
AVENIR, par Clément Gravel
AVENIR
L’avenir de l’art, nous dit-on
Rejetait la figuration
Il se préparait des bosses
Il faisait courser des rosses
Il plaçait des taches blanches
Si aléatoires et si denses
Au sommet d’un noir poreux
Qui bavait des chants cireux
Rencontre de l’incolore
Pour tout ouvrir et tout cloreEt l’avenir percutait
Les épaisseurs et les reflets
Il les forçait à se rendre
Comme des places fortes qu’on veut prendre
Peinturer c’est comme écrire
Ça vous annonce un avenir
Tout en se moquant de lui
En cuisant des vieux biscuits
Et en démontrant, tout silencieusement
Que l’avenir, c’est maintenant
Dans les deux dernières années, j’ai écrit une soixantaine de pictopoèmes sur des tableaux du peintre québécois Papy (Clément Gravel). Le captivant travail de ce peintre est hautement logogène. Il s’agit en effet d’un corpus pictural très spécifique et très idiosyncrasique dont les qualités patafiguratives, plastiques et chromatiques sont, de fait, extrêmement favorables à un compagnonnage entre l’image et le verbe. Force est d’admettre qu’en matière de pictopoésie, les opportunités scripturales varient amplement, en fonction des œuvres picturales ou photographiques approchées. Il est des cas où la possibilité d’écriture d’après peinture ou photo est plus contrainte, plus balisée, moins expansive, moins étrange aussi. Ainsi, par exemple, lorsqu’un tableau ou une photographie fournit d’office l’intégralité du détail configuratif de sa narration et de ses thèmes, on est beaucoup plus en situation ouverte de service scribe et de mise en mots d’une perspective déjà construite et amplement balisée dans le tableau même. On mentionnera aussi les cas de peintures extrêmement formalistes où, finalement, si vous avez deux angles avec l’intérieur de l’angle du haut en rouge, l’extérieur de l’angle du bas en noir, le tout barré d’un trait blanc oblique et portant le titre Sans Titre #147, les possibilités de variations textuelles sur de telles assises peuvent se trouver rapidement assez restreintes.
Chez le peintre Papy (Clément Gravel), on s’installe solidement tout juste entre ces deux tendances, sous les jubilatoires fourches caudines torves, venteuses et variables du patafiguratif le plus calmement exploratoire. Il y a, chez ce peintre hautement insolite et très prolifique, un certain nombre de tableaux au sein desquels des éléments narratifs, toujours fugitifs et furtifs, peuvent arriver à perler. La force et la souplesse des configurations narratives se manifestant dans ce corpus pictural tient au fait, écru mais précieux, trivial mais sublime, ordinaire mais peu banal, que lesdites configurations sont habituellement lâches, molles, distendues, esquissées, problématiques. La solide naïveté du traitement ainsi que la procédure extrêmement permissive et libre de la présentation picturale, fait qu’il s’installe un espace très profond pour une interrogation et un exercice de découverte. Et un tel exercice prend habituellement corps verbalement. Le corpus pictural de Papy (Clément Gravel) se travaille aussi en direction du non-figuratif (comme dans l’exemple retenu ici, quoi que…) et là aussi, affleure une façon de procéder, une texture, une nervosité, une diffraction de ce qui se trouve en place, qui, tendanciellement, génèrera du texte. On a ici affaire à un art pictural qui, de par ses qualités sobres autant que de par les modalités senties du traitement de l’image, ouvre puissamment vers un logos labile et fluide. Une poéticité en devenir.
