Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

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Islam et incroyance

Posted by Ysengrimus sur 7 décembre 2017

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Au départ, ici, l’affaire est parfaitement limpide: il n’y a tout simplement pas de mansuétude musulmane pour les incroyants. Il faut ne pas les reconnaître (dans tous les sens du terme) et, surtout, il faut les combattre, non pour les détruire (Que de générations avons-nous anéanties avant eux! – ronflante, l’idée est en fait hypertrophiée dans l’intox médiatique actuelle – je n’épilogue pas) mais bien plutôt pour les convertir. Le Coran fait tonner contre l’incroyance (ou ce qu’il désigne comme telle, en ratissant large) toute la fermeté habituelle du discours des prophéties monothéistes révélées. Çad (Ṣād) est une lettre de l’alphabet arabe qui est aussi le titre de la sourate 38 (tout simplement parce que c’est sur cette lettre que s’amorce l’écriture de cette sourate). L’ouverture de la sourate Çad, très explicite contre l’incroyance, va nous permettre d’entrer dans notre développement:

Çad.

Par le Coran, porteur du Rappel!
Les incrédules persistent
dans l’orgueil et le schisme.

Que de générations avons-nous anéanties avant eux!
Ces gens là criaient,
alors qu’il n’était plus temps de s’échapper.

Ils s’étonnent
que vienne à eux
un avertisseur pris parmi eux.

Les incrédules disent:
«C’est un sorcier, un grand menteur!
Va-t-il réduire les divinités à un Dieu unique?
Voilà une chose étrange!»

Les chefs du peuple se sont retirés en disant:
«Partez!
Soyez fidèles à vos divinités!
Voilà une chose souhaitable!

Nous n’avions jamais entendu dire cela
dans la religion précédente.
Ce n’est qu’une invention!

Est-ce donc parmi vous, sur celui-ci
que l’on a fait descendre le Rappel?»

Ce sont eux plutôt qui doutent de mon Rappel.
Ils n’ont pas encore goûté à mon châtiment.

Possèdent-ils
les trésors de la miséricorde de ton Seigneur,
le Tout-puissant, le continuel Donateur?

Possèdent-ils
la royauté des cieux, de la terre
et de ce qui se trouve entre les deux?

Qu’ils montent donc au ciel avec des cordes!
-Mais c’est une bande de factieux
qui, ici même, sera détruite-

Le peuple de Noé,
les ‘Ad et Pharaon, avec ses épieux,
les Thamoud, le peuple de Loth,
Les hommes d’al’Aïka
avaient crié au mensonge avant eux.
Tel est le comportement des factieux.

Aucun d’entre eux ne s’est abstenu
de traiter les Prophètes de menteurs.
Ils ont mérité mon châtiment.
Ceux-là n’ont qu’à attendre un seul Cri
qui ne sera pas répété.

(Le Coran, Sourate 38, Çad. versets 1-15, traduction D. Masson)

Le Coran ne fait pas ici une admission banale. Il est explicite sur le fait que la révélation prophétique ne se formule pas contre une mécréance qui serait écrue, vierge, vide, livide et sans a priori intellectuels, mais bien contre une lourde et dense tradition polythéiste, organisée et politisée. Va-t-il réduire les divinités à un Dieu unique? disent les «incrédules» qui se surprennent comme convulsivement du propos novateur d’un des prophètes monothéistes. Et les chefs de ces peuplades intellectuellement arriérées (je seconde pleinement les musulmans sur ce point) de confirmer autoritairement leurs sujets dans leurs vieilles croyances. L’immense combat du Coran contre la non-croyance fait face (ou croit faire face) quasi-exclusivement à la non-croyance en un dieu unique et intangible. Ceci est important. Ce n’est pas la religion ou la religiosité qu’on installe ici. C’est le monothéisme. Très classiquement, on passe de la multitude compliquée et turlupinée de dieux concrets, idolâtrables, et sensoriels/sensuels au seul dieu abstrait, adorable, aux assises (se voulant) exclusivement logico-discursives. C’est là une avancée critique majeure et, toujours prudents et politiquement pragmatiques et tactiques, les nouveaux zélateurs verront bien à camoufler la radicalité novatrice de ce progrès de la pensée mythique dans les replis onctueux d’une vaste filiation traditionnelle qui se voudra la plus vénérable possible.

Très importante, dans cette dynamique d’innovation circonspecte se voulant sciemment traditionaliste, est la notion de Rappel. Le propos coranique juge, en conscience, qu’il ne fait pas dans la tendance nouvelle-nouvelle à la page, sautillante et trépidante quand il lance ses avertissements contre les faux dieux. On a ici un rappel de ce que disaient déjà les très Anciens. Noé, Loth et Moussa (Moïse qui, donc, fut confronté à Pharaon et à ses épieux, possiblement les mâts de ses tentes de campagnes) sont connus pour avoir prêché soit le monothéisme, soit la moralité comportementale, soit les deux, avoir été rejetés, puis associés à une punition divine d’envergure de leurs objecteurs. D’autre part, les Ad sont le peuple yéménite auquel fut confronté le prophète Houd. Les Thamoud sont le peuple d’Arabie centrale auquel fut confronté le prophète Sâlih. Al Aïka est la contrée habitée par le peuple de Madian (en Palestine) auquel fut confronté le prophète Chou‘ayb. Ces trois très anciens prophètes arabes majeurs se sont retrouvés dans des situations analogues entre elles et, aussi, surtout, analogues à celle (évidemment ultérieure) vécue par Mahomet. D’ailleurs tous les prophètes monothéistes invoqués dans la sourate Çad (et les autres aussi, invoqués ailleurs dans le Coran: Ibrahim, Ismaël, Youssouf, Jésus, etc) anticipent frontalement l’appel monothéiste de Mahomet, dans le récit sacré (selon cette description en effet d’écho du prophétisme, procédure typiquement coranique). Bien connue dans ces traditions, récurrente, la situation est la suivante: un avertisseur inspiré du dieu unique se lève au milieu d’une population polythéiste et lui fait une promotion aussi ferme que mal entendue du passage au monothéisme. Après, habituellement, ça se passe assez mal et dieu finit par s’en mêler:

Si les habitants de cette citée avaient cru;
s’ils avaient craint Dieu;
nous leur aurions certainement accordé
les bénédictions du ciel et de la terre.

Mais ils ont crié au mensonge.
Nous les avons emportés
à cause de leurs mauvaises actions.

Les habitants de cette cité sont-ils sûrs
que notre rigueur ne les atteindra pas la nuit,
tandis qu’ils dorment?

Les habitants de cette cité sont-ils sûrs
que notre rigueur ne les atteindra pas le jour
tandis qu’ils s’amusent.

Sont-ils à l’abri du stratagème de Dieu?
Seuls les perdants
se croient à l’abri du stratagème de Dieu.

Ou bien n’a-t-il pas montré
à ceux qui héritent la terre
après ses premiers occupants,
que si nous le voulions,
nous leur enverrions quelque adversité,
à cause de leurs péchés.
Nous mettrons un sceau sur leurs cœurs
et ils n’entendront plus rien.

Voici les cités dont nous te racontons l’histoire.
Leurs prophètes étaient venus à eux
avec des preuves évidentes,
mais ils ne crurent pas
dans ce qu’ils avaient auparavant traité de mensonges.
Voilà comment Dieu met un sceau
sur le cœur des incrédules.

Nous n’avons trouvé,
chez la plupart d’entre eux
aucune trace d’alliance
et nous avons trouvé
que la plupart d’entre eux sont pervers.

(Le Coran, Sourate 7, Al‘Araf [les hauteurs, le discernement]. versets 96-102, traduction D. Masson)

Le Coran est pleinement tributaire de ce prophétisme catastrophiste classique, qui rappelle Sodome, Gomorrhe & Consort (S’ils recommencent, qu’ils se rappellent alors l’exemple des Anciens). J’attire cependant, dans cette seconde citation, très représentative, du bon vieux tonnerre divin contre les indigents du monothéisme, votre attention sur une notion malicieuse qu’on n’attend pourtant pas vraiment, quand il s’agit de l’omnipotence courroucée de l’être suprême. J’ai nommé: le stratagème de dieu. Il intrigue, lui, quand on relis plus attentivement cette citation de la sourate 7. Agacement à part, on nous y parle en effet du fait que dieu, pour en venir à imposer ses preuves évidentes, use, un peu paradoxalement, d’un stratagème… voilà qui n’est ni banal, ni anodin, ni marginal. C’est vachement moderne aussi, cette fois-ci, cette façon de se formuler et de se courroucer. On prend la mesure dudit stratagème quand on s’avise du fait que l’entêtement des polythéistes à ne pas accepter le dieu unique est lui-même un choix punitif fait par dieu (Voilà comment Dieu met un sceau sur le cœur des incrédules), un bon tour qu’il leur joue, littéralement, pour des raisons morales (si nous le voulions, nous leur enverrions quelque adversité, à cause de leurs péchés. Nous mettrons un sceau sur leurs cœurs et ils n’entendront plus rien). Les choses se compliquent subitement et, pour reprendre le mot coranique, il y a bien quelque chose de subtilement pervers qui s’installe ici. On fera inévitablement observer que les adeptes du dieu unique ne sont pas trop chauds à admettre ces résistances passéistes à leur endoctrinement car elles sont toutes autant d’esquintes à l’omnipotence de leur être suprême, pourtant totalisant et habituellement peu enclin à la nuance casuiste. Il faut donc remettre ces résistances et ces incrédulités dans le grand cadre décisionnel (et fatalement punitif) du divin qui. de ce fait, perd subitement en limpidité, en simplicité, en puissance, se complique, se tortillonne, se problématise… Et cela se met à sérieusement finasser et, redisons-le, à faire dans le stratagème:

Lorsque les incrédules usent de stratagèmes contre toi,
pour s’emparer de toi,
pour te tuer ou pour t’expulser;
s’ils usent de stratagèmes,
Dieu aussi use de stratagèmes
et c’est Dieu qui est le plus fort en stratagèmes.

Lorsque nos Versets leurs étaient récités,
ils disaient:
«Oui, nous avons entendu!
Nous en dirions autant, si nous le voulions;
ce ne sont que des histoires racontées par les Anciens».

Lorsqu’ils disaient:
«Ô Dieu!
Si cela est la Vérité venue de toi,
fais tomber du ciel des pierres sur nous,
ou bien, apporte nous un châtiment douloureux».

Mais Dieu ne veut pas les châtier
alors que tu es au milieux d’eux.
Dieu ne les châtie pas
quand ils demandent pardon.

Pourquoi Dieu ne les punirait-il pas?
Ils écartent les croyants de la Mosquée sacrée,
et ils ne sont pas ses amis.
Ses amis sont seulement ceux qui le craignent;
mais la plupart des hommes ne savent rien.

Leur prière à la Maison
n’est que sifflements et battements de mains…
«Goûtez donc le châtiment de votre incrédulité!»

Oui, les incrédules dépenseront leurs biens
pour éloigner les hommes du chemin de Dieu.
Ils les dépenseront,
puis ils déploreront de l’avoir fait
et ils seront ensuite vaincus.

Les incrédules seront réunis dans la Géhenne,
pour que Dieu sépare le mauvais du bon;
qu’il entasse les mauvais les uns sur les autres,
puis qu’il les amoncelle tous ensemble
et qu’il les mette dans la Géhenne.
-Voilà les perdants-

Dis aux incrédules que s’ils cessent,
on leur pardonnera ce qui est passé.
S’ils recommencent,
qu’ils se rappellent alors l’exemple des Anciens.

Combattez-les
jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition,
et que le culte soit rendu à Dieu en sa totalité.
S’ils cessent le combat,
qu’ils sachent
que Dieu sait parfaitement ce qu’ils font.

S’ils tournent le dos,
sachez que Dieu est votre Maître,
un excellent Maître, un excellent Défenseur!

