Le petit morceau d’hagiographie musulmane que je veux partager avec vous aujourd’hui se déploie dans l’immense champ culturel et artistique du soufisme. Il concerne au départ deux mystiques musulmans d’origine perse ayant circulé en Iran (Perse), en Anatolie (Turquie) et en Syrie. Nous sommes au treizième siècle, en Asie Centrale, un territoire immense, carrefour d’influences philosophiques déjà solidement islamisé, culturellement diversifié et vivant dans le danger permanent des brutales invasions mongoles.
Tabrizi (de son vrai nom Shams ed Dîn Tabrîzî, date de naissance inconnue, mort en 1248) est un modeste mais intransigeant derviche. C’est un ascète perse, mystique d’Allah, ayant fait vœux de pauvreté, une sorte de Jérémie musulman tonitruant, se réclamant d’une vérité plus profonde, plus dépouillée et plus radicale que celle des hommes d’institutions. Ce jour là, il arrive à pied en la ville de Konya (Turquie), venant d’Iran. Il rencontre éventuellement Roumi (de son vrai nom Djalāl ad-Dīn Muḥammad Rūmī, 1207-1273), poète, musicien, juriste coranique, savant et intellectuel de bonne famille, ayant pignon sur rue dans la ville (son surnom de Roumi signifie «le Romain» c’est-à-dire l’Anatolien, le Byzantin). Roumi est aujourd’hui considéré comme rien de moins que le Dante, le Cervantès ou le Shakespeare de l’Asie Centrale Persique (celle-ci ne se restreignant pas à l’Iran contemporain). Sa poésie et ses traités de philosophie sont traduits dans de nombreuses langues et exercent, encore à l’époque moderne, une influence culturelle considérable en Asie Centrale, au Moyen-Orient et dans le monde.
Et, donc, moment crucial, en ce jour ordinaire de l’hiver 1244, c’est le choc des visions du monde entre Roumi et Tabrizi, ces deux hommes de dieu si disparates. Roumi est subjugué par la force sobre et essentielle de la pensée de Tabrizi. Tabrizi pressent que ce savant trentenaire qui sent un peu la lampe peut quand même croître, se dépasser, se transcender, se pourfendre et éclore au mysticisme vrai et à la folie du sage. Roumi et Tabrizi vivront quatre années ensemble, dans l’harmonie la plus profonde. Ils étudieront et communiqueront, Tabrizi ayant le statut de cheikh ou maître, Roumi ayant le statut de derviche ou disciple.
Roumi, en sa qualité de notable et de maître d’étude est entouré, depuis déjà un petit moment, d’une camarilla de disciples qui rapidement prendra ombrage de la relation profonde entre ces deux mystiques en altière harmonie que sont, envers et contre tous, Tabrizi et Roumi. Les jeunes notables turcs de l’entourage de Roumi se demandent ce qu’il peut bien fricoter avec cet espèce de Raspoutine perse malodorant, si vous me passez l’anachronisme un peu vif. Une tension insidieuse s’installe. Mais comme Roumi n’est pas exactement un chef de confrérie, il n’a de comptes à rendre à personne sur ses agissements et ses amitiés. Il ignore donc la grogne implicite des hommes, tout à sa communion avec son cheikh et son dieu. Un jour, Tabrizi quitte Konya pour Damas (Syrie), où il doit se rendre temporairement. Il disparaît alors pour toujours. On est quasiment certains qu’il a fait l’objet, à Damas ou ailleurs, de ce que les vieux québécois appellent un capotage. En un mot, il s’est très vraisemblablement fait descendre par un petit escadron des disciples de Roumi, parmi lesquels, possiblement, se trouverait le fils de ce dernier, Baha al-Din Muhammad-i Walad, le futur fondateur de l’Ordre Mevlevi.
Roumi est inconsolable. Il nolise une caravane. Il remue ciel et terre. Il cherche son maître dans toutes l’Asie Centrale et le Moyen-Orient, en vain. Et c’est ici que la plus belle portion de cette légende hagiographique se scinde en deux tranches de pastèque antinomiques, mais aussi touchantes l’une que l’autre. Une version veut que Roumi, sentant finalement monter en lui le deuil fatal et inévitable de Tabrizi, se soit éventuellement vêtu d’une longue robe blanche (couleur du deuil) et se soit mis à tournoyer rageusement sur de la musique funéraire, en un cérémonial complexe, intense et soigneusement préparé, dans un sanctuaire soufi spécifique. L’autre pan de la légende voit, au contraire, Roumi, au cours de sa quête de Tabrizi, se laisser graduellement pénétrer de la joie ordinaire de la ville et, un jour, sous les chants de Allah est le seul dieu! des tresseurs d’or de la place d’un marché quelconque, il se serait mis, tout pimpant, tout spontané, tout regaillardi, à tournoyer sous le soleil, dans ses grands vêtements de notable. Qu’on retienne une version ou l’autre de la légende, ce qui compte c’est que le derviche est devenu, dans la plus concrète et la plus matérielle des dynamiques émotives face au souvenir tendre de son cheikh disparu, un derviche tourneur.
