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Une petite leçon de matérialisme historique par la fiction: THE MAN WHO CAME EARLY de Poul Anderson (1956)

Posted by Ysengrimus sur 25 novembre 2016

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Il y a quatre-vingt-dix ans pilepoil naissait le grand et prolifique auteur de science-fiction et de fantasy du siècle dernier Poul Anderson (1926-2001). J’ai peu lu de ce maître incontesté du voyage dans le temps mais une de ses nouvelles m’a —disons la chose comme elle est— très profondément marqué intellectuellement. The Man who came early (publiée initialement en 1956) me fut, dans les vertes années et encore aujourd’hui, une véritable leçon de matérialisme historique par la fiction. Pour cause…

Ladite nouvelle en question n’est pas, comme trop souvent, écrite du point de vue du voyageur extratemporel lui-même mais bien du point de vue de l’homme du passé qui fut son hôte involontaire et qui l’observa pensivement à travers le dispositif intellectuel et pratique du cadre de représentations de son temps. Le narrateur du récit est donc ici Ospak Ulfsson, un hobereau islandais maintenant vieillissant, qui vit sur ses terres, quelques années avant l’an mil. Nous sommes en effet en 997 ou 998 après Jésus-Christ et Ospak raconte à un prêtre en train d’amorcer tout doucement l’évangélisation de l’Islande une étrange série d’événements survenue cinq ans auparavant. De fait, notre témoin explique à ce prêtre pourquoi il pense, encore confusément mais assez indubitablement, que la croyance en son Christ finira par avoir le dessus, en Islande. Et ce n’est pas qu’il a eu des visions. C’est plutôt que ce jour-là, cinq ans auparavant, alors que la famille d’Ospak, composée de sa femme Ragnild, de sa fille Thorgunna, de son fils Helgi et de lui-même, travaillait dans les champs, on a vu apparaître, dans un éclair, un homme habillé de manière bizarre, en gris-kaki, avec, sur un casque merveilleusement lisse et bien façonné, un sigle blanc aux lettrages romains (MP). Il avait aussi, hélas, à la taille, un ceinturon contenant une «petite massue en métal». Cet homme, complètement hagard, semblait avoir reçu le coup du marteau de la foudre sur la tête.

Après avoir repris ses esprits, l’homme vient vers eux et leur demande si les Russes ont attaqué avec la «bombache» et si la guerre a été déclenchée, détruisant la ville qu’il prétend avoir vu littéralement disparaître autour de lui (on comprendra par la suite qu’il faisait allusion à la bourgade de Reykjavik, encore relativement lointaine mais devenue, selon ses dires, une grande ville animée). Il parlait un islandais difficilement compréhensible avec un accent étrange et truffé de mots inintelligibles mais, après un certain ajustement, il restait l’un dans l’autre compréhensible (notons que la langue islandaise, rurale et insularisée, a peu changé en un millénaire). Le personnage était linguistiquement compréhensible, s’entend, car le reste de ses propos apparaissait largement incohérents ou délirants. Il se met à poser toutes sortes de questions absurdes: où était-on, à quelle époque était-on, a-t-on entendu parler de la «base» des «étazunis», bref des choses sans queue ni tête. On s’efforce de lui expliquer le temps présent en utilisant les procédés de datation locaux. Des choses comme: «nous sommes six lunes après la grande pêche au saumon». Cela ne l’aide guère. Il mentionne alors un certain Leif Erikson, inconnu alors. Devant notre ignorance concernant ce personnage, il est proprement sidéré. Au bout d’un moment intensément cogitatif, il est apparu comme abattu, et il a tenté d’expliquer qu’il venait de mille ans dans le futur, à un moment où un peuple se trouvant sur un grand continent vers l’ouest, un peuple appelé Américains (un peuple chrétien d’ailleurs), avait envoyé des soldats en Islande pour défendre l’île contre les Russes. Sûrement, cet homme avait complètement perdu l’esprit. Mais aujourd’hui, cinq ans plus tard, qu’on parle de plus en plus des voyages de Leif Erikson et de la possible découverte d’un continent loin vers l’ouest, la position d’Ospak est plus nuancée qu’elle ne l’avait été à l’époque sur ce que racontait cet étrange homme… cet homme du futur?