(Le Coran, Sourate 8, Le butin. versets 30-40, traduction D. Masson)

À ce point-ci, le jeu du chat et de la souris entre les musulmans et les incrédules, c’est plus seulement du stratagème. C’est carrément de la stratégie. Stratégie militaire notamment (Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition…). En me pardonnant une analogie un peu mutine, vous me permettrez de faire observer qu’on nous annonce ici que tout se passe comme si les croyants, encore minoritaires, étaient comme pris en otage, face au dieu, par les incrédules qui les cernent et qui les transforment, volontairement ou non, en une sorte de bouclier humain (Mais Dieu ne veut pas les châtier alors que tu es au milieux d’eux). Et lesdits incrédules, par contre, ne se gênent pas pour bien le narguer, le dieu («Ô Dieu! Si cela est la Vérité venue de toi, fais tomber du ciel des pierres sur nous, ou bien, apporte nous un châtiment douloureux»). On croirait presque que le prêche coranique décrit ici une bande de collégiens un peu potaches chahutant et faisant la sourde oreille face â l’autorité d’un maître qui, lui, visiblement, n’a pas que des amis (Ses amis sont seulement ceux qui le craignent). Et ce maître, qui ne veut/ne peut pas vraiment punir, de tonner: vous vous croyez fin-finauds, mais le maître aussi est fin-finaud, vous allez dépenser toute votre menue monnaie avant de le surclasser… Puis: bon, bon, si vous vous calmez, les enfants, je suis bien prêt à passer l’éponge (Dis aux incrédules que s’ils cessent, on leur pardonnera ce qui est passé). Mais, le calme revenu, n’allez surtout pas vous imaginer que je comprend pas ce qui se trame ici, les amis (S’ils cessent le combat, qu’ils sachent que Dieu sait parfaitement ce qu’ils font). Il est difficile de ne pas se dire que le prêcheur (le Coran, comme texte conseillant ici les croyants sur leur marche à suivre face aux incrédules) a sur tout ceci, en fait, beaucoup plus de fil à retordre qu’il ne se sent prêt à s’engager à l’admettre. Le fait est que ses problèmes prosélytes ne se réduisent peut-être pas tout à fait à la problématique archaïque et solidement balisée de la conversion au monothéisme d’une irrationalité religieuse éparse, sauvageonne, sensualiste, vieillotte mais somme toute préservée intacte, disponible et convertible.

Si bien que la question en vient fatalement à se poser, livide. Le Coran n’a-t-il pas été, même en son temps, directement confronté à l’athéisme au sens fort (la non-croyance intégrale en un dieu ou des dieux). N’a-t-il pas du commenter, et analyser (donc implicitement admettre), l’incroyance pure, exempte de religiosités ou croyances antérieures d’aucune sorte. Chercher de l’athéisme dans le Coran, c’est vraiment chercher une aiguille dans une botte de foin. Et pourtant, eh bien, tendanciellement, on trouve… Observer ce court passage où le prêche coranique, derechef (comme il le fait souvent), explique au «militant» musulman comment il doit se comporter face à l’incroyance:

Pose cette question aux incrédules:
Sont-ils plus forts de constitution
que d’autres êtres créés aussi par nous?
Nous les avons créés d’argile durcie.

Tu t’étonnes et ils plaisantent.
Quand on leur rappelle quelque chose,
ils ne s’en souviennent pas.

Quand ils voient un Signe,
ils veulent s’en moquer
et ils disent:
«Cela n’est que magie notoire [sic]!
Lorsque nous serons morts
et que nous serons poussière et ossements,
Serons-nous ressuscités,
nous-même et nos premiers ancêtres aussi?»

Dis:
«Oui, et vous vous humilierez!»

(Le Coran, Sourate 37, Ceux qui sont placés en rang. versets 11-18, traduction D. Masson)

Dans ce texte du septième siècle, on s’approche singulièrement du type de procédé que des prêcheurs contemporains utilisent pour tenter d’ébranler des personnes non seulement indifférentes à une doctrine religieuse qui serait inusitée, incongrue, vieille (magie notoire) ou nouvelle mais aussi des personnes imbues d’une tranquillité éclairée et d’une paix froide face au tout de l’irrationalité religieuse, en soi. On s’offusque de leur indifférence intégrale devant tout ce qui pourrait procéder de l’au-delà (Lorsque nous serons morts et que nous serons poussière et ossements). Et de recommander au musulman de les ébranler avec un argument d’une singulière modernité ès préchi-précha: la peur de la faiblesse corporelle et de la mort physique (Pose cette question aux incrédules: Sont-ils plus forts de constitution que d’autres êtres créés aussi par nous?). On voit fort mal ce genre de dynamique argumentative se déployer devant des polythéistes qui, eux, restent intégralement pétris de vieilles croyances et de pulsions en faveur de l’au-delà.

Le Coran voudrait que l’on pense qu’il ne fait face qu’à de mauvais religieux (des polythéistes), ou à des monothéistes incomplets (des croyants en un dieu unique, mais non-musulmans), ou à des dépravés immoraux des deux groupes précédemment mentionnés (des «pervers» dévoyés ou mal islamisés). Il lui est extrêmement difficile d’admettre l’athéisme, sans le réduire de facto aux trois cas de figure précédents. Être sans dieu et sans croyance irrationnelle c’est, aux vues du prêche coranique, probablement juste d’avoir oublié dieu (Quand on leur rappelle quelque chose, ils ne s’en souviennent pas) ou de ne pas décoder son message (Quand ils voient un Signe, ils veulent s’en moquer). Sur ce point, les musulmans modernes sont, eux aussi, solidement coranistes, même si, technologie oblige, ils ne peuvent désormais plus s’exclamer, contre les incrédules: Qu’ils montent donc au ciel avec des cordes!

Les musulmans ont peur de l’athéisme comme la nature était autrefois censée avoir peur du vide. Ils ne l’admettent pas comme fait ordinaire, ne le cadrent pas, ne le piffent pas… malgré certains aveux involontaires de leur texte sacré, lumineux, lui, en cela aussi. Et, comme le Coran finalement, les musulmans se leurrent ouvertement au sujet de l’inexistence de dieu, dans les faits et dans les consciences. Car l’athéisme est. Et il existe pleinement, depuis des temps fort reculés. Une lecture attentive du Coran confirme que le texte sacré de l’Islam s’en avise et impitoyablement, fatalement, et comme désespérément, s’en insurge.

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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La mort de Fatima: fatalité ou brutalité?

Posted by Ysengrimus sur 4 octobre 2017

"Fatima"

« Fatima »

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À la mort de Fatima, fille benjamine de Mahomet, Saint Prophète de l’Islam, le schisme musulman s’annonce déjà. Et une portion significative de la charge symbolique associée au personnage tragique de Fatima réside dans la mésentente entre sunnites (aujourd’hui 85% des musulmans) et chiites (aujourd’hui 15% des musulmans) sur le récit de sa mort. Morte la même année que son père, en 632, à l’âge de 27 ans (si elle est née en 605) ou même à l’âge de 17 ans (si elle est née en 615), Fatima, mère de quatre enfants, décède prématurément. C’est là la seule chose sur laquelle on s’entend. Et je ne vais certainement pas trancher la question des versions de sa disparition ici, attendu, surtout, que les deux susdites versions portent leur douloureux et fatal compendium de misère et de sagesse et ce, en elles-mêmes, comme de par leur mise en contraste.

Pour bien suivre l’articulation de la mésentente qui mènera à la radicale dualité des traditions sunnite et chiite concernant la mort de Fatima, il faut retracer rien de moins que la clef du schisme. Celle-ci concerne la succession du Saint Prophète, mort subitement, sans enfant mâle. Les califes («successeurs») s’énumèrent comme suit: Abou Bakr As-Siddiq (calife de 632 à 634), Omar Ibn Al-Khattâb (calife de 634 à 644), Othman Ibn Affân (calife de 644 à 656), Ali ibn Abi Talib (calife de 656 à 661). Après Ali, la Oumma, couvrant désormais un territoire immense, se fragmente en de vastes et durables dynasties et ne dispose plus d’un califat unifié. La tradition musulmane majoritaire désigne les quatre premiers califes sous le nom de Rashiduns («les bien guidés»). Si le schisme ne remonte pas nécessairement historiquement à eux, il se définit et se mythologise largement en eux.

Car le fait est que les sunnites et les chiites ne s’entendent pas sur le statut historique de ces califes Rashiduns. Pour les sunnites, l’ordre des commandeurs des croyants est bien Mahomet, Abou Bakr, Omar, Othman, Ali. Pour les chiites, l’ordre des commandeurs des croyants est Mahomet, Ali. Rappelons pour mémoire qu’Ali est le cousin du Saint Prophète et le mari de Fatima. C’est du couple d’Ali et de Fatima que sortira une descendance du Saint Prophète par le sang, descendance que les chiites revendiquent encore aujourd’hui pour leurs imams.

Donc, la fulgurante période où l’Islam finalise la conquête de l’Arabie (sous Abou Bakr), convertit la Perse, l’Irak, la Syrie romaine (sous Omar), prend l’Égypte copte et commence à pénétrer le Maghreb (sous Othman) n’est pas vraiment, dans les vues des chiites, une période où la foi musulmane est ouvertement animée par des califes (Abou Bakr, Omar, Othman sont en gros des usurpateurs largement opportunistes). Pour les sunnites, d’autre part, Ali est de plein pied calife de l’Islam, simplement il est le quatrième calife, pas le premier. Pour les sunnites, le veuf de Fatima (Ali) ne devient calife que lorsque la Oumma le nomme, pas une minute avant (on procède ici comme pour un pape). Pour les chiites, Ali fut calife dès la mort de son cousin Mahomet en 632 (on raisonne ici comme pour un roi) mais il ne put assumer son commandement effectif qu’en 656.

Dans la version sunnite des choses, Abou Bakr et Omar (ainsi qu’Othman, qu’on va laisser de côté ici car il n’a pas de rapport direct avec la mort de Fatima) sont des personnages vénérables dont l’hagiographie exige qu’ils soient décrits comme des modèles moraux et des chefs impartiaux et inspirés. Dans la version chiite, Abou Bakr et Omar sont des personnages douteux servant de faire-valoir passablement maganés et démonisés au sein de l’hagiographie d’Ali (et corollairement, de Fatima). Cette hagiographie fatimide, elle-même, construit la description d’un calife inspiré, patient et héroïque, qui dut lutter durement, après son douloureux veuvage, pour asseoir sa succession. Comme Abou Bakr et Omar ont un rôle à jouer dans la mort de Fatima, la version qu’on se donnera de cette mort sera déterminée par l’image qu’on se donne du successeur de Mahomet: Abou Bakr (élu, malgré Ali) pour les sunnites, Ali (bafoué par Abou Bakr) pour les chiites. On commence à sentir qu’il y aura antinomie des approches et des descriptions.

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La mort de Fatima, résultat d’une triste fatalité (lecture sunnite). Pour les sunnites, Mahomet malade sait, de par la volonté divine, que sa fille Fatima le suivra bientôt dans la tombe. Il le lui annonce secrètement, sur son lit de mort. Fatima en tire un sentiment ambivalent de douleur et de joie. On insiste ici sur la profondeur du rapport entre un père et sa fille. Fatima fut de toutes les quêtes de Mahomet. Elle était à ses côtés dans les moments les plus difficiles. Une extraordinaire proximité les unit. Cela est renforcé par le fait que, parait-il, Fatima ressemblait beaucoup physiquement au Saint Prophète. Fatima survivra six mois à son père. Pendant cette période triste et endeuillée surviendra l’épisode malheureux de l’héritage paternel que lui refusera le nouveau calife, Abou Bakr, contraint légalement de le faire. Un froid s’instaure entre le nouveau commandeur des croyants et Fatima. Mais la fille du Saint Prophète est auréolée de la fatalité qui l’enserre et elle se distancie assez vite de la question des possessions matérielles et des successions politiques. Quand la maladie la gagne, sa sagesse la pousse à se réconcilier avec Abou Bakr qui, magnanime, accepte d’oublier le malentendu maintenant que Fatima entend raison. Une nuit, devenue gravement malade, celle qu’on surnommait «la resplendissante» rêve du Saint Prophète qui lui annonce sa mort désormais toute prochaine. Elle meurt finalement et est enterrée dans les formes et surtout, dans une grande tristesse inexorable quoique sans amertume politique particulière. Le lieu de son enterrement fut parfaitement connu à l’époque (même s’il est oublié aujourd’hui).

