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Douze thèses fondamentales de Robert Bibeau et Khider Mesloub dans AUTOPSIE DU MOUVEMENT DES GILETS JAUNES (2019)

Posted by Ysengrimus sur 7 octobre 2023

Bibeau-Mesloud

C’est le système capitaliste qu’il faut briser, pas les vitrines des Champs-Élysées.
Bibeau et Mesloub 2019, p. 167

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Dans leur ouvrage, Bibeau et Mesloub (2019) nous ont servi leur analyse d’autopsie du mouvement Gilets Jaunes. Plus qu’un panorama événementiel circonstancié, l’ouvrage de nos deux collaborateurs livre une analyse détaillée de l’impact historico-social de ce mouvement populaire début de siècle. Le travail approfondi des deux observateurs permet de dégager au moins douze thèses, débatables certes, mais indispensables pour relancer une description adéquatement théorisée des mouvements sociaux progressistes. Il est temps, comme le fait toujours la synthèse que l’on dégage d’un mouvement de luttes, de mettre à plat les premiers éléments de principes théoriques ayant ici émané de l’action des masses.

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Thèse 1. Le mouvement Gilet Jaunes est une situation de lutte contemporaine originale autant dans son auto-engendrement que dans ses prises de positions et que dans les soubassements théoriques implicites de son élargissement. Ce mouvement procède de l’inouï, de l’original, de l’autonome et du radicalement subversif. En cela, il représente une expérience de radicalité crucialement utile pour une compréhension adéquate des luttes sociales contemporaines.

Ce Mouvement, ni syndicalement corporatif ni politiquement captif, par son caractère spontané, constitue l’un des premiers évènements de lutte de classe de ce genre au XXIe siècle. Imperméable au mot d’ordre d’union nationale partisane ou à l’alibi du sacrifice pour la patrie, ce mouvement refuse de s’acquitter de l’impôt de l’indignité sociale, autrement dit de la dégradation supplémentaire des conditions d’existence déjà amplement détériorées par le capital depuis que l’économie est en crise. En dépit de la propagande étatique et médiatique, ils sont descendus dans la rue. Plus de 300 000 manifestants ont occupé des lieux stratégiques pour exprimer leur colère, pour paralyser l’économie, la production de plus-value, les profits; plus de 2 000 rassemblements et blocages de raffineries et approvisionnement des supermarchés, et arrêt des péages à l’entrée des autoroutes. Au-delà de la dénonciation de l’augmentation du prix des carburants, ces manifestants ont exprimé leur colère contre l’accroissement de la CSG, la baisse des pensions désindexées, et de manière générale contre toutes les politiques menées par le gouvernement des riches depuis l’intronisation de Macron à l’Élysée. (p. 78)

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Thèse 2. Le mouvement Gilets Jaunes incarne le discrédit complet de tous les dispositifs politiques conventionnels. Il est la manifestation explicite d’un rejet des vecteurs socio-politiques d’encadrement de l’intégralité de la société bourgeoise, tant ceux de la soumission que ceux de la résistance. La gauche, la droite, les syndicats, les politiques, tout le fatras convenu des décideurs et des tripoteurs politiciens de toutes farines est sur la touche. La méfiance des masses est généralisée, sentie, tangible, épidermique. Le discrédit de l’intégralité du corps politique d’une époque est intégral, radical et dévastateur.

Certes, le Mouvement des Gilets jaunes est inorganisé, mais c’est ce qui fait sa force, pourrait-on dire. Aucun cacique syndical, aucune ONG stipendiée, ni aucun parti politique de gauche ne peut le trahir pour quelques deniers. Contrairement à la propagande médiatique, il n’est pas apolitique, mais antipolitique bourgeoise et anticapitaliste. La différence est de taille. Il est foncièrement opposé à tous les partis politiques traditionnels inféodés au pouvoir, alliés du capital. Il en est de même des organisations politiques d’extrême gauche et d’extrême droite qui le dédaignent. Et c’est salutaire. En réalité, le Mouvement des Gilets jaunes récuse toutes les catégories politiques du mode de pensée bourgeois respectueux de l’ordre établi. (pp 80-81)