En tout cas, ce jour là, la famille d’Ospak conclut plus simplement que ce Gerald «Samsson» doit être un naufragé maritime (alors qu’une sorte d’orage aux effets extratemporels inconnus l’avait effectivement catapulté contre son grée un millénaire dans le passé). On l’emmène à la maison, où on lui donne à manger, à boire, ainsi que des habits. L’inconnu raconte alors, sur un ton convaincu, les us et coutumes de son pays. C’est alors très étrange: il parle de petits engins permettant de converser d’un bout à l’autre du pays, de machines autonomes pouvant se déplacer plus vite que les chevaux, ou de navires ailés capables de voler comme des oiseaux. Il évoque aussi des maisons composées de dizaines d’étages empilés les uns sur les autres. Mais surtout la configuration sociale de ce pays parait parfaitement incompréhensible. Il n’y a là, soi-disant, aucun règlement de compte féodal ou clanique d’aucune sorte. Une manière de force tutélaire, le roi du pays ou quelque chose, se charge de punir les contrevenants, sans qu’aucun groupe familial ne s’implique directement dans la solution punitive. Ce roi doit en avoir plein les bras et doit manquer de temps pour se fabriquer un héritier (ironisent les Islandais, amusés). Gerald explique aussi qu’il est lui-même le représentant d’une police militaire et que son accoutrement, un uniforme, lui est fourni par le roi de son pays. Voilà un roi, ma foi, bien mesquin qui dicte à ses barons comment s’habiller. Gerald fait cadeau d’un canif suisse à Ospak. Celui-ci est fort content de ce présent somptuaire. La lame étrangement pliable en est minuscule mais elle lui parait excellente et superbement aiguisée. Ospak promet de donner des cadeaux à Gérald en retour, des épées, des haches, etc.

Le lendemain, les Islandais de l’entourage d’Ospak essaient de mieux circonscrire ce que Gerald est capable de faire. Il peut, avec de petits bâtonnets avec du rouge à leur extrémité qu’il possède, allumer du feu. Les Islandais sont amusés, lui demandant s’il est un colporteur envisageant de vendre ces petits bâtonnets à feu, assez pratiques. Gerald commence alors à se rendre compte que ces primitifs ne seront pas si faciles à frimer. Ils ont leur solide logique d’époque et leurs tranquilles certitudes collectives. C’est lui qui apparaît comme un olibrius isolé, une bête curieuse. Il leur montre qu’il peut aussi tuer un cheval avec sa petite massue en métal en lui envoyant une bille dans la tête, dans un bruit de tonnerre. Le fait est surprenant certes, mais, encore une fois, cela ne suscite ni panique, ni déférence excessive, ni consternation. Voilà une autre sorte de curiosité utile. Et celle-ci risque de ne pas compenser bien longtemps pour les curiosités inutiles. En effet, Gerald ne connaît rien aux travaux de la ferme, ne comprend rien aux vaches et aux cochons, et lorsqu’il veut travailler le métal, il démolit deux têtes de javelots et provoque un début d’incendie. Il bavarde beaucoup mais fait peu. Il dit qu’il lui faudrait les outils lui permettant de fabriquer les outils lui permettant de fabriquer finalement les bons outils. Vachement compliqué…

