
CECI N’EST PAS… (Oh, pardon, je me trompe de peintre). Il reste que ceci n’est pas l’original de ROUE DE BICYCLETTE de Duchamp (1913) qui est «perdu». Ceci est une reproduction, comme il y en a tant. Je ne peux pas garantir qu’elle est de Marcel Duchamp, même…
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Il y a approximativement cent ans, à une date indéterminée de 1913, le sculpteur et peintre Marcel Duchamp (1887-1968) retire le pneu et la chambre à air d’une roue avant de vélo et l’enchâsse inversée dans un trou percé au milieu du siège d’un tabouret quadripode en bois. C’est une sculpture. Comme la roue tourne librement, en plus, c’est même un mobile. Croyez-le ou non, le retentissement de la chose sera tonitruant. L’objet d’origine est «perdu» et c’est circa 1964, au moment d’une sorte de renaissance du ready-made, que Duchamp et d’autres confectionneront des reproductions de l’objet d’origine. Inutile de dire qu’une mythologisation à haute tension accompagnera ce réinvestissement tardif de l’increvable ROUE DE BICYCLETTE de Duchamp (1913). C’est fou tout ce que j’ai à vous dire à propos de cet objet, il me faudrait quatre bouches pour y arriver. Décortiquons un peu cette passionnante affaire.
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C’EST UN READY-MADE. Partant d’un lot d’objets industrialisés, usinés, ciselés, préexistants et prêts à assembler (ready-made), Duchamp cherchait des combinaisons qui élimineraient le beau et le laid au profit d’une instantanéité factuelle de l’objet qui, alors, serait perçu ou ressenti mentalement, mnémiquement, sans être contemplé, sacralisé ou admiré. Dans cette démarche spécifique, Duchamp aspirait à des installations qui seraient, simplement, sans moins (dérive utilitaire), sans plus (superfétation esthétique). En prenant l’option du ready-made, on entend donc s’adonner à la transgression des canons esthétiques ronrons usuels (c’est beau – c’est laid – j’aime – j’aime pas). Cette transgression court-circuitante, sentie comme hautement nécessaire et se voulant la plus radicale possible, dicte un changement de direction de l’exploration artistique et se combine, sereinement sinon joyeusement, à une sorte de fatalisme éclairé devant l’objet usiné, fabriqué-machine, que l’artiste ne peu plus surclasser (le peintre ne peut plus vaincre l’appareil photo, le sculpteur ne peut plus vaincre la machine-outil) et dont le fini industriel se substitue, sans complexe, au résultat douloureux, passionnel et héroïque du savoir-faire de l’artiste. Pas de chansons à se chanter. L’industrialisation, son horlogerie froide, sa finesse inhumaine, dictent une crise de l’art plastique qu’il faut regarder droit dans les yeux. L’exploration en art se voue donc à travailler à des compositions composites à partir d’objets tout faits (ready-made) qui se sont imposés socio-historiquement et que l’on décide d’assumer, ouvertement, carrément, comme matériau brut. Outre que les possibilités de compositions composites sur ready-made sont immenses, potentiellement infinies (le quotidien étant littéralement gorgé d’objets usinés), il est important d’observer qu’une composition spécifique n’est pas contrainte de se donner intégralement la stricte précision, littérale, unique et sacrée, d’autrefois. On peut y aller grosso modo, mollement, en mise en forme lâche, sans trop gamberger les incomplétudes du détail. On raboute une roue de vélo sur le siège d’un tabouret, formant base. Si c’est en gros ça, ben ça va… Même approximative, la composition en ready-made peut produire à peu près le même travail exploratoire anti-esthétique. J’en veux pour preuve le fait, par exemple (hein, puisqu’on en parle), que ROUE DE BICYCLETTE existe, de fait, en au moins deux versions. Voyez plutôt:

ROUE DE BICYCLETTE (version avec la fourche enchâssée dans le siège du tabouret)