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La mort de Fatima, résultat d’une arbitraire brutalité (lecture chiite). Quand Mahomet meurt, Fatima, surprise, est foudroyée par une tristesse si puissante que, pendant deux jours, elle tombe inconsciente. À son réveil, la Oumma a déjà prêté serment à Abou Bakr, sans que Fatima ait pu formuler le seul choix qu’elle préconisera toujours, celui de son époux Ali. Un bon nombre de musulmans se regroupent d’ailleurs autour d’Ali et perçoivent la nomination d’Abou Bakr comme une usurpation. Une réunion a lieu à la demeure d’Ali et de Fatima. Flairant une sédition potentielle, Abou Bakr et Omar se rendent chez Fatima et Ali. Omar, le futur conquérant de la Perse, est un grand gaillard bouillant et unilatéral. Sa biographie inclut au moins un épisode disgracieux où il rudoie une femme musulmane alors qu’il n’est pas encore converti lui-même. L’initiative des femmes, c’est pas trop son truc, au futur calife Omar. Constatant que Fatima se tient derrière la grille de sa maison pour les empêcher d’entrer, lui et Abou Bakr, Omar pousse rudement Fatima contre un mur de pierre avec la grille de la porte et Fatima se retrouve avec des côtes fêlées. Elle est enceinte et cet acte brutal la mènera à une fausse couche. Les musulmans entourant Ali finissent par se rallier à Abou Bakr. C’est ensuite l’épisode de la spoliation de l’héritage de Fatima. Ici, il est assumé qu’elle n’adressera plus jamais la parole à Abou Bakr. Elle meurt, six mois après son père, d’un effet direct des blessures lui ayant été infligées par Omar. Le lieu de l’enterrement de Fatima fut tenu secret par Ali (à la demande expresse de Fatima même). Ce secret perdure à ce jour.

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Voilà. Tout le schisme est là, encodé dans deux lectures irréconciliables du sort injuste d’une jeune femme. J’ai personnellement pour mon dire que, dans une de ces version comme dans l’autre, la mort de Fatima, c’est en fait une allégorie du sort des femmes (de toutes les femmes d’un temps, hein, pas seulement des musulmanes). Abnégatives par amour absolu et myope pour le père sanctifié ou par soumission revêche et contrainte à la violence masculine omniprésente, elles sont réduites à attendre un sort meilleur dans les générations futures qui suivront les générations futures. Et pourtant la tradition islamique nous parle de Fatima en des termes qui lui assignent une bien plus cruciale amplitude que celle d’héritière spoliée se faisant tasser entre un mur et une grille par un rustaud.

Pensée universelle, écoutes-tu vraiment ce que le Saint Prophète de l’Islam chercha à te dire de ses épouses et de ses filles?

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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L’héritage de Fatima

Posted by Ysengrimus sur 1 octobre 2017

Muslim-Woman-Praying

Jetons un regard moderne (et non hagiographique) sur les tensions larvées se faisant jour dans la maisonnée de Mahomet (570-632), Saint Prophète de l’Islam, au soir de sa vie. Sa première épouse Khadîdja (morte en 620) est la mère de Fatima (née en 605 ou 615). Sa troisième épouse Aïcha (née en 614, mariée enfant au Saint Prophète en 621) est la fille d’Abou Bakr, devenu, lui, premier calife de l’Islam après la mort du Saint Prophète, de préférence à Ali (né en 600) cousin du Saint prophète et justement époux de Fatima (depuis 622 ou 623). Tout un sac de nœuds…

Attention, reprenons. Et centrons nous sur Fatima. Sa mère, la toute première personne s’étant convertie à l’Islam, est morte à 65 ans, très probablement d’un épuisement généralisé résultant des privations que cette commerçante à l’aise fut obligée subitement d’encaisser, de par la tempête politique et les persécutions subies par l’Islam naissant. Fatima fut profondément affectée par cette perte. Son père, qui était resté monogame pendant les vingt-cinq années de sa vie maritale avec Khadîdja, contracte une alliance politique avec Abou Bakr que l’on veut sceller, selon la vieille coutume arabe, par des mariages. Le Saint Prophète, fraîchement veuf, accepte respectueusement d’épouser Aïcha, fille d’Abou Bakr (le mariage sera consommé plus tard, car Aïcha n’est qu’une enfant — juridiquement, Aïcha est la troisième épouse du Saint Prophète. Une vieille dame du nom de Sawda bint Zama est celle qui a ouvert la voie de la régression du Saint Prophète vers la polygamie). Mais notre affaire frappe un premier os majeur quand Abou Bakr demande, en bonne symétrie, la main de Fatima, fille benjamine de Mahomet. Cette dernière (qui aime déjà Ali, qu’elle connaît depuis son enfance) ne veut pas épouser Abou Bakr, point barre… et le Saint Prophète, qui est, il faut le dire sans dessiller, un homme solidement en avance sur son temps, refuse tout net que sa fille prenne un mari qu’on lui imposerait abstraitement, à l’ancienne. Couac. Pataquès. Abou Bakr ne rompt pas pour autant sa part de l’entente (Aïcha, trop jeune pour éventuellement s’objecter, reste promise au Saint Prophète), mais la réciproque ne se concrétise pas et un malaise insidieux et durable s’installe.

Le Saint Prophète meurt de maladie (dix ans plus tard, en 632). La mort est subite et le chef des musulmans n’a pas d’héritier mâle. Une nouvelle tension va alors s’installer qui, éventuellement fondera la distinction entre sunnites et chiites. Dans notre regard moderne sur la maisonnée du Saint Prophète, on dira qu’ici le fossé entre Fatima et Abou Bakr va encore s’élargir, si possible. Ali, cousin du Saint Prophète et époux de Fatima, revendique le califat (c’est-à-dire la succession du Saint Prophète comme commandeur des croyants). Adhéreront à l’idée du califat d’Ali, à la fois cousin et gendre du Saint Prophète, ceux qui croient à une filiation par le sang de l’héritage politique musulman, comme on le ferait, par exemple, dans le cas d’un roi (cette option sera retenue par les chiites, aujourd’hui minoritaires en Islam). La Oumma opte plutôt pour un choix plus radical et moderniste. En conformité avec le fait qu’on ne suit pas un homme (Mahomet) mais un dieu (Allah), les membres les plus éminents de la communauté des croyants se réunissent et élisent ou nomment le calife, au mérite politico-religieux, comme on le ferait, par exemple, d’un pape (cette option sera retenue par les sunnites, aujourd’hui majoritaires en Islam). C’est Abou Bakr qui devient calife, frustrant (temporairement) Ali de la position (lui, il l’obtiendra éventuellement en 656, sur le même mode électif. Fatima, morte en 632, n’en saura jamais rien).

Donc quand Fatima (605/615-632) pose ses yeux sur Abou Bakr (573-634), elle contemple un vieux cacique dont elle se dit: 1) il a fait régresser mon père vers la polygamie en lui faisant marier Aïcha (une bambine de l’âge de Fatima, ou plus jeune) qui prendra une grande place dans le cœur du Saint Prophète, en compagnie éventuellement d’autres épouses… la place que n’occupait autrefois que la mère de Fatima; 2) il a frustré mon mari Ali de la position de calife en se la voyant assigner lui-même par les éminences de la Oumma. Il est donc hautement probable que Fatima ne porte pas Abou Bakr dans son cœur. Ce dernier le lui rend indubitablement bien car: 1) elle a refusé —frustration suprême— son offre en mariage, forçant, contre toute une tradition, le Saint Prophète à prendre une jeune femme sans en donner une en retour; 2) elle a fortement et explicitement milité pour le califat d’Ali contre Abou Bakr, contribuant significativement à diviser politiquement l’Islam naissant.

C’est dans ce contexte particulièrement contraire que Fatima va réclamer du nouveau calife Abou Bakr l’héritage foncier que lui a légué son père Mahomet. Il s’agit d’une oasis, une vaste palmeraie couverte de dattiers (et de palmiers), située non loin de Médine et qui s’appelle le Fadak. Ça va très mal se passer.

C’est que Fatima vit à la dure. Leur terre médinoise à Ali et elle est ingrate. C’est un lopin. Fatima puise son eau elle-même, assume toutes les tâches de sa maisonnée. Elle a les mains calleuses, une épaule enflée de tant avoir porté l’eau. Elle est la dernière des filles de Khadîdja (Khadîdja fut divorcée et veuve de deux hommes distincts, avec enfants dans les deux cas, avant d’épouser à 40 ans le Saint Prophète qui en avait alors 25). Les demi-sœurs de Fatima se souviennent de leur belle vie à La Mecque, du temps que leur mère tenait, à elle seule, le plus prospère commerce caravanier de tout le Hedjaz. Elles ne manquent pas de raconter, non sans un brin de nostalgie, cette vie de faste et de farniente à Fatima. Et Fatima n’a rien, parce que son père est devenu le prophète de dieu et qu’il a fallu fuir les persécutions des mecquois, en catastrophe. Quand Fatima demande une servante à son père (sur les derniers jours du Saint Prophète les conquêtes musulmanes rapportaient régulièrement des esclaves), elle se fait servir par l’envoyé de dieu une valorisation de l’effort et de la prière, sans plus. Fatima en a un peu marre. Il lui semble donc que le Saint Prophète, sur ses derniers jours, voyant sa contrariété, la partageant car il considère sa Fatima adorée comme la moitié de lui, lui a promis, à elle et à Ali, de leur léguer la magnifique palmeraie du Fadak. La promesse est faite en catimini, au logis, verbalement, et sans témoins. Et maintenant Fatima réclame son héritage.

Abou Bakr ne l’entendra pas de cette oreille. Du haut de sa toute nouvelle autorité de commandeur des croyants, il explique que le Saint Prophète a déjà déclaré qu’il ne laissait rien en héritage et que tous ses avoirs se convertissaient à sa mort en aumônes. La palmeraie du Fadak est donc domaine public et tout est dit. Aucune des filles ou demi-filles du Saint Prophète n’héritera de quoi que ce soit et fin du drame. La tension de ressentiment entre Fatima et Abou Bakr est alors à son paroxysme. Un paroxysme poli, silencieux, tendu, subtil. Toute la Oumma les observe. L’ultime parade de Fatima sera doxographique, hagiographique, philologique. Elle épluchera patiemment le Coran et en tirera toutes les citations où il est explicitement fait référence au fait que tel prophète majeur ou tel autre prophète crucial avait un ou des héritiers, sous le regard de dieu, sans que cela ne s’avère particulièrement contestable. L’argument d’une invocation directe de la parole de dieu clairement consignée dans le texte sacré contre un commentaire du Saint Prophète cité verbalement par le premier calife touchera le cœur de certains musulmans. Mais Abou Bakr restera inflexible. Et Fatima restera les mains vides. Et elle et le premier calife ne s’adresseront plus jamais la parole. Et, des années après la mort de Fatima et d’Abou Bakr, Ali, devenu calife, ne rouvrira pas la question du legs de la palmeraie du Fadak pour éviter que des divisions stériles et cuisantes ne déchirent la Oumma autour de l’héritage de Fatima.

Voilà. Le douloureux trésor méditable que nous lègue ici Fatima se provigne donc en deux rameaux philosophiques. Elle est d’abord associée à la question de l’héritage politique d’un chef fondateur. Legs régalien par le sang ou transmission par un collégium au successeur le plus méritant (ou militant). Dans ce premier débat, Fatima est associée à l’option conservatrice. Fille du «roi», il aurait fallu que son mari, cousin du «roi» hérite du «sceptre», vu que ce sont eux, et eux seul, qui engendrèrent les descendants directs du «roi». Les musulmans ont assumé ici (en majorité) le choix moderniste, contre Fatima, et au risque durable du schisme.

Fatima est ensuite associée à la réflexion à produire face à des sources de jurisprudence. Si un prophète dit qu’il n’a pas d’héritier à honorer tout en ancrant sa doctrine fondamentale dans une tradition philologique attestant que les prophètes ont des héritiers et qu’ils les honorent, peut-il, lui, en avoir (et devoir les honorer), même malgré sa propre opinion privée? Qu’est-ce qui prime? Le commentaire ultime de l’ultime prophète dans son contexte personnel ou ce que corrobore le texte saint (présumé divin) dont il se réclame par-dessus absolument tout? Dans ce second débat, Fatima est associée à l’option progressiste. La logique juridique qu’elle refusait à Abou Bakr (lui préférant le sang: elle et Ali au califat), elle se l’alloue ici, exigeant que le droit à l’héritage issu de la tradition coranique prime sur la parole privée du chef disparu. Les musulmans, eux, ont préféré les murmures du chef au texte de la parole écrite. Ils ont assumé ici, contre Fatima encore une fois, le choix réactionnaire… et probablement le choix phallocrate aussi, hein, il ne faut pas se mentir.