Il a aussi des idées pour créer des navires plus gros, métalliques, et capables d’aller loin sur les mers, mais cela ne correspond pas vraiment aux besoins ou aux capacités d’armateurs des Islandais, des Vikings. Ceux-ci mènent leurs affaires de guerre et de commerce sur des petits navires furtifs, solides mais légers, faciles à construire dans un matériau disponible (le bois) et surtout, par-dessus tout, maniables de façon simple et limpide, par des hommes libres, ne fonctionnant pas comme un équipage spécialisé, hiérarchisé et servile. Comme Gerald est étudiant en ingénierie, il a aussi des idées sur les plus petits navires. Ces idées sont d’ailleurs assez originales. Il les illustre même par de beaux dessins au noir de charbon. Refaire la disposition des voiles pour pouvoir aller plus vite et même, oh merveille, voguer contre le vent. Ajouter une très grande quille sous le bateau, pour permettre à celui-ci de pencher et de gagner en vélocité, notamment justement sous le vent. Le rapetisser et en retirer le double lot de rames pour désencombrer son aérodynamisme. Les Islandais sont attentifs mais dubitatifs. Cette quille longue et encombrante ne permettrait plus de tirer le drakkar sur la plage et de s’y abriter rapidement en cas d’escarmouche ou d’offensive terrestre. Ce lot disparate de voiles triangulaires dans tous les sens, montées sur une mâture pas vraiment amovible, ne vaudrait pas une bonne grande toile rectangulaire au moment de s’abriter collectivement de la pluie glaciale et torrentielle. Et que faire de cette nef minuscule sans rames au moment des interminables mers d’huile? Mais surtout, surtout, comment manœuvrer pour monter au combat et comment mener ce dernier si le nombre de guerriers s’embarquant sur l’esquif diminue excessivement. Non, franchement, les grosses embarcations métalliques, visibles et ostensibles, de ce vantard attireraient tous les pirates vikings d’ici jusqu’aux côtes de Norvège et ses petits voiliers incongrus et bizarres n’apporteraient absolument rien d’utile ou de constructif eux non plus… Le fait est que la supériorité technique du yacht de plaisance décrit en détails par Gerald ne compense aucunement ses graves limitations sociales. Le yacht, comme son promoteur, arrive trop tôt.

Bref, dans le regard de ses hôtes involontaires, non seulement cet homme est fou à lier, mais en plus c’est un incapable. La seule qui semble vraiment voir quelque chose de profond et de lumineux en lui, c’est Thorgunna, la fille d’Ospak. Il représente pour elle une sorte de raffinement futuriste et de subtilité nobiliaire qui l’interpelle et la touche. Mais quand Gerald commet l’erreur involontaire d’expliquer qu’il est sans terre et qu’il vit dans une tour avec d’autres familles, il se disqualifie socialement comme prétendant (fort) éventuel de la fille d’un propriétaire foncier de la stature d’Ospak. Un certain nombre de voisins commence alors à ricaner et à ironiser sur l’étranger. C’est le cas notamment de Ketill, un des prétendants de Thorgunna.

Ketill, justement, s’en prend éventuellement à Gerald et lui tient des propos offensants (le traitant de poète paresseux et de propre à rien vivant aux crochets d’honnêtes fermiers). Les deux hommes en viennent aux mains et Ospak, qui ne donne pas cher des chance de Gerald, constate avec surprise que le jeune policier militaire du futur a une sorte de jeu de prises mystérieux lui permettant de faire bouler son adversaire au sol à plusieurs reprises, sans que les coups que l’autre lui lance ne portent vraiment. L’injure est d’autant plus cuisante pour Ketill que savoir se battre les mains vides c’est savoir lutter comme un esclave, sans plus. Le vrai combat se joue les armes à la main. Malgré les tentatives d’Ospak pour calmer le jeu entre les deux jeunes lutteurs, l’algarade s’aggrave. On passe au combat à mains armées. La rixe entre les deux hommes vire alors au désavantage de Gerald, qui ne sait pas se battre avec le lourd armement quincaillier des hommes du dixième siècle. Ketill lui tranche la main gauche avec son épée courte. Gerald prend alors son arme à feu et le tue net, dans un raffut de tous les diables et avec un éclair de feu qui sort de la petite massue de métal. Le meurtrier sans terre juge avoir agi en situation de légitime défense. Ce ne sera pas l’opinion de tout le monde.