Que ce soit dans le deuil ou dans la joie, donc, l’hagiographie de l’Ordre soufiste des Mevlevi, rapporte que graduellement Roumi a renoncé à chercher son maître perdu Tabrizi en concluant que finalement ce qu’il cherche est tout simplement en repos au fond de lui et que c’est depuis lui-même qu’il se doit d’activer cette force. Il invente donc, la Samā‘, cérémonial mystique de poésie, de musique et de danse, incorporant des instruments de musique comme le ney (qui aurait été l’instrument de musique favori de Roumi) et surtout cette merveilleuse danse giratoire qui deviendra un des traits fondamentaux de la dynamique mystique et physique des derviches.
On sait bien que ces légendes à base d’invention d’une coutume ou d’une pratique vernaculaire ancienne par un héro spécifique ne font pas le poids historiquement et, de fait, il est possible de retracer des éléments musicaux, chorégraphiques et même philosophiques pré-islamiques dans l’héritage cultuel et culturel des derviches tourneurs. Plusieurs des explications qu’on propose de leur cérémonial chorégraphique sont très possiblement ex post, elles aussi. Ce qui compte, par contre, c’est qu’on est ici en face d’un objet ethnoculturel multi-centenaire, hautement représentatif, visuellement et sonorement magnifique, et faisant partie, en toute légitimité tranquille, du Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité (selon la percutante formulation de l’UNESCO).
En 1925, lors du passage révolutionnaire au pouvoir laïc, la République de Turquie a dissous les confréries soufies implantées de longue date sur son territoire, dont celle des derviches tourneurs. L’étroite association de cette dernière avec les arcanes du pouvoir ottoman prit alors fin. Les représentants de l’Islam officiel dans le reste de monde musulman ne protestèrent pas trop devant cette disparition, car, de fait, la fort curieuse dynamique mystique des derviches tourneurs reste une innovation un peu hors-normes (pour ne pas dire suspecte de dérive idolâtre) aux yeux de l’Islam traditionnel. En 1950, le gouvernement turc autorise le retour des derviches tourneurs, déférence obligée envers leur non négligeable implantation populaire, mais ils opèrent aujourd’hui plutôt comme entité ethnoculturelle et ambassadeurs artistiques de bonnes relations internationales. Les derviches tourneurs font de nos jours, dans le monde, des spectacles très prisés pour leur beauté artistique et/ou leur intensité mystique.
La symbolique cérémoniale, par delà les disparités d’interprétations la concernant, détient un certain nombre d’éléments conventionnels stables. Si on observe attentivement les derviches tourneurs à l’action, (voir illustration), on remarque qu’ils ont une paume tournée vers le ciel et une autre tournée vers la terre. Leur giration serait en effet une vis sans fin établissant un raccord dynamique entre le plan terrestre et le plan céleste (il s’agit de vriller la force d’Allah en direction du monde, par la danse giratoire). Le spectacle est empreint de gravité. Le visage des danseurs est d’abord triste, en souvenir endeuillé de la douleur profonde vécue par Roumi lors de la disparition de Tabrizi, puis graduellement, il devient grave et serein, à mesure que la giration établit sa dynamique de transe. Le spectateur occidental d’une cérémonie de derviches tourneurs doit garder un peu son sérieux, surtout au début. C’est que, les derviches devant montrer très explicitement une déférence absolue envers leur cheikh, ils se lancent dans toutes sortes de salamalecs dont l’ostentation peut paraître initialement un petit peu ridicule. Mais ce premier choc passé, quand on se laisse imprégner par la musique et l’incroyable beauté visuelle de ces danses giratoires, on découvre qu’on se sent finalement en harmonie avec la paix et la dextérité déployées par ces remarquables artistes, mi-mystiques songés, mi-danseurs folkloriques de haut calibre.
On peut bien le dire, quoique la religion soit une institution fondamentalement humaine, il y a des moments culturels (musique grégorienne, danse shinto, cérémonie de derviches tourneurs), où ça ne peut pas faire mal, physiquement ou moralement, de se laisser un petit peu étourdir par l’opium du peuple.
.
.
.
Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.
.
.
.
.
.
.
Paru aussi dans Les 7 du Québec
.
.
.
L’étrange lettre de garantie au bédouin Surâqa ibn Mâlik
Posted by Ysengrimus sur 15 janvier 2016
Cavalier bédouin de Tunisie
.
Les récits hagiographiques pourtant sur Mahomet, Saint Prophète de l’Islam, sont des révélateurs intellectuels étonnants. Outre qu’ils sont des peintures incroyablement vivantes et passionnées du personnage (dans une culture sensée interdire de le représenter — la représentation par le texte narratif semble se faufiler entre les mailles autoritaires), ces portions biographiques laudatives mettent en contraste un archaïsme mythifiant «classique», gorgé d’irrationalité, de visions et de miracles, avec des traits de modernité dignes d’un baratin de secte contemporaine. Je vais vous citer ici un exemple de cela, pour sa haute représentativité critique.