Longtemps avant d’être un facteur de mise en place de nos poéticités élaborées, le fait logogène est une particularité parfaitement ordinaire. Pour formuler la chose simplement, suggérons d’abord qu’un jardinet tout peuplé de petits persos insolites est logogène (allumeur de parole)… tandis que l’enterrement en noir, sous la pluie et les parapluies, d’une personne aimée est logolythique (extincteur de parole). Plaçons-nous ensuite dans une disposition de découverte artistique ordinaire, par exemple, dans une exposition de tableaux que des gens visitent par petits groupes. La situation logogène se manifeste fort simplement lorsque l’on observe discrètement le comportement des gens qui regardent des tableaux comme ceux de Papy (Clément Gravel), dans une telle exposition. On s’aperçoit que, comme très souvent avec ce genre de corpus pictural, les observateurs se parlent intensément. Ils discutent entre eux, ils se posent des questions comme qu’est ce que c’est ça, selon toi? C’est une meute de loups mais qu’est ce que c’est ça, tout autour? Et des petites exclamations jaillissent… Oh, c’est un personnage probablement féminin. On le voit apparaitre, en regardant assez fixement. Oh, qu’est ce que c’est que ce visage? Que veux-tu dire, perso étrange? Que veux-tu me faire? Le patafiguratif, dans ce mode d’expression visuel, charrie mille interrogations et découvertes. Et il est inévitable que, dans le parcours observateur de ce mode d’expression pictural, le texte soit un compagnon incontournable
Ce qui rend le travail de Papy (Clément Gravel) profondément logogène se déploie sans effort. Et cela réside dans un compagnonnage moiré entre simplicité et gravité. Il y a, dans cette œuvre picturale, une aptitude, à la fois vivement perceptible et particulièrement heureuse, à saisir des situations simples, dépouillées, souvent proches de la nature… des paysages, du jardinage, des animaux en décors forestiers, des personnages élémentaires, presque analogues à des dessins d’enfants. Et pourtant, crucialement, en même temps, on sent une grande dimension de gravité, presque de sacralité. Et cela fait qu’on a fortement envie de tendre vers ce mode d’expression et d’y entrer, comme en un petit cérémonial. Et de fait, pour moi, la choses s’est avérée d’autant plus saisissante que ma première découverte du travail de Papy (Clément Gravel) s’est effectuée grâce à l’enchâssement de fac-similés de ses toiles au sein d’un franc discours textuel, la magnifique biographie de Papy (Clément Gravel) que l’on doit à Claude Desjardins (Papy, le peintre amoureux, 2020). Je ne peux en rien revendiquer d’être le premier plumitif du cru chez qui le corpus Papy (Clément Gravel) a fait jaillir du texte… et pour cause… Claude Desjardins avait ouvert la marche.
Une autre facette du travail de Papy (Clément Gravel) qui assoit sa belle portée logogène, c’est définitivement le jeu fluide sur le bruissement des teintes. Il y a, dans la façon de gérer les couleurs à l’intérieur de cet univers vif, à la figuration élémentaire et fluctuante, presque une touche sémiologisée, comme une sourde charge symbolique des couleurs et des coloris. Assez rapidement, en appréhendant visuellement ce corpus, on sent que les jaunes, les rouges, les bleus, les verts, les blancs, les noirs disent des choses qui sont presque en demande de verbalisation. Tout voudrait se formuler simplement, tout en restant sujet à un grand ensemble d’ouverture d’interprétations. Aussi, on se rend bien compte qu’on a ici affaire à quelque chose qui s’exprime et qui, en même temps fatalement muet, appelle du texte. Et d’ailleurs non seulement le texte est appelé de tous les vœux francs des couleurs en articulations mais, en mode esquissé toujours, le texte est clairement schématisé. De fait, en pictopoésie, le titre du tableau devient automatiquement le titre du poème. Le poème est ancillaire, secondaire. Il est écrit après le tableau et d’après le tableau. Il se jouxte crucialement au tableau par le raccord du titre. Or il y a, chez Papy (Clément Gravel), une particularité formelle intéressante, du point de vue de l’intendance du texte. Les tableaux de Papy (Clément Gravel) sont intitulés en immanence visuelle. Entendre par là que le titre des tableaux fait directement partie de l’expérience picturale. En effet, Papy (Clément Gravel) peint le titre de son tableau au bas dudit tableau. Toujours. Ainsi, l’intitulé fait partie intégrante de l’expérience visuelle vu qu’il est intimement intégré dans la présentation imagière et ce, pour tous les tableaux. Déjà, donc, un proto-texte est installé, dans l’espace pictural, par le peintre lui-même. Et ce proto-texte, c’est le titre. Appel fondateur d’un texte qui viendra, qui devra venir.