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 Thèse 3. Dans sa spécificité, le mouvement Gilets Jaunes, à partir de son déclencheur de lutte concrète contre une taxe sur le carburant, est l’indicateur de crise de la réforme hasardeuse d’un grand secteur industriel essoufflé. Le mythe écolo de la taxe sur la carburant dissimule très mal le fait qu’on entend refinancer, à frais populaires, la relance de la grande cathédrale gothique du parc automobile, secteur hautement symbolique, mariant industrialisme et consumérisme et voué à une mort lente de par sa longue saturation surproductrice.

Aujourd’hui, après avoir encensé l’usage du carburant diesel jugé plus économique et écologique, le lobby de l’industrie, pour résoudre la crise du secteur automobile aux marchés fortement saturés, invente l’alibi écologique en vue de contraindre les travailleurs à renouveler le parc de voitures par l’acquisition  de nouveaux véhicules réputés «écologiques» [sic], coûteux et fortement subventionnés. Force est de constater qu’en l’absence d’un réseau de transport public délibérément sous-développé afin de permettre aux industriels de l’automobile d’écouler leurs cercueils roulants, la voiture est devenue de nos jours un moyen de transport indispensable (l’espace urbain tout entier a été aménagé en fonction de l’automobile). Particulièrement à notre époque où le lieu du travail s’est considérablement éloigné du domicile des travailleurs, contraints désormais de payer chèrement leur trajet pour se rendre sur leur lieu d’exploitation. (pp 75-76)

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Thèse 4. L’existence contemporaine d’une gauche éclectique mène à une analyse sociétale, sociologique et socio-historique éclectique. La gauche boite. Petite-bourgeoise et chamarrée, elle est triturée de contradictions internes qui la tiraillent et la polarisent entre réforme et révolution. Ce tendanciel ancien a trouvé son application originale dans le déploiement et dans l’agonie lente du mouvement Gilets Jaunes. On passe, insensiblement mais fatalement, de la protestation à la prosternation. L’analyse autolégitimante, ici, suit la courbe du mouvement, sans plus.

Le reste est à l’avenant et maintenant que de jeunes écolos centriques et des urgentologues  climatiques proposent de prendre le relais pacifique des manifs populistes, nous assistons à l’Acte final du pouvoir dictatorial annonçant la fin du cérémonial des processions dominicales. Le reste sera abondamment commenté par les analystes de la gauche éclectique qui y verront des mesures «liberticides» (toujours cette mystique petite-bourgeoise de la démocratie et de la liberté sous l’esclavage salarié) et qui ergoteront sur les façons de faire perdurer ces actions de prosternation. (p. 28)

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Thèse 5. Le clivage de classe du mouvement détermine le clivage de ses décisions d’action et est symptomatiquement révélé par elles. Les errements des décisions sont des errements de classes. Et le débat les concernant est une lutte. Pas de configurations décisionnelles problématiques sans luttes pratiques et sociales les sous-tendant. La dichotomie larvée de la lutte des classes ne s’abrogera certainement pas au nom de la cause.

Cette dichotomie entre la petite bourgeoisie et le prolétariat s’est manifestée non seulement au niveau des revendications, mais aussi au niveau des actions. La petite bourgeoisie privilégiait les actions percutantes, mais sans grandes conséquences sur l’économie et les profits, telles que les manifestations-parades, ponctuées de «casses» urbaines futiles, les pétitions inutiles, les poursuites judiciaires ridicules, l’appel dérisoire aux institutions internationales, les conférences de presse, les appels à la mythique «opinion publique» et aux médias dont ils avaient pourtant tellement à se plaindre. Les Gilets jaunes prolétariens, quant à eux, privilégiaient le blocage des ronds-points, la fermeture des ports, l’arrêt du transport des marchandises et des salariés, la grève générale et la paralysie de l’économie, autant d’actions qui attaquaient directement la plus-value et les profits des capitalistes, grands et petits. (p. 21)

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Thèse 6. Le caractère petit-bourgeois d’une des dominantes du mouvement est notamment révélée par la posture d’action du révolutionnaire calendaire. Le réflexe très secteur tertiaire de couler l’action civique dans la grille-horaire du capitalisme quotidien au ras des mottes est un indice majeur de la distinction fatale entre un mouvement brutal qui éclate et une action conciliante qui se serine. L’idée incongrue de révolutionnaire calendaire reste une contradiction dans les termes.