C’est l’Hégire et les musulmans fuient La Mecque, comptoir polythéiste, autoritaire et doctrinaire, pour la palmeraie de Médine. Les chefs musulmans ont laissé fuir tous leurs sectateurs en premier et, imprégnés de l’héroïsme tranquille et abnégatoire des grands de jadis, ils ferment la marche. Mahomet et son beau–père, le futur premier calife de l’Islam Abû Bakr, sont donc les derniers à se replier. Les Mecquois, inquiets de l’Hégire qu’ils perçoivent comme un défi à l’autorité municipale autant que comme un symptôme inquiétant de rayonnement des idées nouvelles, poursuivent les deux chefs musulmans. Ils passent à deux doigts de les pincer dans une caverne mais virent de bord dans les montagnes, un peu inexplicablement. Mahomet et Abû Bakr s’organisent alors dare-dare avec quelques serviteurs et des chameaux et se tirent en douce, sans trompettes, mais sans précipitation non plus. C’est au moment de cette traversée calme du désert en direction de Médine que survient l’étrange épisode du bédouin Surâqa ibn Mâlik. On lit:
Ce texte traduisant des segments tirés de l’Usud al-Ghâba, une des biographies traditionnelles autorisée du Saint Prophète, parle au premier degré d’une «lettre de garantie» rédigée par un des serviteurs du Prophète dans l’objectif limpide et explicite d’ultérieurement protéger la tribu bédouine de Surâqa ibn Mâlik au moment de sa conquête future par les musulmans. On retrouve les poncifs narratifs habituels: l’adieu ostensible à la ville aimée mais honnie, le peuple voisin qui attaque les croyants victorieux par jalousie. On retrouve aussi la formule usuelle de la vision prophétique réalisée et, de surcroît, on observe l’intégration des fléchettes divinatoires, coutume pourtant pré-islamique, dans la compréhension prospective (ici: pessimiste mais aussi, fatalement, erronée) du monde. Mais tous ces procédés reconnus se combinent à l’acte singulièrement moderne et décalé de la méfiance contractuelle par excellence qui est celui de se faire parapher une belle et bonne lettre de garantie par le futur «chef suprême» pour considération par ses subalternes anonymes de l’avenir. On observera aussi combien, pour le cavalier bédouin, la pulsion irrationaliste ou surnaturelle prend corps dans le cadre ordinaire de sa vie de cavalier du désert. Quand il se fait désarçonner deux fois par son pur-sang qui se cabre et quand, par-dessus le marché, les pieds de ce dernier s’enfoncent dans le sable —une suite de faits incongrus virtuellement impossibles à concaténer si subitement dans le tout de la journée, ou de la vie, d’un cavalier bédouin— Surâqa ibn Mâlik embrasse très prosaïquement l’hypothèse d’une intervention divine. Remarquables aussi sont le statu de l’or et de la transgression dans ce récit. Pour minimiser l’ostentation et la rapine, l’Islam restreint, depuis ses tous débuts, le port de bijoux d’or aux seules femmes. Pourtant le calife ‘Umar, vainqueur des Perses, n’hésite pas à placer Surâqa ibn Mâlik en position ouverte de transgression des enseignements éthiques du Prophète pour arranger «avec le gars des vue» une spectaculaire confirmation de la validité prophétique des visions du même Prophète. La prise de parti irrationaliste est patente et on assume sereinement qu’il urge de confirmer le Saint Prophète de l’Islam comme visionnaire magique où, dira-t-on plus pudiquement, comme être humain divinement inspiré. Rien, dans ce choix politico-religieux du calife ‘Umar, pour vraiment étonner.
On reste cependant avec un bizarre questionnement praxéo-philosophique accroché à l’esprit, suite à ce récit. De fait, qu’en est il tant de l’infaillibilité communicative et inspiratrice du Saint Prophète de l’Islam s’il doit signer des lettres de garantie, rédigées dans les formes par un serviteur-secrétaire, comme je ne sais quel grand commis commercial, pour indubitablement confirmer que telle obscure tribu bédouine est bien celle du chasseur de prime repenti qui les épargna lui, ses serviteurs et son futur premier calife, aux jours si bénis, si sensibles, si obscurs, et si risqués de l’Hégire?
.
.
.
Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.
.
.
.
.
.
.
Paru aussi dans Les 7 du Québec
.
.
.
Posted in Citation commentée, Culture vernaculaire, Fiction, L'Islam et nous, Monde, Multiculturalisme contemporain, Philosophie, Vie politique ordinaire | Tagué: Abû Bakr, athéisme, bédouin, cavalier bédouin, hagiographie, Hégire, Histoire, Islam, Mahomet, multiculturalisme, musulmans, Omar, Perse, Philosophie, prophétie, religion, Surâqa ibn Mâlik, Usud al-Ghâba | 33 Comments »