On a affaire ici à un peintre qui, sans y penser spécialement, sans le préparer particulièrement, et sans le vouloir explicitement, va créer les conditions maximales à l’engendrement du texte. Pas trop narratif lui-même, pas trop anti-figuratif non plus, subtilement discret au plan des thèmes, l’équilibre fougueusement logogène de ce corpus pictural unique s’installe en toute tranquillité. Chez Papy (Clément Gravel), le figuratif tremble, il frémit, il assume sereinement et simplement son malaise principiel. Et le malaise principiel du figuratif, surtout dans la conjoncture d’art moderne qui est la nôtre… eh bien, cela fait inexorablement fermenter le principe générateur force du texte pictopoétique. De la soixantaine de pictopoèmes que j’ai produit sur la base du corpus pictural de Papy (Clément Gravel), il y a une quinzaine de poèmes qui prennent la forme, explicite ou allusive, de sortes de micro-manifestes au sujet de la crise de la figuration picturale, cette dernière tout naturellement tributaire des priorités de la modernité. Je cite supra, pour exemple, le pictopoème (et son tableau) Avenir qui roule un peu comme un de ces micro-manifestes. Ce que j’y dis c’est ce que le tableau fait insondablement percevoir. Peinturer c’est comme écrire. Ça vous annonce un avenir, tout en se moquant de lui…
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Hantise de l’interrupteur lumineux II (du nouveau sur les ready-made)
Posted by Ysengrimus sur 7 décembre 2018
Hantise de l’interrupteur lumineux II (photo: Source Vive)
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Simplement prendre note que c’est un interrupteur lumineux, ou que c’était un interrupteur lumineux, qui a changé de destination, puis c’est tout.
(d’après Marcel Duchamp)
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Mort il y a tout juste cinquante ans, Marcel Duchamp (1887-1968) continue de manifester sa présence aussi chafouine que lancinante et je voudrais ici en témoigner de par un charmant petit cadeau du Nouvel An qui me fut offert par ma nièce Iphigénie Civile, le 13 janvier 2018. Comme il s’agit encore de ces si obsédants ready-made, je vais me permettre de résumer le problème du jour à partir de quelques petites citations tirées de la remarquable vidéo À propos des ready-made (entretien de Marcel Duchamp avec Philippe Colin), du 21 juin 1967. D’abord que veut dire ready-made? Marcel Duchamp répond ainsi:
On retracera mes autres développements sur les ready-made ICI, ICI et ICI. Je veux pour le moment concentrer l’attention sur la dimension esthétique du problème qu’ils posent. Bon, en gros, on trouve des hélices, des soupapes, des roues de vélo ou des porte-chapeaux ici et là et on les investit directement comme objets d’art, en leur apportant peu ou pas de modifications. Cela se donne comme prosaïque, ironique, un peu frondeur mais compréhensible. L’objet trouvé qu’on a choisi devient art. L’option (qui a d’ailleurs eu un grand retentissement) semble au départ assez simple. Sauf qu’une autre radicalité est alors recherchée, beaucoup plus ardue, elle. Duchamp:
Sauf que là, ayoye, c’est toute ben juste pas faisable. Tous ces objets que Duchamp a investi comme ready-made sont aujourd’hui dans des musées du monde entier (habituellement sous forme de reproductions, les originaux étant souvent perdus). Et tout le monde se pâme sans fin sur eux, ou rage contre eux. Avec une certaine amertume aigre-douce, Duchamp était parfaitement conscient de la dimension quasi-insoluble de cet aspect anti-esthétisant du problème. N’importe quoi, vous savez, aussi laid que ce soit, aussi indifférent que ce soit, deviendra beau et joli après quarante ans, vous pouvez être tranquille. Alors, c’est très inquiétant, n’est-ce-pas, pour l’idée même de ready-made. (Marcel Duchamp dans À propos des ready-made — 4:46-4:57). Cette inquiétude philosophique est d’autant plus sentie du fait que, de par le ready-made, Duchamp souhaite, fermement et radicalement, faire disparaître complètement la sensibilité esthétique en art plastique, pour la remplacer par une sorte de froid constat factuel, post-industriel, neutre, libre de toutes les contemplations aimantes ou haïssantes. Vaste programme.