Ce débat intestin (et un rien mesquin) est poignant, triste, amer. Il est peu utile de prétendre que Fatima a fait tout ceci de façon intéressée. Abou Bakr était tout aussi intéressé de son côté et, toutes choses égales d’autre part, tout ce beau monde se croyait crucialement inspiré de dieu. Laissons ce qui est petit aux petits et méditons au sujet de ce qui élève. Ce qui est intéressant ici, c’est la réflexion sur les principes fondamentaux que ces figures tragiques imposent, encore crucialement, à la pensée moderne. Dans la trajectoire mal connue donc semi-fictive de ces personnages, tout se joue comme dans un drame shakespearien (Jules César, par exemple) et la réflexion que Fatima nous lègue en héritage touche des questions fondamentales procédant de rien de moins que de la sagesse des nations agissantes.

Fatima est morte prématurément, seulement six mois après son père Mahomet, Saint Prophète de l’Islam. La mort de Fatima soulève d’autres questions passionnantes (et tristes) dont nous reparlerons.

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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L’intelligence de Mahomet

Posted by Ysengrimus sur 21 avril 2016

Je-suis-mahomet

Quand on prend la mesure de l’apport culturel et intellectuel de l’Islam, la première figure qui prend de l’importance aux yeux de celui ou celle qui découvre cet univers unique, magnifique, c’est la figure de Mahomet (570-632). À travers le récit hagiographique, dont la lourdeur nuit passablement à l’image historique du fondateur de l’Islam (bien plus qu’elle ne la sert), on arrive malgré tout à prendre la mesure d’un personnage extrêmement intéressant, humain, solide, articulé, fin, patient, modeste et, disons le mot: aimable.

On parle d’abord d’un enfant n’ayant pas connu son père et dont la mère est morte quand il était fort jeune. Élevé par son grand-père, puis par un de ses oncles, il n’attire pas spécialement l’attention des membres de sa tribu ou de la communauté plus large. C’est assez jeune, dans la vingtaine, qu’il devient pourtant l’intendant commercial de la notable mecquoise Khadîdja bint Khuwaylid (555-619). Khadîdja était tellement riche, disent les textes, que quand les Mecquois regroupaient leurs caravanes dans le désert, celle de Khadîdja était plus grande que celles de tous les autres Mecquois réunis. C’est ici quand même qu’on commence à froncer le sourcil. Comment un homme si jeune a-t-il pu accéder à des fonctions commerciales si sensibles et si importantes si vite. Ça sent déjà un petit peu le surdoué sur les bords. Il semble que Mahomet avait une conception élevée et solidement rationnelle du commerce. Ainsi, il ne trichait jamais dans les transactions et respectait toujours strictement ses engagements contractuels. C’était là une chose hautement inhabituelle. Les Arabes de cette époque fonctionnaient par tribus distinctes et ce qui avantageait une tribu spécifique primait souvent sur toute autre priorité, même celle d’éviter de tourner les coins ronds dans une entente de négoce. Il y avait alors une petitesse sectaire, un sens compulsif de la courte vue commerciale (et politique) dont Mahomet s’extirpait comme naturellement, déterminé par un dispositif historique profond, qui ne faisait encore que poindre. Cette tête pensante a représenté un ordre social nouveau bien longtemps avant de s’en aviser consciemment. Aimant le bel ouvrage, Mahomet, l’intendant de caravane, semble n’avoir eu comme priorité d’action rien d’autre que le négoce rondement mené et le bon commerce. Ceux-ci valaient en soi, comme principes supérieurs, susceptibles d’engendrer prioritairement le bien commun et, corollairement, la satisfaction mutuelle des contractants. Menés adéquatement, efficacement, de façon limpide et sans embrouille, les échanges de biens et d’idées finissent par apporter une bonification matérielle à tous. La bonification spirituelle: à l’avenant.

En s’imprégnant de la documentation, on finit par comprendre que la réputation d’honnêteté et de rigueur de Mahomet, intendant de caravane, ne venait pas d’une bonté un peu creuse, qui aurait été la bonasserie du charbonnier, mais bien plutôt d’une intelligence profonde, abstractive, un sens impérieux des priorités supérieures, mutuelles, communes, globales. Quoi qu’il en soit, cette intelligence, ce tact et cette sensibilité envers les besoins et les soucis de toutes les parties d’une négociation devaient avoir un haut potentiel séduisant… attendu que sa patronne devint éventuellement son épouse, dans des conditions, il faut le dire sans hésiter, particulièrement touchantes et romantiques. Mahomet n’a alors que vingt-cinq ans, la dame en a quarante et nous avons parlé de cette magnifique histoire d’amour, une des plus belles et des plus biscornues, atypiques et curieusement modernes de l’histoire orientale.

Mais retrouvons Mahomet à quarante ans. Toujours mecquois, mari et père, il est gras dur. Prospère, il pourrait en avoir rien à foutre et continuer de filer les vingt-cinq années qu’il lui reste à vivre en se la coulant douce et sans se faire chier. Mais qui dit intelligence supérieure dit aussi hantises supérieures. Et il faut reconnaître que La Mecque pose un défi intellectuel très particulier. Immense carrefour caravanier, place commerciale suprême des Arabes, cette ville vénérable incorpore, comme fatalement, dans son fonctionnement municipal profond, l’accueil. Toutes les tribus de la Péninsule Arabique y convergent périodiquement, en bonne méthode, pour s’y adonner à des activités complexes et diversifiées qu’on peut rapprocher, dans le cadre du Moyen-âge occidental, par exemple, des Foires de Champagne. Tous ces gens parlent, grosso modo, la même langue. Ce qui les unit plus que tout c’est d’ailleurs justement cela, la langue, la capacité qu’ils auraient tous, sans distinctions tribales, à décoder un texte unique. Les rapprocher, c’est leur parler ou leur écrire (notamment des contrats… les arabes du septième siècle sont déjà très contrats). Malgré cette langue commune, fait ethnoculturel ancien fortement homogène qui ne peut manquer d’intriguer un observateur ayant beaucoup communiqué et voyagé, comme Mahomet, tout divise les Arabes. Obligations envers le clan, politique tribale, concurrence commerciale, guerroyage et rapines (des commerçants se volent leurs marchandises entre eux, c’est une contrainte qui les détermine beaucoup plus radicalement qu’elle ne déterminerait des agriculteurs ou des artisans), et surtout: religion. L’espace de synthèse intellectuelle cardinal des hommes et des femmes du Moyen-Âge, l’espace du cadre de représentations religieuses, est, pour le moment, totalement conflictuel, chez les Arabes.

Les Arabes contemporains de Mahomet sont ce qu’il convient d’appeler des polythéistes éclectiques. Chaque clan adore une déité spécifique, souvent représentée par un objet artistique anthropomorphe (statue, bas-relief, tableau). On dit de ce polythéisme qu’il est éclectique (et non unifié comme ceux des grecs ou des Hindous, eux-mêmes graduellement stabilisés dans des mythologies organisatrices) parce que ce polythéisme est sans panthéon. La seule tentative connue d’unifier la doctrine des croyances des Arabes avant l’Islam se matérialise dans la Kaaba, grand espace commun des cultes, sorte de temple à la fois neutre et multi-tâche, mis en place de longue date à La Mecque pour calmer les ardeurs et atténuer la bisbille entre groupes commerçants de passage, aux cultes incompatibles. C’est le syncrétisme absolu mais hyper-relativiste et vide de segments de peuplades isolées voués, encore un temps, à des échanges strictement superficiels et épisodiques. Tous les dieux et déesses de toutes les tribus d’Arabie et du monde sont tolérés à La Mecque, le tout, déjà abstraitement, sans distinction, sans hiérarchie et sans théologie. On les dispose tous et toutes dans la Kaaba sans primauté, comme on le ferait de marchandises dans un bazar, et chacun vient faire sa petite affaire en se contentant de tolérer/ignorer les autres. Trêve commerçante, trêve des tribus, trêve des cultes. Pas de chicane dans ma Kaaba et même, de fait, une lucrative organisation des multiples activités de culte par les autorités municipales. La documentation hagiographique raconte qu’il y avait dans la Kaaba, trois cent soixante statues et idoles distinctes et surtout, fait fatidique, Mahomet observera vite qu’aucun Arabe n’adorait les trois cent soixante en même temps.

 Des catégories philosophico-historiques comme unité, véracité, dépouillement, sobriété, solidité, simplicité ont du fortement percoler dans l’esprit supérieur de Mahomet, face à cette réalité du caractère disparate et éclaté des religions idolâtres des Arabes. Ceci étant dit, occidentaux rationalistes que nous sommes, il ne faut surtout pas s’imaginer que cet homme, qui incontestablement dépassait ses contemporains d’une tête, pensait comme un bon petit successeur de Descartes, de Bacon, de Spinoza ou de Galilée. Nous sommes bien loin avant les ruptures galiléenne ou cartésienne, ici. Mahomet sent les choses en homme de son temps, son subconscient critique opère dans le dispositif mental qui est le sien. Si bien que, à l’instar d’un certain nombre de mystiques monothéistes en émergence dans ces années là, les hanifistes, lors de ses promenades et de ses cogitations, notamment à la grotte de Hira, Mahomet va, assez abruptement et fort tangiblement, rencontrer un ange (un ange de la tradition abrahamique en plus: Gabriel). On peut se mettre à chipoter sans fins sur la nature de cette expérience. Qui a dicté? Qui a mis en mots? (dans les deux cas dans la langue divine: l’arabe — rien n’est écrit, à ce point-ci, du reste. On récite verbalement, de mémoire)… Qui a ensuite commencé à consigner? Aux historiens de chercher. Il reste cependant un point crucial qui, lui, interpelle avant tout le philosophe. La première commotion d’angoisse passée (notamment grâce à l’intervention cruciale de Khadîdja. Eh oui, L’Islam est un acquis de couple. On en parle aussi), Mahomet va, de sa personne, tirer la synthèse limpide et cruciale d’un exercice intellectuel et textuel bringuebalent et compliqué: les Arabes doivent passer au monothéisme. On ne dira jamais assez la profonde révolution intellectuelle abstractive que représente le passage maïeutique du polythéisme au monothéisme. Dans le cas du programme mahométan, on dit qu’il est un passage maïeutique des Arabes au monothéisme parce que les Arabes prennent conscience par eux-mêmes de l’importance d’embrasser la doctrine unifiante originale qui s’annonce déjà sourdement dans leur vie politique et leur organisation économique et intellectuelle, même s’ils ne s’en aviseront que de par la vision traditionaliste passablement chaloupeuse de l’allégorie religieuse abrahamique. Contrairement, par exemple, aux amérindiens (qui se font prêcher/imposer le passage au monothéisme par une instance conquérante, un occupant brutal venu de l’extérieur), les Arabes, via le délicat brassage d’intelligence de Mahomet et des premiers musulmans, amèneront, en un temps historiquement fort court, la mayonnaise monothéiste à prendre en eux, massivement, profondément, radicalement, durablement. Ce sera une des plus importantes mutations historiques du Moyen-Âge. Une véritable révolution. Et comme toutes les révolutions, cela s’exportera puissamment de son terroir de départ… et connaîtra ses plus grandes gloires comme ses plus douloureux avatars justement en s’exportant (rappelons, pour mémoire, qu’au jour d’aujourd’hui, seulement 15% des musulmans sont Arabes).

Alors si Mahomet était aussi profondément intelligent que je le prétends, on devrait pouvoir, même en forant dans le lourd saindoux hagiographique, avoir l’opportunité d’échantillonner sa finesse, sa sagacité, de la voir briller, scintiller, nous bluffer, nous instruire. C’est le cas et, pour bien appuyer mon propos, je vais brièvement présenter un exemple «pratique» (si vous me pardonnez une telle trivialité chez une figure historique de cette stature) de l’intelligence de Mahomet. Cet exemple dit tout du sens de l’anticipation et de la compréhension supérieure qu’avait ce chef religieux et politique des déterminations profondes qui gouvernaient sa quête. Cet exemple, en plus, concerne justement un moment crucial du passage collectif des Arabes au monothéisme.