ROUE DE BICYCLETTE (version avec la fourche posée sur le siège du tabouret)
Rarement (sinon jamais) mentionnée, cette distinction, cette fluctuation des versions de ROUE DE BICYCLETTE de Duchamp (1913) est tout sauf anodine (rien ne l’est). La version avec fourche enchâssée me rassure. Je la sens à la fois plus costaude et plus écrue, originelle peut-être (il n’y a aucune preuve de ça). Le siège du tabouret et le guidon du vélo y sont réellement effectivement sciemment sacrifiés. La jonction est solidement perceptible. Le choc logique est ferme. La radicalité factuelle de la composition est assumée et on sent son caractère irréversible. La version avec fourche posée m’angoisse plus. D’abord, sicroche, on sait pas trop comment ça tient en place et ça a un petit côté chafouin, chambranlant, non assumé, posé là comme si de rien, qui fait toc, comme un décor théâtreux hyperléger ou un mauvais joujou. Notons, et ce n’est pas anodin (rien ne l’est), que c’est cette seconde version qui est la plus présente dans les musées. Enfin bref, eu égard à la prise de parti anti-esthétique que formule le principe du ready-made, les deux versions s’indifférent l’une l’autre, en fait. À un distinguo d’angoisse ysengrimusienne prêt, ROUE DE BICYCLETTE assume pleinement sa fonction dans tous les cas et ce, par delà cette fluctuation du détail des versions…
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C’EST UNE PROVOQUE AUTODÉRISOIRE. Transgression institutionnelle pour artiste consacré sur le retour (et qui n’assume pas vraiment), une compositition comme ROUE DE BICYCLETTE de Duchamp (1913), se veut ouvertement un ready-made provoque. L’est-il vraiment? Là, faut voir… Le fait est que ce genre d’intervention artistique, disons la chose comme elle est, n’est pas à la portée du tout venant. Exemple probant ici: veuillez jeter un coup d’oeil ami et pâmé sur CASSE-GRAINE SUR LIT D’ALU – QUINTESSENCE SIMPLETTE, installation ready-made constituée en 2005 par mon fils Reinardus-le-goupil et moi (et perdue depuis, elle aussi).

CASSE-GRAINE SUR LIT D’ALU – QUINTESSENCE SIMPLETTE… (Photo Reinardus-le-goupil – 2005)
Bon, figuratif en diable, je reconnais. C’est pas mal moins composite que ROUE DE BICYCLETTE mais bon, c’est pas plus con que la boîte de soupe Campbell, intégralement figurative elle aussi, d’Andy Warhol (1928-1987). Or, savez quoi, je pourrais, assez aisément, émettre une réplique approximative (une réplique matérielle, j’entends – la photo ici me tenant lieu d’esquisse-guide) de CASSE-GRAINE SUR LIT D’ALU – QUINTESSENCE SIMPLETTE et me pointer au Musée d’Art contemporain de Montréal avec. Que se passerait-il alors, vous pensez? Ben, cent ans après le premier ready-made de Duchamp, je ne passerais même pas le gardien de sécurité avec mon œuvre. Et mon ready-made à moi, eh bien, je pourrais bien m’asseoir dedans ou, encore mieux, me le bouffer tout cru, allez. Et pourquoi donc? MAIS PARCE QUE JE SUIS UN EPSILON, PARDI. L’institutionnalisation sur prestige d’auteur que le ready-made entendait pourtant transgresser, il en dépend pleinement, en fait.
Ainsi, avant de se lancer dans la brocante virulente et anecdotico-outrancière des ready-made, Marcel Duchamp avait magistralement pété le jet-set avec de remarquables peintures, qui firent époque. Matez-moi quand même un peu ça (échantillon fort incomplet):

DUCHAMP, À propos de jeune sœur (1911)

DUCHAMP, Les joueurs d’échec (1911)

DUCHAMP, Portrait de joueurs d’échec (1911)

DUCHAMP, Nu descendant l’escalier numéro 2 (1912)
Moi, pour le coup, j’aime beaucoup ces tableaux. La consécration et le positionnement institutionnel du cabot y sont pleinement, donc, hein, et en grande. Ces superbes croûtes, c’est pas de l’art straight ou conventionnel, certes, mais enfin tout le bazar sacralisable usuel s’y retrouve intégralement (technique, inspiration, exploration, talent, génie novateur, virtuosité). Le remarquable tableau Nu descendant l’escalier numéro 2 produisit d’ailleurs, en plus, à New York circa 1912-1913, le genre de succès d’admiration-scandale qui positionna le météore Duchamp aux côtés de Braque et de Picasso comme révélateur des tendances picturales fondamentales du précédent siècle. Rien de moins. C’est pas de la petite chique, ça. En 1913, DUCHAMP, c’est donc un nom. La discrète et peu publicisée confection de ROUE DE BICYCLETTE, dans le fond de son atelier de peintre, c’était donc, il y a cent ans, si vous me passez l’analogie, rien de moins que Lady Gaga chantant Turkey in the straw sous la douche, sans témoin (c’est folklo, c’est tsoin-tsoin, mais ça reste Lady Gaga – un enregistrement secret de la chose ferait du feu)… L’œuvre de Duchamp s’est ensuite déployée, notamment avec des sculptures et des installations.