Pour ma part, je croyais dur comme fer que cette option anti-esthétisante de Marcel Duchamp représentait l’échec de la radicalité des ready-made. Je me disais: ti-père, au mieux tu es un grand naïf, au pire tu te fous ouvertement de notre poire, d’imaginer qu’un objet investi (par l’artiste, professionnel ou amateur) comme réalité non-utilitaire restera exempt de toute dimension esthétique. Juste: ayoye. J’étais certain que la mise sur l’axe beau/laid collait obligatoirement, comme effet fatal et conséquence inévitable, au halo sociologique de l’objet (artisanalement fabriqué ou ready-made) investi en soi, comme objet. J’ai donc cru en cet échec de Duchamp sur la dimension esthétique des ready-made, jusqu’en ce jour béni du 13 janvier 2018.
L’expérience que j’ai vécu en ce susdit 13 janvier 2018, dans des conditions parfaitement ordinaires (et très sympathiques) va profondément bouleverser les conclusions que j’avais précédemment mis en place dans mon esprit, sur cet échec qu’aurait subit Marcel Duchamp dans l’élimination de la dimension esthétisante du ready-made. Alors suivez bien le mouvement.
Une semaine plus tôt, le 6 janvier 2018, à la suite d’une première rencontre du Nouvel An, ma nièce, Iphigénie Civile m’annonce en catimini qu’elle aura un petit cadeau pour moi lors de la seconde rencontre du Nouvel An, celle du 13. Ce n’est pas un cadeau méchant et ce n’est pas un cadeau qui se mange. Touché et intrigué, je réclame qu’on me donne au moins un indice, histoire de me permettre de patienter, pendant cette longue semaine. Éminence des Fleurs (qui est visiblement dans la confidence), ma sœur et la mère d’Iphigénie Civile, me dit, sibylline: Relis un [de tes] vieux billet[s] de blogue. S’installe alors —et cela va prendre une grande importance dans la suite du développement— la réminiscence intertextuelle (si vous me passez le mot: c’est-à-dire le fait tout simple de s’ancrer dans un renvoi à un texte déjà écrit, que les personnes impliquées dans l’échange ont en commun comme objet de connaissance). Le blogue étant, par principe, un espace public, je suis forcé de postuler que les quelques 400 billets du Carnet d’Ysengrimus sont englobés dans cette insinuation de ma sœur. Je râle un peu, à cause de ce nombre (il m’est impossible de retrouver le billet auquel il est spécifiquement fait allusion) mais on ne me fournit pas d’indice plus approfondi. Et les choses en restent là, ce jour là.
Le 13 janvier 2018, le cadeau m’est remis par Iréné Lagare, le conjoint de ma nièce, en présence de cette dernière, de mon frère, de mes deux sœurs, et de tous les invités de cette petite rencontre. L’emballage du cadeau est intégralement (et inconsciemment) en ready-made. Il s’agit d’une de ces pochettes de Noël préfabriquées, qu’on utilise ou réutilise pour les petits cadeaux (on m’avoue même candidement qu’elle fait ici l’objet d’une de ces réutilisations). Les papiers décoratifs bouffants que l’on pose habituellement par-dessus le petit présent dormant au fond de la susdite pochette sont ici des pages de journaux, objet ready-made par excellence, s’il en est. Iréné Lagare me tendant le petit cadeau a même un peu des airs de Père Noël (je le lui signale gentiment, complétant tout naturellement le côté culturellement et préalablement codé du gestus). Il est important de faire observer que tout ceci s’est fait en pure spontanéité et sans aucune allusion à Marcel Duchamp ou à quoi que ce soit d’autre que l’unique source intertextuelle que l’on va bientôt découvrir (allusion formulée initialement le 6 janvier). Tout se joue ici dans des conditions parfaitement ordinaires. Quand ma nièce fronce le sourcil devant cet emballage cadeau semi-improvisé, son conjoint explique qu’il manquait de temps et a du faire avec ce dont il disposait. Et, bon, ça passe. Nous sommes ici dans tout, sauf la lourdingue pâmoison culturelle ou artistique. Dans la spontanéité du mouvement en cours, ces gens ne se prennent aucunement pour des personnages du film Les amours imaginaires de Xavier Dolan, si vous voyez ce que je veux dire.