Nous sommes en 628. L’Arabie est encore au cœur de ce que, si l’on se formule en termes modernes, on est bien obligé d’appeler une guerre civile (musulmans contre non-musulmans — et ces gens sont tous plus ou moins parents entre eux, du reste, par le sang ou par les allégeances tribales). Le sort des armes a varié. Les musulmans ont eu des victoires et des défaites. Les Mecquois aussi. Ceci dit, l’idée de se débarrasser des destructeurs d’idoles au dieu intangible en les éradiquant corps et biens perd du terrain. Les musulmans sont encore minoritaires mais ils font maintenant partie du paysage politique d’Arabie et même si elles y résistent encore ouvertement, un bon nombre de tribus arabes commencent à sérieusement gamberger leur message qui est abstrait, simple, magnanime, radical, passionnel, transcendant et unificateur. Mahomet est maintenant le saint prophète de l’Islam. Ses volontés subconscientes et les messages divins transmis à lui sous forme de visions oniriques ou de topos angéliques se confondent étroitement désormais, en lui. Or le saint prophète juge qu’il est temps d’entrer en négociation avec les Mecquois pour le droit solennel à la procession circulaire autour de la Kaaba. Les musulmans sont installés depuis plusieurs années à Médine. Ils négocient épisodiquement avec les Mecquois par émissaires interposés. Les voies de communications sont ouvertes, malgré le conflit.

Les patriciens mecquois flairent de moins en moins confusément le danger que représente cette secte transversale, pan-tribale, populiste et populaire, de destructeurs d’idoles et ce, non plus pour l’unité et la paix armée des tribus arabes, mais bien pour l’ordre social qui les avantage, eux, patriciens mecquois. Ils refusent donc d’abord l’accès des sectateurs musulmans à la Kaaba, même si ceux-ci se présentaient le crâne rasé et sans armes, comme des pèlerins et non comme des soldats. Les tribus arabes avoisinantes de La Mecque, toujours polythéistes, expriment alors leur vif désaccord avec la position des autorités municipales. En effet, ces hommes frustres ne voient pas le bond qualitatif qu’annonce l’Islam. Pour eux, le dieu des musulmans est désormais le dieu d’un clan constitué de plus et il n’est jamais qu’un trois cent soixante et unième fétiche local. Il est donc sensé pouvoir bénéficier de la trêve sacrée mecquoise comme tous les autres. Cernés par ces pressions logiques formulées par les tribus arabes avoisinantes qui, elles, tiennent à leurs propres privilèges et ne voient pas encore La Mecque comme autorisée à légiférer sur la question des cultes, les patriciens mecquois doivent céder. Tout le monde sans distinction est censé pouvoir faire le circuit de la Kaaba et y prier. Il n’y a pas d’exception à cela. Il va falloir s’entendre.

Les patriciens mecquois sentent bien que l’hinterland de leur ville leur échappe graduellement. Ils savent que l’attrait de l’Islam s’exerce désormais solidement sur deux segments importants de la population municipale: les pauvres et la jeunesse (celle-ci, de toutes classes). Mahomet semble en position de force à ce moment-ci. La grande conjoncture historique bascule tout doucement dans son sens. Un contrat, le Traité d’Houdaybiya, va être signé avec les autorités de La Mecque, encadrant l’autorisation pour les musulmans de venir faire le circuit de la Kaaba qui reste, aux yeux de toute la Péninsule Arabique, le moment cardinal de reconnaissance collective pour un culte religieux. La victoire semble si proche. L’entourage de Mahomet, le bouillant Omar, futur conquérant de la Perse, et tous les escogriffes dépenaillés et exaltés qui croient ardemment au dieu unique tout en restant largement, intellectuellement et matériellement, des arabes à l’ancienne avec des réflexes carrés et convenus, s’imaginent que leur chef militaire, politique et religieux va enfin triompher. Dialecticien, subtil, supérieur en intelligence, Mahomet négocie et obtient une précieuse trêve militaire de dix ans (quoi, une trêve, quand la victoire est si proche?). Il va ensuite ostensiblement reculer sur trois points majeurs, au grand dam d’Omar et de tous les soudards musulmans.

D’abord les patriciens mecquois refusent que Mahomet signe le contrat Mahomet, Prophète du Dieu Unique. Les négociateurs mecquois font valoir que s’ils le considéraient comme le prophète du dieu unique, il n’y aurait pas de contrat à négocier vu qu’ils ne l’auraient pas combattu. Mahomet ne s’astine même pas. Voyant, dans cette situation curieuse, l’opportunité inattendue de bien mettre en relief sa discrétion toute humaine de serviteur de dieu, il signera, plus pudiquement, Mahomet, fils d’Abdallah. Ça, ça passe encore, pour Omar et les soudards musulmans, familiers avec la modestie interpersonnelle et doctrinale de leur saint prophète. Ensuite, dictent toujours les mecquois, le premier circuit de la Kaaba pour les musulmans n’aura pas lieu cette année là mais l’année suivante. Désolé, les gars, disent les négociateurs mecquois, c’est à prendre ou à laisser. Mahomet sait parfaitement que bien des plébéiens et des jeunes hommes et femmes mecquois appellent l’Islam en eux, et le retour de leurs proches médinois de leurs vœux, depuis de longues années. Ils le sentent tout proche et voici que, vétillardes, les autorités mecquoises dictent qu’il faut encore temporiser. Ce report du pèlerinage et des retrouvailles, imposé par les patriciens mecquois, se retournera contre eux à terme, en intensifiant une pression de l’hinterland qui les désavantage déjà pas mal. Mahomet voit cela. Il cède donc sur ceci aussi, sans broncher. Omar et les soudards musulmans la prennent moins bien, celle-là. Il faut dire que l’emmerdement logistique n’est pas mince. Les musulmans campent justement déjà à Houdaybiya, pas très loin de La Mecque, au moment de ces fameux pourparlers. Maintenant il va falloir lever le camp, virer de bord et retourner à Médine attendre une autre année. Il est indubitable qu’à ce point ci, Omar commence à sérieusement pomper.

Les négociateurs mecquois, conscients, même grossièrement, du problème sociologique que l’Islam leur pose, voient assez clairement les risques de cette ultime temporisation qu’ils viennent d’obtenir. Ils continuent donc sur la fatale lancée autoritaire dont ils ne peuvent plus se sortir. Ils formulent alors l’exigence suivante. Si, pendant cette année d’attente de l’accès des musulmans au circuit de la Kaaba ou ultérieurement, des jeunes hommes de moins de vingt et un ans (le contrat dit seulement: jeunes hommes. Les femmes n’existent pas contractuellement, pour les patriciens mecquois) quittent La Mecque et se rendent à Médine pour embrasser l’Islam, les musulmans devront rendre ces jeunes hommes à leurs familles mecquoises car, enfants légalement, mineurs, ils ne sont pas en âge de décider ainsi, sur le sujet de leur foi. Par contre si des jeunes hommes médinois de la même tranche d’âge quittent les musulmans et veulent retourner à leurs pratiques idolâtres en rentrant à La Mecque auprès de leurs familles, ils pourront le faire sans qu’on doive les rendre aux musulmans. La dissymétrie de la clause est patente. Et Mahomet l’accepte, sans broncher.

Omar n’en peut plus. Il demande et obtient un entretien particulier avec le saint prophète. Il lui reproche alors de céder sur tout. Le saint prophète, qui pourrait alors vraiment se pogner les yeux et réagir comme dans la brillante caricature du regretté Cabu ci-jointe, ne le fait justement pas. Visionnaire tranquille, il explique patiemment au bouillant Omar qu’il doit, lui, Omar, faire l’effort de réformer ses cadres de pensée «classiques». Les musulmans ne sont pas une tribu guerroyeuse de plus ou une secte idolâtre de plus cherchant à investir une place forte de plus mais bien les porteurs d’une foi qualitativement distincte, globalisante, unificatrice et qui est en fait latente dans la pensée actuelle de tous les Arabes. Céder sur sa désignation de titre prophétique renforce l’affirmation du caractère exclusivement divin d’Allah et modestement humain de son prophète. Attendre encore un an pour un pèlerinage et des retrouvailles que tous, médinois et mecquois, appellent de leurs vœux et croyaient tellement possibles, crée une tension de ferveur, une soif à l’étanchement reporté qui n’avantage que les musulmans et ne désavantage que les notables mecquois qui refusent encore l’Islam avec leur administration obstructrice. Finalement, sur la clause des jeunes hommes transfuges dans un sens ou l’autre, le saint prophète fait valoir à Omar qu’on sait parfaitement qu’aucun de leurs jeunots ne quittera Médine pour retourner astiquer les statues foutues de la Kaaba de leurs tontons et de leurs papas. Ou alors, si, très éventuellement, ça arrivait, autant laisser filer un apostat qui n’a plus rien de bon à faire pour l’Islam que de rester pris avec. Pour ce qui est des jeunes mecquois voulant embrasser la foi montante en l’Islam et qu’on force à retourner chez eux, en respectant scrupuleusement un contrat imposé par les patriciens mecquois et personne d’autre… mais mon bon Omar, c’est là le moyen en or de faire entrer de jeunes militants musulmans exaltés dans La Mecque qui, comme tu le sais bien, n’est pas spécialement ville ouverte, pour nous. Que feront ces jeunots, rétrocédés contre leur grée, une fois cernés dans l’enceinte de La Mecque par ordre de leurs oncles et pères encore polythéistes? Toniques, novateurs et débrouillards, ils vont promouvoir l’Islam comme des dingues, dans le ventre de la bête, et continuer de préparer le terrain pour la suite. Ils nous seront bien plus utiles là-bas qu’ici. Ce contrat nous sert donc dans toutes ces clauses dont tu te plains tant pour des raisons un peu dépassées procédant de ta chère superficialité nobiliaire. Cette entente a, par-dessus le marché, l’avantage indéniable de faire passer lesdites clauses pour des concessions qui, elles, nous feront obtenir l’essentiel: le pèlerinage, les retrouvailles mecquoises et la paix civile. Intellectuellement dominé, Omar ne peut que s’incliner devant l’analyse radicale et intangible du saint prophète. C’est que ce dernier ne niaise plus empiriquement avec l’Arabie qui est, il pense prospectivement l’Arabie qui vient. Et les musulmans se replient, rentrent à Médine, pour une autres années de patiente et industrieuse attente. À moyen terme, ils ne le regretterons pas. Un millénaire et demi après la manœuvre, eh ben, on en cause encore…

En voulez-vous de l’intelligence dialectique profonde, un sens de la vision historique large, complexe, supérieure. En voilà. Et pourquoi pas, une petite dose de rouerie astucieuse avec ça, pour parachever le topo? Un jour, quelque temps après cette entente historique qui lui rouvrira l’accès (d’abord comme pèlerin, plus tard comme chef triomphant) à La Mecque, un jeune homme de moins de vingt et un ans se présente à Médine. Venant de la Mecque, il veut devenir musulman. Le saint prophète lui explique que l’Islam n’est pas une nation ou une ville localisée, qu’il est partout et que, dans son éthique, il exige, entre autres, qu’on respecte scrupuleusement la parole donnée, même donnée à des ennemis politiques. Il renvoie ensuite le jeunot à sa famille mecquoise, sans tergiverser. Plus tard, une femme (la documentation ne stipule pas si elle avait moins de vingt et un ans ou pas — infantilisation implicite des femmes, incontestablement) de La Mecque se présente à Médine. Elle veut devenir musulmane. Le saint prophète l’intègre immédiatement à la Oumma, sans sourciller. Quand les sbires des patriciens mecquois se rameutent pour récupérer cette enfant (implicitement majeure ou mineure, infantilisée de toute façon), le saint prophète fait bruisser les feuillets du contrat. On y stipule jeunes hommes… sans plus. Il n’y a donc pas ici infraction à la lettre du contrat, par les musulmans. Il est respecté comme du papier à musique. Rentrez chez vous, les gars. Les femmes n’ont pas d’existence contractuelle pour vos patriciens mecquois? Elles auront une existence contractuelle désormais, en Islam. Nous sommes à revoir le tout de leur statut matrimonial (plus que sommaire dans le monde arabe pré-islamique) ainsi qu’un certain nombre d’autres questions: hygiène générale et organisation sanitaire des villes, alphabétisation de leurs enfants, égalité des droits successoraux, limitation restrictive de la polygamie, responsabilité maritale des maris, etc…

La suite de l’histoire est toujours à l’avantage de l’intelligence et de la cohérence intellectuelle et logique de Mahomet. Les autorités mecquoises, de plus en plus débordées, rompent le Traité d’Houdaybiya deux ans après l’avoir signé et, en fin de compte, avantagé par la lente maturation de l’hinterland mecquois et le discrédit politique de ses édiles, Mahomet parvient à prendre la ville (630). Il maintient pieusement la Kaaba (ce symbole unificateur ancien, corroborant que l’Islam s’en venait bien avant l’Islam) et la fait simplement nettoyer de tout le bazar de fatras d’idoles. Et quand il y entre en compagnie d’Omar pour prendre connaissance du travail accompli, il voit un portrait du Patriarche Ibrahim (Abraham) peint sur un des murs. J’imagine d’ici le dialogue avec Omar.