Hjalmar, le père de Ketill, ami et associé politique d’Ospak Ulfsson, vérifie d’abord si Ospak assume un lien de vasselage quelconque avec cet inconnu. Ospak qui craint la tension permanente qu’installerait sur son quotidien, pourtant si tranquille, et sur celui de ses enfants une guerre larvée de vendetta clanique nie engager la moindre allégeance envers Gerald Samsson. Hjalmar demande alors le droit de se venger ou du moins d’obtenir le prix du sang. Ospak, sentant la pression et la déception de sa fille, propose à Hjalmar de l’indemniser, mais Hjalmar refuse. Payer pour l’homme qui foudroya son fils avec son arme mystérieuse serait se lier à lui, ce qu’Ospak a déjà refusé de faire. Gerald doit payer, lui-même, en monnaie d’or pour la mort de Ketill. Prix double, en plus, à cause de la nature insolite de l’arme. Comme il n’a pas un liard, l’inconnu éperdu et ensanglanté est dans l’incapacité de payer. Au grand désespoir de Thorgunna, il s’enfuit donc prestement.

Gerald Samsson trouve alors refuge dans la contrée environnante, mais son ignorance des règles islandaises de vie en société parachève sa perte. Au lieu de dire immédiatement la vérité à son nouvel entourage sur la cause de son exil en cours et d’attendre, selon le rituel, la fin du courroux des dieux, il reste muet sur son crime, auprès de ses nouveaux hôtes, espérant peut-être avoir le temps de se rendre en Irlande. Mais le téléphone arabe devrait en fait s’appeler le téléphone islandais. On apprend rapidement la nature de son crime et le fait de ne pas l’avoir ouvertement reconnu et assumé fait maintenant de lui un hors-la-loi, ne bénéficiant plus des délais divins. Traqué pendant plusieurs jours, il se défend âprement avec son arme à feu (un gogo du coin en boite d’ailleurs encore aujourd’hui, un pruneau dans une guibolle), mais finalement, son flingue le lâche et les hardis guerriers d’autrefois finissent pas le terrasser. On l’enterre ensuite sous un tumulus de pierres et, pour éviter les malédictions, on brûle soigneusement toutes ses petites affaires dans un grand brasier… y compris le mignon canif suisse qu’il avait donné à Ospak et que, pour le coup, ce dernier ne peut pas montrer pour preuve au cureton prêcheur recueillant son singulier récit.

Le dernier paragraphe de la nouvelle se lit comme suit, en v.f.:

«Et voici mon récit, prêtre, tel que je l’ai vu et entendu. La plupart des hommes croient que Gerald Samsson était fol, mais moi je crois qu’il nous venait bien du temps futur et que sa perte est venue de ce que nul homme ne peut faire mûrir les épis avant l’époque de la moisson. Pourtant, il m’arrive de penser à l’avenir, dans un millier d’années, quand ils voleront dans les airs et conduiront leurs chars sans chevaux, et détruiront des villes entières d’un seul coup. Je pense à notre Islande de ce temps, et aux jeunes hommes des États-Unis qui y viendront pour nous défendre en une année où la fin du monde menacera, toute proche. Peut-être que quelques-uns d’entre eux, se promenant par la lande, verront ce tumulus et se demanderont quel guerrier d’antan y gît enterré, et peut-être aussi souhaiteront-ils avoir vécu en ces temps reculés du passé où il vivait lui-même, et où les hommes vivaient libres.»

Et vlan. Cette fiction brillante m’est toujours apparue comme le récit parfaitement acceptable, scientifique presque, de ce qui arriverait vraiment à un voyageur extra-temporel contemporain se retrouvant la gueule paumée au haut moyen-âge. La leçon de matérialisme historique qu’apporte THE MAN WHO CAME EARLY en fait, à mes yeux, un magnifique essai-fiction. Chapeau bas, Poul Anderson, pour cette savoureuse fusion entre fiction et savoir.

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