Je soupèse délicatement le petit cadeau, sans le secouer. Il est léger. Je retire les papiers journaux et m’amuse à les rendre à ma nièce, comme s’ils étaient des documents d’importance. Je déniche finalement, au fond de la pochette cadeau, le petit interrupteur lumineux dont vous voyez la photo au haut de ce billet. Surprise totale et jubilation sentie. Vérification faite ipso facto, il s’agit d’un interrupteur antique dont, crucialement, le déclic est audible. Iphigénie Civile et Iréné Lagare l’ont délicatement recueilli pendant qu’ils procédaient aux rénovations intérieures de leur petit apparte montréalais, datant lui-même de l’époque de l’immédiat après-guerre. Il est alors limpide, pour toutes les personnes présentes, que ceci est une allusion directe au billet de blogue intitulé Hantise révolue de l’interrupteur lumineux (voir notamment le commentaire 10 sous ce billet, qui rapporte à chaud l’événement décrit ici). Comme ce billet fait référence à des souvenirs familiaux, je l’avais posté sur le groupe Facebook secret de ma famille et il a visiblement inspiré ma nièce, lors de ses activités de rénovation domiciliaire.
Arrêtons-nous un instant à l’objet même. S’il est difficile de parler ici d’Art Trouvé (formulation française parfois utilisée pour traduire ready-made — le caractère artistique de l’objet est problématique), il est indubitable que ce petit cadeau est un objet qui est à la fois tout fait et trouvé. Il se qualifie donc parfaitement comme ready-made au sens purement duchampêtre du terme. Là où notre affaire prend tout son sel, c’est qu’à aucun moment dans le processus, aucune des personnes impliquées (notamment les trois donateurs du présent, instigateurs inconscients mais effectifs de son nouveau statut de ready-made) ne se sont engagées sur la voie d’une démarche esthétisante. Personne ne s’est dit que cet objet était joli et que je le poserais sur un espace décoratif… ou qu’il était affreux et qu’en ma qualité d’iconoclaste artistique impénitent, je serais pleinement satisfait de sa hideur. L’objet ici est tout simplement ni beau ni laid et il n’est pas investi comme réalité esthétique ni, du reste, comme réalité utilitaire. En toute spontanéité et sans même que quiconque essaye d’y arriver, la partie la plus ardue du programme de Marcel Duchamp en matière de ready-made vient donc de se réaliser, sous nos yeux, comme si de rien. Investi en présent du Nouvel An, emballé dans un dispositif reçu culturellement l’encodant imparablement comme cadeau (dispositif d’emballage parfaitement ready-made, lui aussi, et ne faisant, lui non plus, l’objet d’aucune émotivité esthétique particulière), cet interrupteur ni beau ni laid, est, un point c’est tout.