DUCHAMP, Feuille de vigne femelle (1950 – petite sculpture)

DUCHAMP, La mariée mise à nue par ses célibataires, même (1923 – peinture-montage-installation sur plaque de verre)
L’installation La mariée mise à nue par ses célibataires, même (1923) est une autre de ses œuvres mythiques. Le tout est parfaitement sacralisable aussi, surtout en mobilisant les critères modernistes modernes des temps actuels et contemporains. Puis, vers 1964, quatre ans avant sa mort, on se remet subitement à parler des vieux ready-made des années 1913-1917, et les répliques de ROUE DE BICYCLETTE se mettent alors à pleuvoir comme à Gravelotte. Le Surréalisme, Dada, le Pop Art et les arachides Planters ont roulé sur le siècle et, pour ROUE DE BICYCLETTE, c’est une consécration années-soixantarde automatique, dont la dimension de provoque s’est quand même un peu perdue dans les capillaires du temps. On ne pose plus désormais ROUE DE BICYCLETTE de Duchamp (1913) que sur d’ostensibles piédestaux de musées. Vous suivez le mouvement? Vous voyez les tournants et courants ascendants que mon casse-graine n’a pas pris, lui? Vous voyez que Duchamp a pu et que d’autres non? Ça reste très ad hominem, finalement, toute cette affaire de consécration par l’art…

ROUE DE BICYCLETTE dans un musée quelconque
On peut donc mentionner, entre autres, les exemples du Hamburger Bahnhof, de Berlin et de la Boca, Fundación Proa, Marcel Duchamp, dont je vous laisse découvrir la localisation géopolitique. On notera, et ce n’est pas anodin (rien ne l‘est), que ces deux images spécifiques sont sous copyright et conséquemment parfaitement incopiables – avez-vous dit consécration artistique institutionnalisée? Eh ben, je vous le dis: vous avez bien dit. Ah, moi qui croyait tellement le contraire. Circa 1973, juste pour moi le petit naïf, un certain Podular (pseudo d’artiste) me griffonna sa vision/souvenance du fameux ready-made de Duchamp. Cela se fit sous mes yeux, hocus pocus, comme ça, au fusain de charbon qui poisse bien, dans un cours d’art, pour évoquer les soixante ans de l’œuvre. Plus précisément, dans la version dont Podular m’esquissa le croquis alors, fort bizarrement, ça s’appelait ROUE DE VÉLO et la roue était directement plantée sur le socle de musée, le tabouret s’étant mystérieusement évaporé. J’avais quinze ans et telle fut ma toute première appréhension de l’ouvre:

Réplique de la ROUE DE VÉLO de Podular, original au fusain sur papier ligné d’écolier (1973)
Ado bouillant, j’eus la candeur bien dentue de prendre cette œuvre frondeuse pour LA grande transgression universelle et fondamentale de l’intégralité de l’art institutionnel. Or, de fait, le recul nous oblige à sereinement le constater, il ne s’agissait jamais que d’une petite iconoclastie ex post pour grand artiste sur le retour, un peu las d’engendrer du mythe comme d’autres suent du sel ou débitent de la connerie. Comme je l’ai déjà fermement dit à quiconque s’en soucie, le ready-made provoque tombe un peu à plat à terme. Et l’intérêt de ROUE DE BICYCLETTE est indubitablement ailleurs.
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C’EST UNE ÉCLECTIQUE PLASTIQUE. Sa dimension provocatrice et (auto)dérisoire partie en quenouille en un petit siècle, l’objet ROUE DE BICYCLETTE n’en perd pas tout intérêt, il s’en faut de beaucoup. Il faut de fait y voir un dispositif éclectique et/ou anti-fonctionnel qui a l’effet (sinon le but) de déclencher des chocs logiques déstabilisants et déroutants. Une éclectique plastique, bien, pour tout dire comme il faut le dire, c’est ceci:

René Magritte, Le Thérapeute (1936)
Matez-moi un peu ce tableau, Le thérapeute, de René Magritte (1936) et goûtez sans esquiver son éclectisme criard (on pourrait aussi mentionner, du même peintre Les vacances de Hegel, déjà discuté). Composite logique douloureux que ce personnage masculin sans tête avec le chapeau posé directement sur la cape pèlerine et le bide comme une cage ouverte contenant deux colombes. Il n’y a pas à tergiverser ici, on percute deux ou trois objets ensemble, on les force en télescopage et on leur impose une coexistence thématique aussi intempestive qu’inattendue. Notre petit calculateur logique banaliseur s’emballe alors. S’agit-il de saluer la vertu thérapeutique du roucoulement des colombes en cage ou de rendre compte de la bonhomie reposante du silence verbal et cérébral du vieux promeneur sans bouche et sans tête? Les colombes ne se barrent pas par la porte ouverte, peur diffuse, paix sereine? C’est un marcheur mais il est assis, fatigue, empathie? Il n’a pas d’yeux mais les oiseaux en ont, distraction, attention? Les oiseaux sont séparés, tourment, sérénité? La cage, objet d’intérieur choque passablement, dans le ventre d’un promeneur en extérieur. On pourrait discuter la chose longuement. Composition composite, deux objets (ou plus) se tronquent et se raccordent, en imposant à notre conscience les enrichissements et les ablations que cela entraîne. ROUE DE BICYCLETTE de Duchamp (1913) fait cela aussi. La roue tourne encore mais elle a perdu pneumatique et chambre à air. Elle ne roulera plus. Le tabouret, on ne peut pas s’y asseoir. Les deux objets se nient mutuellement la fonctionnalité de l’un et de l’autre. Mais la roue, devenue hélice ou moulin, scintille, se déploie. On la voit enfin. Le tabouret, devenu socle, s’affirme aussi. le fait est que la roue et le tabouret ne sont plus en dessous de nous. Nous les voyons devant nous. La fusion abrupte des deux objets fait que de par cela, on les contemple. Il y a dissymétrie. Le vélo est tronqué, le tabouret est entier, la roue de vélo est inversée, le tabouret est sur ses pieds. Et ainsi de suite, ad infinitum. La réplique logico-matérielle de nombre d’artistes contemporains ne s’y est d’ailleurs pas trompée. L’aventure éclectique est solidement enclenchée. Restituer le vélo ne restitue la fonctionnalité ni de la roue ni du tabouret (nous dit Michael Gumhold), je verrouille bien mon vélo pourquoi ne pas verrouiller une merveille pareille, il ne faut pas qu’on me la vole (nous sussure Ji Lee) et, s’il est unique au monde, cela ne l’empêche pas de se faire des petits copains en ville (Ji Lee derechef dixit):

Michael Gumhold, Movement #1913–2007 (2007)

(Ji Lee, titre et date inconnus)

Ji Lee, Duchamp Reloaded (2009)
Le nombre des continuations logiques du dispositif visuel et tactile désormais parfaitement imparable de notre ROUE DE BICYCLETTE (analogies, métonymies, métaphores) ne fait que croître et se multiplier. Il est rien de moins qu’un embrayeur créatif et cela fait de lui, cela n’est pas anodin (rien ne l’est), possiblement le plus fertile de tous les vieux ready-made de souche… Il est indubitable que ce susdit ready-made, plus que tout autre, est un déclencheur d’exploration plastique qui n’a pas fini de susciter le déploiement polymorphe, mais malgré tout en voie de stabilisation, de sa nouvelle orthodoxie formelle… C’est que, composite, il souffre, dans son éclectisme lancinant, biboche mal, rafistole moins bien, joue à fond d’incompléture, questionne, interpelle et transgresse. De fait, ce zinzin centenaire déclenche des tempêtes qui ne rendent que plus luisant et limpide le calme plat engendré par l’unicité thématique, figurative et nounouille, de la boite de soupe Campbell de Warhol ou du casse-graine méconnu d’Ysengrimus/Reinardus… Important, capital: une éclectique plastique, c’est quand le ready-made, devenu composite et perdant son univocité lisse, cesse subitement d’être une nature-morte…
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C’EST UN MULTIPLE. On a donc affaire ici à un objet d’art à la fois unique de conception et amplement reproductible. Mais, justement, c’est sur cette question de la reproductibilité du ready-made qu’on dégage alors une dimension de sacralisation imprévue, cardinale, fondamentale et, à toute fin pratique, jamais mentionnée. Il est rarissime de voir plusieurs ROUE(S) DE BICYCLETTE(S) de Duchamp (1913) installées/exposées ensemble. On la donne usuellement comme un objet isolé. Le ready-made reproduit, seriné et redit en nombre innombrable, comme industriellement, ça a bel et bien existé, d’autre part, et c’est Duchamp lui-même qui appelait ça des multiples et qui ne se gênait pas pour déclarer que ça lui semblait «vulgaire». Or, de fait, sinon de choix, ROUE DE BICYCLETTE est un de ces multiples. On ne la verra pourtant jamais apparaître dans un installation où elle se dénombrerait à six, à douze, à cent. Vous me direz pas, c’est quand même passablement piquant… Tiens, pour démonstration, matez moi ce beau portrait collectif-collectiviste, tiré au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en 1974:

Un MULTIPLE en assemblage, en production, en action, sinon en exposition… (au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1974)
Il ne s’agit nullement d’insinuer que, eh tornom, on les avais-tu les tignasses masculines de Frank Zappa dans ce temps là, mais bien de donner à voir une des rares attestations connues de plusieurs ROUE(S) DE BICYCLETTE(S) présentes ensemble dans le même espace d’intervention artistique. Je doute cependant qu’il s’agisse ici d’une installation effective. On semble plutôt assister à une sorte de création/manipulation collective (crypto-individuelle additionnée, s’il faut tout dire) d’une série discrète d’objets distincts. Chaque artiste ou intervenant semble s’affairer, en parallèle, de sa petite ROUE DE BICYCLETTE personnelle. De plus, ici, on est moins dans une salle d’exposition que dans un atelier de travail. C’est une photo de coulisse, ni plus ni moins. Bon, s’il faut tout avouer, il y a bien aussi la composition Complete de Sebastian Errazuriz (2005):

Sebastian Errazuriz, Complete (2005)
Elle incorpore, la chafouine, deux ROUE(S) DE BICYCLETTE(S). Sauf qu’au titre comme à l’installation même, on voit vite la pogne d’un retour insidieux du figuratif. Par compulsion métonymisante (et pourquoi pas?), l’artiste a décidé de faire passer les éléments clefs de toute la bicyclette dans le moule tyrannique d’une ready-madisation (du)championne. Il ne manque, en gros, que la selle, dont le vide criant est certainement plus ou moins compensé par la démultiplication des tabourets… Un vélo ayant deux roues donc, c’est fatal, compulsion référentielle oblige, il aura fallu transgresser, en dédoublant. Ceci n’est pas (si je puis dire) un multiple… Et, ceci dit, en dehors de ces deux savoureuses aberrations/confirmations, ROUE DE BICYCLETTE est toujours exposée, présentée, pâmoisée seule. Papa commandant Duchamp ne l’aurait pas accepté autrement, au fond, quelque part, dans nos subconscients. Ce petit ceci qui suit, que j’adore (bondance, j’en veux un!), consacre pourtant, inexorablement ROUE DE BICYCLETTE comme objet de consommation de masse tout autant que comme fameuse icône culturelle:

Je le savais bien quelque part que c’était un joujou hyperléger, reproductible. Pas de doute que (réels ou imaginaires/imaginés) ces petits paquets vendables au détail (n’)auraient (pas) rencontré l’approbation de feu l’artiste. Sauf qu’il reste que la dynamique, aussi tyrannique qu’insouciante, que ROUE DE BICYCLETTE instaure en nous, c’est bien qu’on en a rien à foutre finalement de l’approbation de feu (sur) l’artiste. Perso, je le trouve bien savoureux, ce paradoxe de l’unicité, perpétuée et re-sacralisée, de ce ready-made big star, qui, lui, est pourtant de facto un multiple (original perdu, dualité des versions, répliques en pagaille, florilège d’adaptations). On n’en parle jamais, lui non plus, et, de ce fait, il n’est pas banal de noter que les deux secrets bien gardés sur ROUE DE BICYCLETTE concernent justement ce que son auteur affectait de vouloir asserter le plus fermement: l’inexistence de son unicité d’objet d’art… Ah, le respect déférent pour le halo durable des grands artistes a cette opaque et onctueuse aptitude à bien se caser dans les brumes de tous nos non-dit. Il rebondit pourtant dans nos faces, le susdit paradoxe-clef entre objet industrialisé (fatalement multiple) et objet d’art (fatalement consacré dans son unicité). ROUE DE BICYCLETTE en est intégralement tributaire, et c’est une autre des multiples raisons qui font la durable jubilation que n’a vraiment pas fini de nous susciter ce vieux mobile étrange.
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Documentation complémentaire:
Un remarquable entretien de Philippe Colin, en 1967, avec Marcel Duchamp sur le ready-made (reportage d’une quinzaine de minutes incorporant de bons exemples visuels)
La fiche Wikipédia de ROUE DE BICYCLETTE (1913)
Un des nombreux cyber-relais spontanés dont continuent de bénéficier ROUE DE BICYCLETTE (1913) et ses provignements (texte en anglais)
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Hantise de l’interrupteur lumineux II (du nouveau sur les ready-made)
Posted by Ysengrimus sur 7 décembre 2018
Hantise de l’interrupteur lumineux II (photo: Source Vive)
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Simplement prendre note que c’est un interrupteur lumineux, ou que c’était un interrupteur lumineux, qui a changé de destination, puis c’est tout.
(d’après Marcel Duchamp)
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Mort il y a tout juste cinquante ans, Marcel Duchamp (1887-1968) continue de manifester sa présence aussi chafouine que lancinante et je voudrais ici en témoigner de par un charmant petit cadeau du Nouvel An qui me fut offert par ma nièce Iphigénie Civile, le 13 janvier 2018. Comme il s’agit encore de ces si obsédants ready-made, je vais me permettre de résumer le problème du jour à partir de quelques petites citations tirées de la remarquable vidéo À propos des ready-made (entretien de Marcel Duchamp avec Philippe Colin), du 21 juin 1967. D’abord que veut dire ready-made? Marcel Duchamp répond ainsi:
On retracera mes autres développements sur les ready-made ICI, ICI et ICI. Je veux pour le moment concentrer l’attention sur la dimension esthétique du problème qu’ils posent. Bon, en gros, on trouve des hélices, des soupapes, des roues de vélo ou des porte-chapeaux ici et là et on les investit directement comme objets d’art, en leur apportant peu ou pas de modifications. Cela se donne comme prosaïque, ironique, un peu frondeur mais compréhensible. L’objet trouvé qu’on a choisi devient art. L’option (qui a d’ailleurs eu un grand retentissement) semble au départ assez simple. Sauf qu’une autre radicalité est alors recherchée, beaucoup plus ardue, elle. Duchamp:
Sauf que là, ayoye, c’est toute ben juste pas faisable. Tous ces objets que Duchamp a investi comme ready-made sont aujourd’hui dans des musées du monde entier (habituellement sous forme de reproductions, les originaux étant souvent perdus). Et tout le monde se pâme sans fin sur eux, ou rage contre eux. Avec une certaine amertume aigre-douce, Duchamp était parfaitement conscient de la dimension quasi-insoluble de cet aspect anti-esthétisant du problème. N’importe quoi, vous savez, aussi laid que ce soit, aussi indifférent que ce soit, deviendra beau et joli après quarante ans, vous pouvez être tranquille. Alors, c’est très inquiétant, n’est-ce-pas, pour l’idée même de ready-made. (Marcel Duchamp dans À propos des ready-made — 4:46-4:57). Cette inquiétude philosophique est d’autant plus sentie du fait que, de par le ready-made, Duchamp souhaite, fermement et radicalement, faire disparaître complètement la sensibilité esthétique en art plastique, pour la remplacer par une sorte de froid constat factuel, post-industriel, neutre, libre de toutes les contemplations aimantes ou haïssantes. Vaste programme.
Pour ma part, je croyais dur comme fer que cette option anti-esthétisante de Marcel Duchamp représentait l’échec de la radicalité des ready-made. Je me disais: ti-père, au mieux tu es un grand naïf, au pire tu te fous ouvertement de notre poire, d’imaginer qu’un objet investi (par l’artiste, professionnel ou amateur) comme réalité non-utilitaire restera exempt de toute dimension esthétique. Juste: ayoye. J’étais certain que la mise sur l’axe beau/laid collait obligatoirement, comme effet fatal et conséquence inévitable, au halo sociologique de l’objet (artisanalement fabriqué ou ready-made) investi en soi, comme objet. J’ai donc cru en cet échec de Duchamp sur la dimension esthétique des ready-made, jusqu’en ce jour béni du 13 janvier 2018.