Actions appuyées sur les mêmes rêveries petites-bourgeoises citoyennes de justice sociale, justice fiscale, capitalisme vert écologique, gouvernement pas cher et économe, démocratie électoraliste parlementaire et référendaire. Nous avions les révolutionnaires du week-end, nous aurons désormais les révolutionnaires calendaires, résolus à lutter, mais selon un agenda agencé en fonction d’un calendrier politique respectant le planning familial et professionnel, en tenant compte de la disponibilité de chacun, car nos révolutionnaires calendaires ont des impératifs de carrière à respecter et des loisirs à consommer.  (p. 159)

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Thèse 7. L’augmentation du SMIC ne diminue pas l’endettement des travailleurs mais l’augmente. Ce phénomène (expliqué dans le détail de ses ressorts économiques aux pages 135 à 140) tient à la tension entre salaire et extorsion de la plus-value. Les auteurs parlent ici d’une utopie socialiste du SMIC.

L’utopie socialiste du SMIC se présente comme suit: un salaire minimum en hausse réduirait soi-disant l’étalement des salaires et l’endettement des salariés. C’est qu’un salaire minimum plus élevé modifierait la répartition du capital en orientant les investissements technologiques vers les secteurs aux salaires plus élevés (afin de mécaniser et de diminuer le nombre de salariés onéreux). Recherche, innovation, mécanisation et robotisation augmenteraient la productivité sociale globale. Les preuves empiriques réfutent cette théorie. Pourquoi la hausse du salaire minimum gonfle-t-elle le nombre de bénéficiaires (le SMIC devient le salaire médian) sans hausser le salaire moyen réel ni la productivité sociale globale? C’est qu’avec une classe ouvrière disloquée et affaiblie, dans une conjoncture de surproduction et de salaires réels à la baisse, une entreprise préfère embaucher de nouveaux travailleurs précaires au salaire minimum plutôt que d’investir dans de nouvelles machineries et de nouvelles technologies afin de réduire les coûts de production unitaires. (p.139)

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Thèse 8. Il y a une difficulté théorique et pratique à concilier les grandes causes abstraites petites-bourgeoises et les enjeux prolétariens concrets. Quand on en arrive au fin fond de l’affaire, on en revient au fait basique voulant que les priorités et anxiétés de l’exploiteur ne soient pas les mêmes que les priorités et anxiétés de l’exploité. Ces deux ensembles de priorités ne sont pas que distincts, ils sont explosivement et crucialement antinomiques.

Le petit-bourgeois se préoccupe de la «fin du monde», le prolétaire se préoccupe de la «fin du mois», annonciateur de la fin du monde. L’expression, employée par un manifestant, a fait florès. Comment concilier les exigences du pouvoir d’achat et les impératifs écologiques et climatiques? (p. 39)

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Thèse 9. Le parti prolétarien ne peut pas se mettre en forme théorique et pratique avant que la classe prolétarienne en lutte ne soit passée à l’action. Le grand absent de ces luttes torrentielles (ainsi que de cette défaite, ceci N.B.) fut le parti prolétarien léninien classique, avant-garde groupusculaire éclairée et fer de lance initial du combat. Il n’y en avait tout simplement pas et tellement pas que Bibeau et Mesloub en sont venus à conclure (un peu hâtivement à mon sens) à son inutilité organisationnelle de principe. Vision semi-spontanéiste risquée et dialectiquement problématique. Enjeu organisationnel majeur, ce point reste sujet à débat.