La réaction immédiate du tout venant face à ce petit événement a perpétué, toujours sans que qui que ce soit (surtout pas moi) n’y fasse référence, le programme duchampêtre. Entre alors en scène mon frère Coupe-Feu-de-Choc. Il va avancer un certain nombre d’observations parfaitement éclairantes et intéressantes procédant de l’histoire ou de l’ethnologie des technologies. Ainsi, il fait observer que le boîtier de l’interrupteur est en céramique (les boîtiers des interrupteurs modernes sont en métal) et qu’il ne porte aucun numéro de série ou d’identification d’aucune sorte. Ces deux faits confirment le caractère parfaitement archaïque, peut-être même artisanal, de l’objet. Iréné Lagare en fera jouer le dispositif, attirant notre attention sur le fait que la structure interne du mécanisme de la switch est ancienne aussi, et n’existe plus dans les interrupteurs modernes, sous cette forme. Ma sœur Source Vive va même me faire prendre la pose pour tirer une photo de l’objet (c’est la photo supra — son titre est désormais Hantise de l’interrupteur lumineux II). De tous ces commentaires, interventions, observations et analyses, il n’émanera absolument aucune conception concernant l’éventuel beauté ou laideur de l’objet. Il est, un point c’est tout, ni beau ni laid, tout fait. Son impact mental est plus intellectuel qu’émotionnel. Il intéresse mais il n’exalte pas esthétiquement, ni dans une direction (beau) ni dans l’autre (laid). Non, mort de ma mort, Marcel Duchamp n’est pas mort.
Si bien qu’il y a lieu de se demander, l’œil glauque, ce qu’Iphigénie Civile vient de me donner là, finalement. Ce n’est pas un objet utilitaire (il est indubitable que je ne vais pas installer cet interrupteur dans mon bureau). Ce n’est pas un objet artistique (je ne vais pas l’encadrer ou le poser sur un socle, non plus). Qu’est-ce que c’est que ce truc, exactement? C’est pas si trivial, quand on s’arrête à y penser. Le problème n’est pas tout de suite évident. Et, dans ces conditions de réalisation concrètes et effectives de l’intégralité du programme des ready-made duchampêtres (prendre conscience de l’existence d’un objet tout fait sans qu’une visée esthétisante ne fasse jamais partie de l’équation), les faits effectifs nous fournissent (pour le moment) le constat qu’il n’a pas été possible de procéder à cette installation à vide. Évacué l’objet utilitaire, évacué l’objet esthétique, reste (et ça, Duchamp n’y avait pas pensé) l’objet réminiscent. Ma nièce ne m’a pas donné, comme ça, dans le vide, un vieil interrupteur lumineux pas rapport (comme on dit par chez nous), arraché d’un mur vermoulu, aléatoirement, parmi tant d’autres scories. Elle me l’a sciemment donné par allusion à un texte que j’avais préalablement écrit au sujet des vieux interrupteurs au déclic audible de jadis se trouvant dans une maison où elle a elle-même vécu des portions importantes de sa propre enfance. L’objet ne produit plus sa fonction (utilitaire). Il ne produit pas une exaltation (esthétique). Il produit une allusion (intertextuelle). La jubilation de cette allusion est intégrale, certes, mais elle n’est ni fonctionnelle ni artistique.
Sauf qu’elle n’est pas dans le vide non plus. L’espoir duchampêtre de dévider l’objet tout fait de toute détermination est encore toujours un petit peu raté. Il y a un truc, ni plus ni moins. C’est la réminiscence qui occupe la place que n’occupe pas (plus!) la dimension utilitaire, et pas (pas encore?) la dimension esthétique. En remerciant chaleureusement Iphigénie Civile et Iréné Lagare pour ce cadeau, je l’ai qualifié de magnifique (Je reprends d’ailleurs ce qualificatif dans le commentaire 10 du billet sur la hantise de l’interrupteur lumineux). Je suis donc le premier à faire référence à une éventuelle beauté de cet objet. Il s’agit, je m’empresse de le signaler, d’une beauté toute abstraite, toute philosophique, source d’une joie vive de voir Marcel Duchamp avancer d’un autre cran dans la sensibilité émotionnelle et factuelle de nos civilisations industrielles et post-industrielles.
Encore merci à toutes les personnes impliquées dans ce savoureux événement. Elles ont confirmé, si nécessaire, que les petites choses importantes se jouent souvent sans trop y penser… comme en se jouant, justement.
Marcel Duchamp (1887-1968)
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