L’expérience que j’ai vécu en ce susdit 13 janvier 2018, dans des conditions parfaitement ordinaires (et très sympathiques) va profondément bouleverser les conclusions que j’avais précédemment mis en place dans mon esprit, sur cet échec qu’aurait subit Marcel Duchamp dans l’élimination de la dimension esthétisante du ready-made. Alors suivez bien le mouvement.
Une semaine plus tôt, le 6 janvier 2018, à la suite d’une première rencontre du Nouvel An, ma nièce, Iphigénie Civile m’annonce en catimini qu’elle aura un petit cadeau pour moi lors de la seconde rencontre du Nouvel An, celle du 13. Ce n’est pas un cadeau méchant et ce n’est pas un cadeau qui se mange. Touché et intrigué, je réclame qu’on me donne au moins un indice, histoire de me permettre de patienter, pendant cette longue semaine. Éminence des Fleurs (qui est visiblement dans la confidence), ma sœur et la mère d’Iphigénie Civile, me dit, sibylline: Relis un [de tes] vieux billet[s] de blogue. S’installe alors —et cela va prendre une grande importance dans la suite du développement— la réminiscence intertextuelle (si vous me passez le mot: c’est-à-dire le fait tout simple de s’ancrer dans un renvoi à un texte déjà écrit, que les personnes impliquées dans l’échange ont en commun comme objet de connaissance). Le blogue étant, par principe, un espace public, je suis forcé de postuler que les quelques 400 billets du Carnet d’Ysengrimus sont englobés dans cette insinuation de ma sœur. Je râle un peu, à cause de ce nombre (il m’est impossible de retrouver le billet auquel il est spécifiquement fait allusion) mais on ne me fournit pas d’indice plus approfondi. Et les choses en restent là, ce jour là.
Le 13 janvier 2018, le cadeau m’est remis par Iréné Lagare, le conjoint de ma nièce, en présence de cette dernière, de mon frère, de mes deux sœurs, et de tous les invités de cette petite rencontre. L’emballage du cadeau est intégralement (et inconsciemment) en ready-made. Il s’agit d’une de ces pochettes de Noël préfabriquées, qu’on utilise ou réutilise pour les petits cadeaux (on m’avoue même candidement qu’elle fait ici l’objet d’une de ces réutilisations). Les papiers décoratifs bouffants que l’on pose habituellement par-dessus le petit présent dormant au fond de la susdite pochette sont ici des pages de journaux, objet ready-made par excellence, s’il en est. Iréné Lagare me tendant le petit cadeau a même un peu des airs de Père Noël (je le lui signale gentiment, complétant tout naturellement le côté culturellement et préalablement codé du gestus). Il est important de faire observer que tout ceci s’est fait en pure spontanéité et sans aucune allusion à Marcel Duchamp ou à quoi que ce soit d’autre que l’unique source intertextuelle que l’on va bientôt découvrir (allusion formulée initialement le 6 janvier). Tout se joue ici dans des conditions parfaitement ordinaires. Quand ma nièce fronce le sourcil devant cet emballage cadeau semi-improvisé, son conjoint explique qu’il manquait de temps et a du faire avec ce dont il disposait. Et, bon, ça passe. Nous sommes ici dans tout, sauf la lourdingue pâmoison culturelle ou artistique. Dans la spontanéité du mouvement en cours, ces gens ne se prennent aucunement pour des personnages du film Les amours imaginaires de Xavier Dolan, si vous voyez ce que je veux dire.
Je soupèse délicatement le petit cadeau, sans le secouer. Il est léger. Je retire les papiers journaux et m’amuse à les rendre à ma nièce, comme s’ils étaient des documents d’importance. Je déniche finalement, au fond de la pochette cadeau, le petit interrupteur lumineux dont vous voyez la photo au haut de ce billet. Surprise totale et jubilation sentie. Vérification faite ipso facto, il s’agit d’un interrupteur antique dont, crucialement, le déclic est audible. Iphigénie Civile et Iréné Lagare l’ont délicatement recueilli pendant qu’ils procédaient aux rénovations intérieures de leur petit apparte montréalais, datant lui-même de l’époque de l’immédiat après-guerre. Il est alors limpide, pour toutes les personnes présentes, que ceci est une allusion directe au billet de blogue intitulé Hantise révolue de l’interrupteur lumineux (voir notamment le commentaire 10 sous ce billet, qui rapporte à chaud l’événement décrit ici). Comme ce billet fait référence à des souvenirs familiaux, je l’avais posté sur le groupe Facebook secret de ma famille et il a visiblement inspiré ma nièce, lors de ses activités de rénovation domiciliaire.
