. Des sciences humaines comme croupion ancillaire aux objectifs promotionnels de Quebec Inc. Bon sang de bon… où vont nous subventions?

Historiquement, collectivement, sur les différentes scènes locales comme au niveau planétaire, nous entrons dans une phase hautement sensible de mise en interface des communautés ethnoculturelles de notre grand domaine. Le communautarisme civique est vraiment de mise et il le sera de plus en plus. Dans un tel contexte délicat, requérant toute la diplomatie collective imaginable, les éléments se comportant comme des voyageurs de commerce et souffrant chroniquement du Complexe de Joey Zasa apparaissent comme des personnages archaïques pataugeant nuisiblement dans le jeu de quilles interculturel, avec leurs gros sabots. On observe que certaines communautés ethnoculturelles s’intègrent mieux que d’autres dans une société majoritaire. Je ne vais pas citer d’exemples: ils se devinent. Un simple petit examen de conscience suffit. Pensez au groupe ethnoculturel dont vous jugez qu’il s’intègre le mieux. Cherchez-y des Joey Zasa, des figures publiques ostensibles qui font une promo lourde et bruyante de ce groupe. Vous n’en trouverez pas. Pensez maintenant au groupe ethnoculturel dont vous jugez qu’il s’intègre le moins bien. Cherchez-y des Joey Zasa, des figures publiques ostensibles qui font une promo lourde et bruyante de ce groupe. Vous en trouverez. Et vous pourrez les nommer, vous les représenter visuellement et retracer leur trajectoire tintinnabulante dans les médias. Comme nous sommes tous potentiellement le Joey Zasa d’un autre, nous devons méditer cette question pudiquement, avec le regard autocritique requis, devant notre avenir collectif mondial qui s’avance.

Le gangster Joey Zasa finit ses jours abattu par Vincent Mancini-Corleone, le neveu de Miguel Corleone, contre le grée de ce dernier, qui en a marre des guerres mafieuses. Il s’agit d’un capotage (les américains disent un hit) ayant eu lieu dans le strict cadre du conflit pégreux entre Zasa et les Corleone. Mais toute la communauté italienne de ce petit univers fictif pousse un discret soupir de soulagement. Elle ne regrette pas trop longtemps cet élément remuant, tapageur et infatué qui voulait trop bien faire et risquait d’entraîner sa communauté dans des rapports de force indus avec le reste de la société civile et qu’il a bien fallu finir par faire taire, de l’intérieur. Adieu Joey, fleuron d’un temps…Voyons à apprendre à te faire taire en nous aussi, avant que tu ne t’attires ce genre d’ennui avec les membres de ta propre communauté ethnoculturelle déjà, elle, plus avancée que toi, en matière de communautarisme civique.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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16 Réponses to “Le complexe de Joey Zasa”

  1. Val said

    Un sujet tellement délicat. Mais il est tellement intéressant d’y penser aussi, surtout dans le cas de la question de l’intégration des groupes ethnoculturels. L’intégration, l’assimilation… sont-elles bonnes pour ces groupes? Est-ce qu’on vise toujours à s’intégrer au sein de la majorité? Est-ce que certains «Joey Zasa» ne seraient pas en train de résister à l’assimilation, de garder une identité unique parmi la majorité? La voix lourde bruyante, pourrait-elle être une voix de résistance?

    [Une fois de plus, Val, vous touchez le point sensible du débat. Joey Zasa n’est pas Gabriel Nadeau-Dubois, si je puis dire. Il représente un communautarisme bourgeois imitateur et tapageur. S’il y a une résistance à une assimilation là-dedans, elle est non dégrossie, semi-consciente et largement involontaire. Joey Zasa endosse pleinement les valeurs et les fumets de la tablée américaine. Il veut même tirer toute la nappe à lui… — Ysengrimus]

    • Val said

      Ah, je comprends. Il n’est pas Patrisse Cullors, non plus, je suppose. Je manque du contexte dans mon analyse car je ne connais pas très bien Godfather 3, mais vous l’avez éclairci. Merci.

    • Marie Verne said

      Il reste que Val soulève un point valide, ici. Il ne faudrait pas se mettre à faire insidieusement la promotion du silence communautaire en exploitant l’agacement que peuvent susciter les Joey Zasa de ce monde…

      Question sensible…

      • Val said

        Surtout quand ce silence communautaire s’applique seulement aux groupes marginalisés ou minoritaires… La complicité est silencieuse. On s’intègre mieux quand on reste silencieux. La résistance, elle, est parfois bruyante.