Mahomet: C’est quoi ça?
Omar: C’est Ibrahim, le premier prophète du dieu unique.
Mahomet: Non, Omar. Tu me débarques le portrait d’Ibrahim, comme celui de tous les autres.
Omar: La Kaaba doit vraiment être vide?
Mahomet: Complètement vide de toutes statues, peintures ou idoles, oui. On rend hommage ici au dieu intangible et à lui seul.
Omar: Bon, bon…
Mahomet: Cohérence, Omar, cohérence. Limpidité et unicité abstractive, aussi. Oui?
Omar: Oui, oui, évidemment. Je le savais, remarque…

Etc… Il y a indubitablement des dialogues dignes de Goscinny qui se perdent, dans tout ceci… On peut pas faire de BD sur tout ça, il parait… Enfin, bref…

Ceci dit, moi, pour tout dire, j’observe qu’on parle beaucoup de Mahomet comme d’un homme de foi. Perso, je le vois surtout comme un homme de cohérence, d’intelligence, de clarté et de patience. On présente souvent son autorité comme un pouvoir. Je pense pour ma part que son autorité était avant tout un ascendant intellectuel sur les hommes et les femmes de son temps. Il parlait d’autorité, comme on dit, et on se rendait à la démonstration, pour des raisons de tête. Et Mahomet devait bien soupirer parfois aussi de la nunucherie contemporaine qui le cernait inévitablement de partout. Mais les hommes ne savent rien! est une exclamation qui revient assez souvent dans le Coran. C’est quand même parlant.

On dira ce qu’on voudra, Mahomet, fils d’Abdallah et saint prophète de l’Islam, fut certainement, de tous points de vue, une personne extrêmement intéressante à côtoyer. Cela eut lieu, en plus, en des temps de profondes et fulgurantes mutations historiques et cela devait inévitablement susciter une grande exaltation. Aussi, il faut quand même un peu se demander: ceux qui caricaturent tant ce personnage historique crucial, cette figure complexe et articulée, euh… le connaissent-ils vraiment?

La seule caricature de Mahomet que je supporte vraiment c'est celle-ci, du regretté Cabu. Je la trouve respectueuse et je suis certain qu'elle est pleinement conforme à la réelle intelligence du personnage historique... Et qu'est-ce qu'elle est expressive. Elle dit tout. Il faut la méditer, aujourd'hui plus que jamais.

La seule caricature de Mahomet que je supporte vraiment c’est celle-ci, du regretté Cabu. Je la trouve respectueuse et je suis certain qu’elle est pleinement conforme à la réelle intelligence du personnage historique… Et qu’est-ce qu’elle est expressive. Elle dit tout. Il faut la méditer, aujourd’hui plus que jamais.

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Khadîdja et le grand amour de sa vie, en quatre tableaux

Posted by Ysengrimus sur 21 février 2016

Chameau-avec-femme

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Premier tableau. La Mecque, an 595 de l’ère chrétienne.

Khadîdja bint Khuwaylid n’est pas la première venue. Il s’en faut de beaucoup. À quarante ans, cette patricienne de souche est la plus prospère des commerçantes et commerçants de La Mecque. L’empire caravanier qu’elle contrôle s’étend sur tout le Hedjaz, jusqu’en Syrie Romaine au nord, jusque dans l’Arabie Heureuse (Yémen) au sud. Elle est la mère de plusieurs jeunes filles issues de deux précédents mariages. L’un de ces mariages s’est ouvertement soldé par un divorce (incompatibilités irréconciliables, diront les hagiographes), l’autre par un abrupt veuvage (l’homme est mort dans la force de l’âge, au cours d’une escarmouche intertribale). Khadîdja en a, au jour d’aujourd’hui, plein les bras avec son entreprise commerciale et l’éducation de ses filles. Elle s’imagine en avoir fini avec les émotions amoureuses. Et pourtant, sa plus grande explosion passionnelle est encore devant elle. Son rendez-vous, douloureux mais flamboyant, avec l’histoire universelle aussi.

Il y a cette grande caravane qui revient justement de Syrie Romaine chargée d’argent, d’épices et de soieries. Maisara, le vieux et fidèle esclave de Khadîdja, vient faire à sa patronne un rapport circonstancié des détails de l’expédition, qui a été un franc succès commercial. Cette réussite est largement imputable à un tonique et talentueux intendant commercial que Khadîdja a récemment embauché sans vraiment le connaître, sur la recommandation enthousiaste d’un allié tribal fiable. Le jeune Mahomet, fils d’Abdallah, n’est pas un gars ordinaire, explique Maisara, qui pourtant en a vu d’autres. Il traite tout le monde, les gérants commerciaux, les chefs de vigies, les cavaliers patrouilleurs, les débardeurs caravaniers et jusqu’au dernier des servants de méhari avec un respect profond et une déférence directe et cordiale. Intelligent, il marchande sec mais sans embrouille. Il ne truque ni les quantités, ni les proportions, ni les engagements. Sa langue est claire et belle. Il a déjà une solide réputation de fiabilité contractuelle dans tous nos comptoirs syriens et palestiniens. Il se comporte ouvertement comme si le commerce ne valait que s’il servait, en méthode, rien de moins que le bénéfice universel. De tête strictement, la curiosité de Khadîdja est interpelée. Elle s’enquiert d’où se trouve en ce moment cette merveille de vingt-cinq printemps. L’homme est sur le souk, explique Maisara, à préparer les trocs pour les marchandises du retour. Khadîdja remercie son vieil esclave et fait appeler celle que, faute du mot approprié dans une langue occidentale, on est bien obligé d’appeler sa première suivante.

Nafisah bint Manbah est une esclave affranchie devenue, au fil des années, la meilleure amie de Khadîdja. C’est la fouineuse parfaite. Elle connaît le souk à fond et est au courant de tout ce qui s’y tambouille. Les deux femmes se drapent, se voilent et descendent au centre-ville. Khadîdja est, elle-même, parfaitement accoutumée au grand marché de La Mecque où elle mène régulièrement, en personne, ses affaires de négoce. Elle tient par contre à voir son nouvel intentant de caravane sans être vue, pour ce tout premier contact. L’incognito, y a que ça de vrai pour une patronne matoise qui veut observer un employé au naturel, en contexte réel, sans que les artifices de la déférence obligée ne s’interposent. Les deux femmes voilées trouvent, puis observent assez longuement, en devisant doucement entre elles, l’intendant Mahomet en tractations au souk. Sa cordialité et sa stature à la fois solide, assurée et modeste frappent et étonnent chez un tel jeunot. Je peux pas vous le décrire physiquement et c’est bien dommage… Mais je peux vous dire explicitement ce qui se passe en Khadîdja. Elle est immédiatement irrémédiablement fascinée. Submergée par une émotion aussi puissante qu’inattendue, elle attrape éventuellement Nafisah par un bras et les deux promeneuses voilées se débinent sans demander leur reste.

Khadîdja rencontrera ensuite Mahomet, dans des conditions formelles, en compagnie de vieux Maisara et des autres membres du haut personnel caravanier. Le sentiment secret de Khadîdja ne fera que croître et s’amplifier. Elle fera parvenir à Mahomet son paiement: vingt chameaux. Les jours et les semaines vont passer et le trait qui a frappé le cœur de Khadîdja débouchera sur des sensations et des émotions de plus en plus cuisantes et intenses. Et elle passera de longs moments par la suite à comploter avec Nafisah.

Si bien qu’un mois plus tard, Mahomet reçoit la visite d’une charmante dame de compagnie aux yeux en amandes, Nafisah bint Manbah. Le dialogue s’engage sur ce ton cordial et direct qui deviendra la marque de commerce du futur prophète de dieu.

  • Mahomet
  • Oui, Nafisah.
  • As-tu déjà envisagé le mariage?
  • Pas encore, non. Je ne suis pas assez fortuné pour ça.
  • Et si je te disais qu’un parti fortuné se languit de toi, ici même à La Mecque.
  • Je te demanderais de me préciser son identité.
  • Il s’agit de Khadîdja bint Khuwaylid.
  • Ma patronne?
  • Oui.
  • Elle… elle se languit de moi?
  • Oui, et, directe et sincère sur tout ce qui concerne les affaires du cœur, elle m’envoie te le dire.
  • Khadîdja est bien trop élevée socialement pour moi. Elle a des biens en abondance, des esclaves en quantité. Nous ne sommes pas du même rang.
  • Mais cela n’altère en rien la nature de ses sentiments.
  • Serait-elle prête à affranchir des esclaves, à distribuer le gros de ses avoirs aux indigents de notre ville? À rapprocher quelque peu son niveau de vie du mien?
  • Ce serait là ta condition pour éventuellement consentir à un mariage?
  • Oui, car il n’est de sain mariage qu’entre gens qui s’entendent fondamentalement sur la nature des choses de la vie sociale et du devoir.

Et Nafisah de se retirer, sur ces paroles. Le mariage eut lieu la même année. Khadîdja affranchit un grand nombre d’esclaves et distribua une portion importante de ses biens aux indigents de La Mecque. Zayd ibn Harithah, un des tout jeunes esclaves de Khadîdja, refusa de partir, si bien qu’éventuellement Mahomet et Khadîdja l’adoptèrent comme leur fils. Comme la mère de Mahomet était morte depuis des années, ce fut Halimah As-Sa’diyyah, nourrice de Mahomet, qui eut l’honneur de se voir remettre les cadeaux réservés à la mère du marié, lors de la cérémonie des noces.

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Second tableau. La Mecque, an 610 de l’ère chrétienne.

Mahomet a maintenant quarante ans. Khadîdja en a cinquante-cinq. Ce jour là, Mahomet revient chez lui très perturbé par sa promenade habituelle à la grotte de Hira. Il se comporte littéralement comme s’il avait reçu un coup de bâton sur la tête. Il a l’impression de perdre la boule. Il est en déroute complète. C’est qu’il a vu, dans la grotte, une apparition, une sorte d’ombre ou de silhouette qui lui dictait du texte, dans un excellent arabe, et le priait instamment de redire le texte, de le répéter, de le réciter, de le mémoriser. Mahomet se croit possédé. Il tremble comme une feuille. Khadîdja ne se démonte pas. Elle le fait assoir, l’enveloppe d’une grande couverture, s’assoit près de lui, sa main sur l’épaule de son homme, ses yeux dans les siens. Elle lui demande de dire et de redire les paroles que cette apparition lui a imposé de réciter. Récite, au nom d’Allah, le créateur… Mahomet continue de trembler comme un fiévreux. Il ne se sent vraiment pas fier. Il mentionne ces poètes forains un peu foufous qui parcourent l’Arabie en dégoisant des vers qu’ils donnent comme ouvertement inspirés du démon. Il a passablement la trouille et se croit habité par un djinn. Khadîdja ne panique pas. Elle le rassure, le conforte. Elle insiste sur la légitimité et la validité de cette expérience, de par son caractère subit, soudain, spontané, authentique, inouï, sincère. Khadîdja et Mahomet, ensemble, vont stabiliser d’abord et avant tout en eux-mêmes la priorité absolue et cuisante, abrupte, radicale, de la nouvelle unification des Arabes en dieu. Il est crucial d’insister sur le fait que Mahomet est le seul fondateur de religion majeur ayant donné assise à la formulation de sa foi dans les replis les plus profonds de sa dynamique de couple.

Il y avait déjà, de ci de là, des monothéistes parmi les patriciens mecquois. Khadîdja elle-même avait dans sa famille un certain nombre de chrétiens, issus des courants dits nestoriens ou encore nazaréens, traces nettes de l’ascendant encore présent sur l’Arabie de la culture de Byzance. Ces monothéistes abrahamiques étaient reconnus comme hommes de savoir et de foi. Sans niaiser face à cette situation, Khadîdja amène dare-dare Mahomet voir l’un d’eux: Waraqa bin Nawfal, cousin de Khadîdja, moine chrétien (nestorien ou nazaréen, les historiens hésitent). Le digne monsieur prend l’affaire très au sérieux. Il s’assoit avec Khadîdja et Mahomet et se fait relater en détail l’expérience vécue par l’intendant caravanier. Il se fait réciter les passages révélés ce jour-là (qui, dans la tradition coranique, forment aujourd’hui la sourate 96, donnée comme la toute première sourate révélée). Waraqa conclut, sans sourciller ni blêmir, que ce qui est apparu à Mahomet fils d’Abdallah ce jour là, c’est un ange, le même ange qui était apparu à Moussa (Moïse): Gabriel. Le rôle maïeutique capital de Khadîdja dans la stabilisation émotionnelle et intellectuelle de la toute première pulsion fidéiste de Mahomet lui a valu, dans la culture musulmane, le surnom exclusif de Mère de l’Islam.