Le combat des prolétaires révolutionnaires vise à préserver leur autonomie politique de classe afin de ne pas retomber dans les ornières du réformisme petit-bourgeois de droite ou de gauche. Par l’analyse stratégique et tactique, nous parviendrons à assurer l’hégémonie du prolétariat. Vous aurez noté que nous n’avons pas écrit: «l’hégémonie du parti sur la classe». C’est que le bilan d’un siècle de lutte de la classe ouvrière conduite sous la tutelle des partis de gauche, nous amène à la conclusion que cette voie organisationnelle aboutit invariablement à l’impasse sectaire, dogmatique, opportuniste, au réformisme politique, à la collaboration de classe et au nationalisme chauvin, quand ce n’est pas au fascisme. (p. 54)

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Thèse 10. Le fascisme et le socialisme classiques sont les deux tendances convergentes de la lutte de classes retardataires s’agglutinant pour leur survie autour d’un capitalisme national anti-mondialiste. Cette thèse rend à la fois un son très années 1930 et un son terriblement contemporain. La crise interne du capitalisme, c’est bien cette lutte contradictoire des millionnaires nationaux contre les milliardaires mondiaux qui est le moteur d’engendrement de toute la ratiocination rouge-brune contemporaine. Il est absolument urgent que le prolétariat pose solidement sa démarcation dans cet espace de conflit brumeux et dense qui n’est rien d’autre que la convulsion crépusculaire du capitalisme.

Le capitalisme national est en voie de disparition alors que le capital fusionne mondialement et se concentre. Ainsi le capital national résiduel (les PME sous-traitantes) s’agglutine autour de l’État national, son agent unificateur. Le fascisme et son corollaire le totalitarisme socialiste sont des méthodes de consolidation du capitalisme d’État, devenu aujourd’hui la forme générale d’organisation politique du capital. Néofascistes et socialistes, communistes, gauchistes se disputent donc la même clientèle électorale petite-bourgeoise et subsidiairement des fragments de la classe prolétarienne retardataire. (p. 124)

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Thèse 11. Il faut mobiliser théoriquement la définition rationnelle d’une classe sociale et bien voir ses conséquences sur la compréhension adéquate des luttes. La notion de classe sociale est indubitablement une des plus bizounées et barbotées de toute la sociologie moderne. Malgré tout l’agacement et la révolte de l’entendement que cela peut susciter, iI est à la fois utile et rafraîchissant de constater ici que nos deux analystes ne perdent pas la sud et mobilisent cette notion incontournable dans toute sa rationalité adéquate. Messieurs, déjà, juste pour ça, en nos temps si intellectuellement indigents, vous vous méritez les respectueux remerciements d’Ysengrimus.

Soulignons au passage que les petits-bourgeois, chiens de garde du capital, ne forment pas une «classe moyenne», un concept inventé par l’école de sociologie américaine. Cette fantaisie sociologique ne vise qu’à masquer la lutte des classes entre ouvriers et prolétaires contre les petits bourgeois, les bourgeois et le grand capital international. Une classe sociale ne se définit pas par son revenu, mais par sa fonction dans le procès de production. (pp 53-54)

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Thèse 12. La guerre de classe reste inévitable. Il n’y a pas de solution réformiste pour y remédier. Il s’agit simplement de comprendre par avance que la révolution s’avance. L’agonie du mouvement Gilets Jaunes EST sa démystification et son détricotage de classe. Non-révolutionnaire, comme la bicyclette de Che Guevara, le temps venu, il ne roule plus et il tombe. C’est donc pas encore ça et, oui, on doit en tirer subtilement toutes les leçons. Un autre jour viendra.

La tâche du prolétariat révolutionnaire n’est pas de faire incarcérer ces catéchumènes du capital en faillite, mais de leur faire comprendre que, quoi qu’ils fassent, le mode de production capitaliste poursuit sa course folle vers la guerre inévitable. C’est le système capitaliste qu’il faut briser, pas les vitrines des Champs-Élysées. Nous devons leur expliquer qu’il est impossible de réformer le capitalisme ou de le forcer à un partage équitable des richesses de la société, car le mode de production capitaliste repose sur l’assouvissement des besoins du capital, aux dépens de la satisfaction des besoins fondamentaux de l’espèce humaine. (p. 167)

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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