Arrêtons-nous un instant à l’objet même. S’il est difficile de parler ici d’Art Trouvé (formulation française parfois utilisée pour traduire ready-made — le caractère artistique de l’objet est problématique), il est indubitable que ce petit cadeau est un objet qui est à la fois tout fait et trouvé. Il se qualifie donc parfaitement comme ready-made au sens purement duchampêtre du terme. Là où notre affaire prend tout son sel, c’est qu’à aucun moment dans le processus, aucune des personnes impliquées (notamment les trois donateurs du présent, instigateurs inconscients mais effectifs de son nouveau statut de ready-made) ne se sont engagées sur la voie d’une démarche esthétisante. Personne ne s’est dit que cet objet était joli et que je le poserais sur un espace décoratif… ou qu’il était affreux et qu’en ma qualité d’iconoclaste artistique impénitent, je serais pleinement satisfait de sa hideur. L’objet ici est tout simplement ni beau ni laid et il n’est pas investi comme réalité esthétique ni, du reste, comme réalité utilitaire. En toute spontanéité et sans même que quiconque essaye d’y arriver, la partie la plus ardue du programme de Marcel Duchamp en matière de ready-made vient donc de se réaliser, sous nos yeux, comme si de rien. Investi en présent du Nouvel An, emballé dans un dispositif reçu culturellement l’encodant imparablement comme cadeau (dispositif d’emballage parfaitement ready-made, lui aussi, et ne faisant, lui non plus, l’objet d’aucune émotivité esthétique particulière), cet interrupteur ni beau ni laid, est, un point c’est tout.
La réaction immédiate du tout venant face à ce petit événement a perpétué, toujours sans que qui que ce soit (surtout pas moi) n’y fasse référence, le programme duchampêtre. Entre alors en scène mon frère Coupe-Feu-de-Choc. Il va avancer un certain nombre d’observations parfaitement éclairantes et intéressantes procédant de l’histoire ou de l’ethnologie des technologies. Ainsi, il fait observer que le boîtier de l’interrupteur est en céramique (les boîtiers des interrupteurs modernes sont en métal) et qu’il ne porte aucun numéro de série ou d’identification d’aucune sorte. Ces deux faits confirment le caractère parfaitement archaïque, peut-être même artisanal, de l’objet. Iréné Lagare en fera jouer le dispositif, attirant notre attention sur le fait que la structure interne du mécanisme de la switch est ancienne aussi, et n’existe plus dans les interrupteurs modernes, sous cette forme. Ma sœur Source Vive va même me faire prendre la pose pour tirer une photo de l’objet (c’est la photo supra — son titre est désormais Hantise de l’interrupteur lumineux II). De tous ces commentaires, interventions, observations et analyses, il n’émanera absolument aucune conception concernant l’éventuel beauté ou laideur de l’objet. Il est, un point c’est tout, ni beau ni laid, tout fait. Son impact mental est plus intellectuel qu’émotionnel. Il intéresse mais il n’exalte pas esthétiquement, ni dans une direction (beau) ni dans l’autre (laid). Non, mort de ma mort, Marcel Duchamp n’est pas mort.
Si bien qu’il y a lieu de se demander, l’œil glauque, ce qu’Iphigénie Civile vient de me donner là, finalement. Ce n’est pas un objet utilitaire (il est indubitable que je ne vais pas installer cet interrupteur dans mon bureau). Ce n’est pas un objet artistique (je ne vais pas l’encadrer ou le poser sur un socle, non plus). Qu’est-ce que c’est que ce truc, exactement? C’est pas si trivial, quand on s’arrête à y penser. Le problème n’est pas tout de suite évident. Et, dans ces conditions de réalisation concrètes et effectives de l’intégralité du programme des ready-made duchampêtres (prendre conscience de l’existence d’un objet tout fait sans qu’une visée esthétisante ne fasse jamais partie de l’équation), les faits effectifs nous fournissent (pour le moment) le constat qu’il n’a pas été possible de procéder à cette installation à vide. Évacué l’objet utilitaire, évacué l’objet esthétique, reste (et ça, Duchamp n’y avait pas pensé) l’objet réminiscent. Ma nièce ne m’a pas donné, comme ça, dans le vide, un vieil interrupteur lumineux pas rapport (comme on dit par chez nous), arraché d’un mur vermoulu, aléatoirement, parmi tant d’autres scories. Elle me l’a sciemment donné par allusion à un texte que j’avais préalablement écrit au sujet des vieux interrupteurs au déclic audible de jadis se trouvant dans une maison où elle a elle-même vécu des portions importantes de sa propre enfance. L’objet ne produit plus sa fonction (utilitaire). Il ne produit pas une exaltation (esthétique). Il produit une allusion (intertextuelle). La jubilation de cette allusion est intégrale, certes, mais elle n’est ni fonctionnelle ni artistique.
Sauf qu’elle n’est pas dans le vide non plus. L’espoir duchampêtre de dévider l’objet tout fait de toute détermination est encore toujours un petit peu raté. Il y a un truc, ni plus ni moins. C’est la réminiscence qui occupe la place que n’occupe pas (plus!) la dimension utilitaire, et pas (pas encore?) la dimension esthétique. En remerciant chaleureusement Iphigénie Civile et Iréné Lagare pour ce cadeau, je l’ai qualifié de magnifique (Je reprends d’ailleurs ce qualificatif dans le commentaire 10 du billet sur la hantise de l’interrupteur lumineux). Je suis donc le premier à faire référence à une éventuelle beauté de cet objet. Il s’agit, je m’empresse de le signaler, d’une beauté toute abstraite, toute philosophique, source d’une joie vive de voir Marcel Duchamp avancer d’un autre cran dans la sensibilité émotionnelle et factuelle de nos civilisations industrielles et post-industrielles.
Encore merci à toutes les personnes impliquées dans ce savoureux événement. Elles ont confirmé, si nécessaire, que les petites choses importantes se jouent souvent sans trop y penser… comme en se jouant, justement.
Marcel Duchamp (1887-1968)
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