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Troisième tableau. La Mecque, an 619 de l’ère chrétienne.

Les patriciens mecquois ont très mal réagis à la conversion de leurs premiers concitoyens à la croyance au dieu intangible, dont le culte dicte implacablement de détruire les idoles. Depuis presque dix ans maintenant, dans le plus pur style Allemagne de l’Est 1961, les autorités municipales font de gros efforts pour que ces quelques sectateurs ne franchissent pas les murs de la ville… pour en sortir. On procède ainsi, selon une coutume toute mecquoise, pour soigneusement éviter que cette poignée de séditieux cultuels ne se débine et parte répandre leur foi pernicieuse dans toute l’Arabie. L’Hégire, qui surviendra dans quelques années (en 622), sera une fuite discrète et méthodique des sectateurs de Mahomet vers des lieux sociologiquement plus cléments. Mais pour le moment, c’est le confinement. Les quelques douzaines de personnes, toutes classes confondues, ayant embrassé l’Islam, vivent dans l’enceinte de la ville, en des installations recluses appartenant à Abû Tâlib, oncle paternel de Mahomet. Khadîdja est au côté de son homme. Les filles, les demi-filles et le fils adoptif de Mahomet sont avec eux aussi, tenant le coup dans ce peu reluisant ghetto. Khadîdja, soixante-cinq ans, a tout perdu, tout sacrifié d’avoir embrassé l’Islam. Elle ne détient plus, en souvenir de sa grandeur révolue, qu’un mince réseau d’influences, en ville. L’oncle de Mahomet qui les héberge, meurt, sans embrasser l’Islam. Khadîdja, épuisée, au bout du rouleau mais toujours amoureuse, meurt aussi. La mort de ces deux figures, surtout celle de Khadîdja, va marquer la grande fracture de Mahomet avec cette ville et ses édiles. Perte de son oncle protecteur, perte du reste de réseau d’influences de son épouse, disparition de tout ce qui avait constitué l’amour marital, la tranquillité cossue et le bonheur béat à La Mecque. Il ne reste plus que les devoirs impérieux du culte, de la guerre, de l’unification et de la paix. À l’épicentre de ce qui mènera fatalement les premiers musulmans vers l’Hégire, on retrouve donc Khadîdja. Sa mort marque la disparition durable de tout ce qui signifiait joie, innocence et tranquillité en Islam.

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Quatrième tableau. Médine, an 631 de l’ère chrétienne.

L’Islam a triomphé. Mahomet est aujourd’hui son saint prophète. Maintenant, il est aussi polygame, ce qu’il n‘avait pas été du temps de son doux mariage avec Khadîdja. Certains de ses mariages actuels sont des mariages d’amour, d’autres sont des mariages formels, mariages de raison, de charité protectrice ou encore unions maritales définies par des motivations politiques ou politico-religieuses (alliances, traités, amnisties, immunités, etc). Un hagiographe rapporte l’anecdote suivante, qui serait survenue un an avant la mort (en 632) de Mahomet. Le saint prophète est assis et devise avec certains des plus éminents sahaba (compagnons) de son désormais industrieux et vaste entourage. Une voix de femme se fait entendre, au milieu du placotage. Mahomet interrompt subitement sa conversation et se lève aussitôt. Il va retrouver la femme et lui prend tendrement les mains. C’est Hâla bint Khuwaylid, la sœur de Khadîdja, qui vient le saluer et s’enquérir de lui. Le son de la voix sororale lui avait rappelé automatiquement la voix de son aimée sublime, même après toutes ces tumultueuses péripéties et de si longues années.

Mahomet meurt un an plus tard, d’une courte maladie (632). Il a alors soixante-cinq ans, le même âge qu’avait justement Khadîdja quand elle le quitta pour toujours.

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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L’étrange lettre de garantie au bédouin Surâqa ibn Mâlik

Posted by Ysengrimus sur 15 janvier 2016

Cavalier bédouin de Tunisie

Cavalier bédouin de Tunisie

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Les récits hagiographiques pourtant sur Mahomet, Saint Prophète de l’Islam, sont des révélateurs intellectuels étonnants. Outre qu’ils sont des peintures incroyablement vivantes et passionnées du personnage (dans une culture sensée interdire de le représenter — la représentation par le texte narratif semble se faufiler entre les mailles autoritaires), ces portions biographiques laudatives mettent en contraste un archaïsme mythifiant «classique», gorgé d’irrationalité, de visions et de miracles, avec des traits de modernité dignes d’un baratin de secte contemporaine. Je vais vous citer ici un exemple de cela, pour sa haute représentativité critique.

C’est l’Hégire et les musulmans fuient La Mecque, comptoir polythéiste, autoritaire et doctrinaire, pour la palmeraie de Médine. Les chefs musulmans ont laissé fuir tous leurs sectateurs en premier et, imprégnés de l’héroïsme tranquille et abnégatoire des grands de jadis, ils ferment la marche. Mahomet et son beau–père, le futur premier calife de l’Islam Abû Bakr, sont donc les derniers à se replier. Les Mecquois, inquiets de l’Hégire qu’ils perçoivent comme un défi à l’autorité municipale autant que comme un symptôme inquiétant de rayonnement des idées nouvelles, poursuivent les deux chefs musulmans. Ils passent à deux doigts de les pincer dans une caverne mais virent de bord dans les montagnes, un peu inexplicablement. Mahomet et Abû Bakr s’organisent alors dare-dare avec quelques serviteurs et des chameaux et se tirent en douce, sans trompettes, mais sans précipitation non plus. C’est au moment de cette traversée calme du désert en direction de Médine que survient l’étrange épisode du bédouin Surâqa ibn Mâlik. On lit:

Surâqa poursuit le Saint Prophète

Avant de se mettre en route, le Saint Prophète se retourna pour regarder la Mecque, le cœur gonflé d’émotion. C’était sa ville natale, celle où il avait vécu enfant puis homme, et où il avait reçu l’Appel divin. C’était la ville où ses ancêtres avaient vécu et prospéré depuis l’époque d’Ismaël. Rempli de ces pensées, il jeta un dernier long regard sur la ville et dit: «La Mecque, tu m’es plus chère que toute autre ville au monde, mais ton peuple ne veut pas me laisser vivre en ton enceinte». Après quoi Abû Bakr dit: «Cette ville a rejeté son Prophète. Elle a mérité sa destruction.»

Les Mecquois, après l’échec de leur poursuite, mirent à prix la tête des deux fugitifs. Quiconque capturerait et leur rendrait le Saint Prophète ou Abû Bakr, morts ou vifs, recevrait une récompense de cent chameaux. L’annonce de ceci fut faite parmi les tribus des environs de La Mecque. Tenté par la récompense, Surâqa ibn Mâlik, un chef bédouin, se lança à la poursuite des fuyards et les aperçut finalement sur la route de Médine. Il vit deux chameaux montés et, certain qu’ils portaient le Saint Prophète et Abû Bakr, il éperonna son cheval… Le cheval se cabra et tomba peu de temps après, entraînant Surâqa dans sa chute. Laissons la parole à Surâqa lui-même:

Après être tombé de cheval, j’ai consulté ma fortune à la manière superstitieuse commune chez les Arabes, en tirant des flèches. Les flèches prédirent la malchance. Mais la tentation de la récompense était grande. Je me remis en selle et repris ma poursuite, atteignant presque les fugitifs. Le Saint Prophète allait dignement, sans regarder en arrière. Abû Bakr, quant à lui, regardait sans cesse en arrière (craignant évidemment pour la sécurité du Saint Prophète). Comme j’approchais d’eux, mon cheval se cabra à nouveau et me désarçonna. Je consultai encore les flèches, et elles prédirent encore la malchance. Les sabots de mon cheval s’enfoncèrent profondément dans le sable. Remonter et reprendre la poursuite paraissaient difficile. Je compris alors que ces hommes étaient sous la protection divine. Je les interpellai et les priai de s’arrêter. Il me fut alors possible de les rejoindre. Quand je fus assez près d’eux, je leur communiquai mon intention première et mon changement de sentiment. Je leur dis que j’abandonnais la poursuite et que je tournais bride. Le Saint Prophète me laissa aller, non sans me faire promettre de ne révéler leur route à personne. Je fus convaincu du fait qu’il était un prophète véritable et qu’il était destiné à réussir. Je lui demandai de me donner par écrit une garantie de paix qui me servirait quand il deviendrait suprême. Le Prophète demanda à ’Àmir ibn Fuhair de m’écrire cette lettre de garantie, ce qu’il fit. Comme je m’apprêtais à rentrer avec celle-ci, le Prophète reçut une révélation concernant l’avenir et dit: «Surâqa, comment te sentiras-tu quand tu aura les bracelets de Chosroès à tes poignets?» Étonné de cette prophétie, je demandai: «Quel Chosroès? Chosroès bin Hormizd, l’Empereur de Perse?» Le Prophète dit: «Oui.»

Seize ou dix-sept ans plus tard, la prophétie fut accomplie à la lettre. Surâqa embrassa l’Islam et se rendit à Médine. Le Prophète mourut. Et après lui Abû Bakr, d’abord, puis ‘Umar, devinrent les califes de l’Islam. L’influence grandissante de l’Islam excita la jalousie des Perses au point qu’ils attaquèrent les musulmans mais au lieu de les battre, ils furent eux-mêmes vaincus. La capitale des Perses tomba aux mains des musulmans qui prirent possession de ses trésors, y compris des bracelets d’or que Chosroès portait aux cérémonies officielles. Après sa conversion, Surâqa avait coutume de raconter comment il avait poursuivi le Saint Prophète et sa petite suite et ce qui s’était passé entre le Saint Prophète et lui. Quand le butin de la guerre avec la Perse fut placé devant ‘Umar, il vit les bracelets d’or et se souvint de ce que le Saint Prophète avait dit à Surâqa. C’était une grande prophétie qui avait été faite en un temps de dénuement complet. ‘Umar décida de montrer de façon spectaculaire l’accomplissement de cette prophétie. Il fit donc appeler Surâqa et lui donna l’ordre d’enfiler les bracelets d’or. Surâqa objecta que l’Islam interdisait aux hommes de porter de l’or. ‘Umar dit que c’était vrai, mais que l’occasion était exceptionnelle. Le Saint Prophète avait prédit que les bracelets d’or de Chosroès seraient un jour à ses poignets. Il devait donc les porter maintenant, même s’il se rendait passible de punition. Surâqa avait fait son objection par déférence pour l’enseignement du Saint Prophète. Autrement il était aussi désireux que tout autre de donner la preuve de l’accomplissement de la grande prophétie. Il enfila les bracelets et, ainsi, les musulmans virent de leurs yeux la prophétie accomplie.

Tiré de «La vie de Mohammad, le Saint prophète de l’Islam» dans  Le Saint Coran avec texte arabe, une traduction et une introduction à l’étude du Saint Coran, sous la direction de Hadrat Mirza Tàhir, 1995, Islam international Publication, pp 263-265.