  2. Caravelle said

    Pour ma part, je pourrais vous en dire un bout sur la discrétion nécessaire des groupes de diaspora…

  3. Denis LeHire said

    Vie et mort de Joey Zasa:

    Coppola et Puzo (qui sont eux mêmes d’éminents italo-américains) voient juste, ici. S’assimiler tapageusement et prétentieusement, c’est toujours s’assimiler. Le vrai résistant ici, c’est le petit délinquant asocial qui égratigne la voiture en 1:34… pas Joey ou ses gardes du corps…

    • Magellan said

      Corleone et Zasa sont tous les deux des bourgeois. Le meurtre de Zasa (commandité et exécuté par les Corleone) est un acte guerrier (pas révolutionnaire). On n’a pas spécialement à prendre parti dans les guerres bourgeoises et Ysengrimus ne le fait pas, d’ailleurs. Il signale simplement que la culture communautariste produit deux types bourgeois. Le type Corleone (discret, feutré, insidieux) et le type Zasa (tapageur, frondeur, vitriolé).

      Je crois que l’analyse sociologique, qui est déjà chez Coppola et Puzo, est très finement glosée et généralisée ici par Ysengrimus… Il y a un complexe de Joey Zasa, je le crois, et je n’y avais tout simplement pas pensé avant de lire ce billet.

      • Piko said

        La lutte des classes traverse l’espace communautaire et le détermine plus radicalement que la lutte des peuples. C’est indubitable.

  4. Sissi Cigale said

    Parlons aussi de Cégismonde Mercier (nom fictif) dans l’exemple d’Ysengrimus. Empêcher un petit sociolinguiste de dire froidement ce qu’il a à dire sous prétexte qu’on est soi-même une sommité québécoise et que l’étude est bonne, valide certes, mais ne fait pas paraître les québécois à leur meilleur (selon madame), c’est de la censure et c’est de l’intimidation, point. Un colloque scientifique, c’est pas une estrade de publicité nationale, bazwelle! C’est des affaires comme ça qui font que les sciences humaines marchent si mal…

    • Line Kalinine said

      Je seconde ceci de tout cœur.

      Important. On notera la dimension autocritique dans cet exemple d’Ysengrimus. On exemplifie ici la problématique des Joey Zasa québécois

      • Greg Durable said

        Important.

        Le regard utile porté sur Joey Zasa est celui qui est porté sur lui de l’intérieur de sa communauté. On ne parle pas ici des Zasa des autres (que l’on tendrait à discriminer alors — je partage pleinement la prudence de Val sur ceci) mais des nôtres. C’est notre Joey Zasa intérieur qui est en cause. Lui seul.

  5. Catoito said

    Historiquement, collectivement, sur les différentes scènes locales comme au niveau planétaire, nous entrons dans une phase hautement sensible de mise en interface des communautés ethnoculturelles de notre grand domaine. Le communautarisme civique est vraiment de mise et il le sera de plus en plus. Dans un tel contexte délicat, requérant toute la diplomatie collective imaginable, les éléments se comportant comme des voyageurs de commerce et souffrant chroniquement du Complexe de Joey Zasa apparaissent comme des personnages archaïques pataugeant nuisiblement dans le jeu de quilles interculturel, avec leurs gros sabots.

    Ceci est crucial. L’affirmation bruissante des petites communautés locales est beaucoup moins importante que la mise en place définitive et collective de notre grande communauté planétaire. Elle s’en vient. Depuis mon petit coin de terroir, je la sens venir…

  6. Le Boulé du Village said

    J’ai pas de problème avec l’idée de résister, comme québécois… Mais pas en prétendant que les québécois ont inventé les cretons. Je veux juste être moi-même et pas me faire imposer des choix culturels étrangers, des religions, des régimes politiques, des multinationales commerciales…

    • Freluquet du Dimanche said

      Inventer les cretons! Est bonne.

      Tout le monde sait que les québécois ont surtout inventé le bouton à quatre trous rotatif!

  7. Tourelou said

    J’aime la diplomatie et la force tranquille que Corleone dégage. Il transmet bien l’image de ce proverbe italien « Tel semble être un agneau au-dehors qui est un loup au-dedans »

    N’est ce pas là une façade trop utilisée dans bien des situations de nos jours? Pas juste ethnoculturelles…

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