Ce texte traduisant des segments tirés de l’Usud al-Ghâba, une des biographies traditionnelles autorisée du Saint Prophète, parle au premier degré d’une «lettre de garantie» rédigée par un des serviteurs du Prophète dans l’objectif limpide et explicite d’ultérieurement protéger la tribu bédouine de Surâqa ibn Mâlik au moment de sa conquête future par les musulmans. On retrouve les poncifs narratifs habituels: l’adieu ostensible à la ville aimée mais honnie, le peuple voisin qui attaque les croyants victorieux par jalousie. On retrouve aussi la formule usuelle de la vision prophétique réalisée et, de surcroît, on observe l’intégration des fléchettes divinatoires, coutume pourtant pré-islamique, dans la compréhension prospective (ici: pessimiste mais aussi, fatalement, erronée) du monde. Mais tous ces procédés reconnus se combinent à l’acte singulièrement moderne et décalé de la méfiance contractuelle par excellence qui est celui de se faire parapher une belle et bonne lettre de garantie par le futur «chef suprême» pour considération par ses subalternes anonymes de l’avenir. On observera aussi combien, pour le cavalier bédouin, la pulsion irrationaliste ou surnaturelle prend corps dans le cadre ordinaire de sa vie de cavalier du désert. Quand il se fait désarçonner deux fois par son pur-sang qui se cabre et quand, par-dessus le marché, les pieds de ce dernier s’enfoncent dans le sable —une suite de faits incongrus virtuellement impossibles à concaténer si subitement dans le tout de la journée, ou de la vie, d’un cavalier bédouin— Surâqa ibn Mâlik embrasse très prosaïquement l’hypothèse d’une intervention divine. Remarquables aussi sont le statu de l’or et de la transgression dans ce récit. Pour minimiser l’ostentation et la rapine, l’Islam restreint, depuis ses tous débuts, le port de bijoux d’or aux seules femmes. Pourtant le calife ‘Umar, vainqueur des Perses, n’hésite pas à placer Surâqa ibn Mâlik en position ouverte de transgression des enseignements éthiques du Prophète pour arranger «avec le gars des vue» une spectaculaire confirmation de la validité prophétique des visions du même Prophète. La prise de parti irrationaliste est patente et on assume sereinement qu’il urge de confirmer le Saint Prophète de l’Islam comme visionnaire magique où, dira-t-on plus pudiquement, comme être humain divinement inspiré. Rien, dans ce choix politico-religieux du calife ‘Umar, pour vraiment étonner.

On reste cependant avec un bizarre questionnement praxéo-philosophique accroché à l’esprit, suite à ce récit. De fait, qu’en est il tant de l’infaillibilité communicative et inspiratrice du Saint Prophète de l’Islam s’il doit signer des lettres de garantie, rédigées dans les formes par un serviteur-secrétaire, comme je ne sais quel grand commis commercial, pour indubitablement confirmer que telle obscure tribu bédouine est bien celle du chasseur de prime repenti qui les épargna lui, ses serviteurs et son futur premier calife, aux jours si bénis, si sensibles, si obscurs, et si risqués de l’Hégire?

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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La bataille d’Aïcha

Posted by Ysengrimus sur 21 octobre 2015

Aïcha à la Bataille du Chameau

Aïcha à la Bataille du Chameau (an 656)

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Aïcha Bint Abu-Bakr a maintenant quarante-cinq ans. Tellement de choses se sont passées depuis sa tendre enfance et Aïcha n’est plus, ne sera plus jamais, la petite fille joyeuse qu’elle avait été du temps glorieux et lointain de l’Islam simple et vrai. Vêtue de blanc, le visage découvert mais le corps et la tête intégralement voilés, la veuve de Mahomet, Prophète de Dieu, marche silencieusement sur une des resplendissantes esplanades de la grande mosquée sacrée de La Mecque. Aïcha est en pèlerinage et, en sortant, cet après-midi là, de la grande mosquée, après la prière, elle appréhende avec angoisse que son recueillement et son abandon à Dieu ne risquent de se trouver brutalement troublés. Cette impression devient d’autant plus tangible qu’Aïcha aperçoit à bonne distance devant elle une femme voilée de noir marchant d’un pas pressé dans sa direction. Assez vite, elle reconnaît sa première servante. Celle-ci se met à l’interpeller un peu trop promptement et d’une voix un peu trop forte à une telle proximité du lieu saint: «Aïcha, ô respectée Aïcha!». Les deux femmes se rejoignent près d’un des longs bancs de marbre qui courent à la périphérie de l’esplanade. Le soleil d’Arabie est ardent et la chaleur est forte et dense. Il y a dans l’air une épaisseur invisible qui annonce quelque chose comme une tristesse infinie. Un peu essoufflée, le visage défait pas les larmes, la servante dit simplement:

 «Othman est tué!

– Tué? Par qui?

– Des musulmans égyptiens en révolte.

– Des musulmans?

– Oui, une foule en colère. Ils sont venus le massacrer dans sa propre maison, à Médine. Son épouse a eu les doigts d’une main tranchés d’un coup de sabre en essayant de le protéger. Ô, Mère des Croyants, qu’allons-nous devenir?»

Un givre de larmes gorge subitement les yeux d’Aïcha. Elle se sent comme si on venait de la gifler très fort. Malgré la chaleur étouffante, son corps semble inexorablement refroidir. Son cœur se serre, son visage se décompose, sa gorge se noue. Doucement, comme dans une ouateuse brume de langueur, elle s’assoit sur le long banc de marbre. Sa servante, qui est éperdue de pleurs, dédouble ses délicats mouvements, comme en une douloureuse harmonie de la modeste femme toute en noir avec la sublime femme toute en blanc. La pleureuse involontaire s’assoit donc quelques secondes après Aïcha, près d’elle.

Othman Ibn Affân, c’est le troisième calife de l’Islam, compagnon de la première heure du Prophète de Dieu et commandeur de tous les croyants. Il devient donc le deuxième calife de l’Oumma à mourir de mort violente. C’est insupportable. C’est incompréhensible. Aïcha est subitement profondément écœurée que les califes tendent maintenant ainsi à mourir assassinés. Qu’est-ce que c’est que cette inique absurdité? Et cette fois-ci, pour la première fois, ce serait un crime commis ouvertement par des musulmans, des coreligionnaires? Aïcha prend les mains de sa servante éplorée et, les yeux dans les yeux de cette fidèle amie, elle revoit en un douloureux souvenir accéléré les morts, cruelles et prématurées, des figures inspirées de Dieu. Tout d’abord son mari, Mahomet, respecté et aimé, le Prophète de Dieu mort presque subitement, sans héritier désigné, d’une fièvre hâtive, fugitive et fulgurante. Elle voit ce mari respecté et aimé fermant doucement les yeux pour toujours, dans ses bras de petite Aïcha tourmentée de vingt ans qui ne comprenait rien encore. Puis, le premier calife, le premier successeur du Prophète désigné par les compagnons de l’Oumma, Abou Bakr As-Siddiq, le propre père d’Aïcha, mort aussi de maladie, après seulement deux ans de califat. Puis, horreur de l’horreur, après les commandeurs des croyants tués par Dieu arrivent ceux tués pas les hommes. Le second calife, Omar Ibn Al-Khattâb, poignardé à la mosquée de Médine, en pleine prière, après seulement dix ans de gloire conquérante et guerrière, par un de ses propres esclaves, un zoroastrien de Perse, pays séculaire, empire déclinant trop hâtivement islamisé. Et maintenant le si généreux et si prodigue Othman, calife depuis douze ans, tué dans sa propre maison par… par des musulmans.

À un bref instant de déroute éperdue succède rapidement, en Aïcha, la rage froide, la saine colère légitime. Juriste précise, haute dignitaire respectée, protectrice des lettres, de l’architecture et des arts, femme de tête habitée de longue date par la foi la plus pure et la plus vraie, Aïcha ne va pas, cette fois-ci, se laisser ballotter par les événements. Si des musulmans ont commis ce crime diabolique, la loi musulmane devra s’appliquer sur eux, dans toute sa puissance implacable et dans toute son impartialité moderniste. Dieu est miséricordieux, il voit tout, il sait donc implicitement qu’Aïcha est vraie et qu’elle n’interrompt ainsi, brutalement, son pèlerinage que pour vaquer aux affaires capitales des hommes et de Dieu. Aïcha se lève. Sa servante l’imite et s’entend dire par la Mère des Croyants: «Nous rentrons immédiatement à Médine. Et ne viens pas me raconter que c’est dangereux de se rendre dans la ville qui a vu Othman récemment tué par la populace car je m’en doute, figure toi. Tous ces dangers vils et méprisables viennent des hommes. Dieu nous protégera. Vois vite à nos préparatifs». La servante ne s’objecte pas car elle connaît la volonté de fer d’Aïcha.

Huit jours plus tard, on retrouve Aïcha à Médine où elle s’est d’abord rendue payer ses respects et avouer ses condoléances aux proches du commandeur des croyants, tué. La situation politique est complexe et, la méditant intensément dans ses quartiers, Aïcha reçoit la visite de Talha ibn Ubayd-Allah, un compagnon de la première heure de Mahomet, âgé maintenant de soixante quatre ans. Encore solide et fier, Talha a la barbe très blanche et les yeux très noirs. C’est un homme droit, un peu vieille Arabie mais très intègre, calme, intelligent, et fin tacticien. Aïcha aborde la question de la présente situation dans l’angle exclusif de ses priorités à elle:

«Je te supplie de me dire, Talha, ce qui a pu pousser des musulmans à tuer notre commandeur des croyants à tous.

– Les communautés du pays d’Al-iraq et du pays d’Égypte sont en soulèvement pour tout un ensemble de raisons. Elles jugent, entre autres, que les impôts levés par le commandeur des croyants sont excessifs.

– Et ils l’ont tué pour ça, sans sommation, sans discussion?

– Oui, il semble bien. Ce sont des Égyptiens en révolte qui ont tué le calife mais il appert qu’il y avait des gens de Bassora, dans le pays d’Al-iraq, parmi la foule de conjurés qui a pris d’assaut la maison d’Othman ici même, à Médine. Ceci n’est donc pas un soulèvement de coptes ou de byzantins mal islamisés. Ce sont incontestablement des musulmans d’au moins deux de nos grandes communautés qui s’en sont pris à Othman.

– Et que font ces insurgés musulmans maintenant?

– Ils s’agitent, ils éructent. Ils font la promotion d’un changement de régime. Pour ce faire, ils se rallient maintenant, ouvertement et bruyamment, à ceux qui soutiennent le califat d’Ali ibn Abi Talib.

– Ali est le cousin du Prophète de Dieu. Mon époux l’aimait très profondément, comme un frère. Il a indubitablement la stature d’un calife, d’un grand calife même… Sauf que…

– Sauf que?

– Mais enfin, Talha, qu’est-ce que c’est que cette dynamique politique folle qui s’installe en Islam? On n’aime plus ce que fait le calife, on le tue et on met son successeur pressenti en place qui, lui, quoi?… devra filer doux s’il ne vaut pas aussi finir tué?

– Oui. Ça ressemble un peu à…

– À quoi, Talha? À quoi? Ose le dire. Ne me ménage pas.

– Ça commence à ressembler aux pratiques des différents chefs de tribus arabes avant le prêche du Prophète de Dieu. On dirait qu’on retourne un peu vers le passé.

– Sauf que ça se joue maintenant au sein de l’Oumma unifiée. Une nation immense, Talha, plusieurs provinces, des principautés, tout un dispositif humain et social où ces pratiques locales expéditives d’avant que les Arabes n’aient trouvé Dieu n’ont plus leur place.

– Je ne sais que dire devant la cruauté regrettable de ces actions, ô Mère des croyants.

– Qu’attendre d’Ali?

– Il est limpide qu’il voudra calmer le jeu avec nos coreligionnaires en révolte. Et, en plus, Ali est lui même fort irrité par les récentes décisions fiscales d’Othman, ce riche marchand dont Ali a toujours trouvé qu’il comprenait mal la vie des musulmans les plus démunis. Devenu calife, je crois bien que notre Ali se fera un devoir de renverser bon nombre des institutions récemment mises en place par Othman…

– Il semble donc assez clair que si Ali devient calife, ce sera la mansuétude pour le groupe foisonnant des assassins d’Othman.

– C’est très possible, oui. Tu vois clair dans la situation, respectée Aïcha.

– Insupportable. Immonde. Et je te prédis que ça signifie aussi, à terme, rien d’autre que la continuation d’un cycle meurtrier pour les califes de l’Oumma.

– Tu crois vraiment?

– Par Dieu, j’en suis certaine. Tu le dis, nous régressons sur les pratiques politiques plus anciennes des Arabes. Dans un tel contexte contraire, veux-tu bien me dire quand est-ce qu’un système de justice formulé primera sur nos restes de coutumes tribales? Ceci est aussi inique que si on se mettait à retourner adorer les idoles.

– Que faire, ô Mère des croyants, que faire?

– Il n’y a qu’une seule chose à faire. Il faut que tous ces insurgés du pays d’Égypte et du pays d’Al-iraq soient le plus rapidement et le plus fermement soumis à la Qisas, le jugement coranique. Ils doivent payer le juste prix pour leurs crimes, sous la limpide lumière de Dieu. Il est fini le temps de la veulerie politique et de la mansuétude tacticienne de façade. Il faut absolument protéger l’Oumma de ces forces régressantes et négatrices. Seule la puissance de la loi de Dieu peut terrasser cette bête immonde qui semble habiter nos entrailles et se perpétuer si vicieusement en elles.»

Et c’est ici, juste ici, que va s’installer le grand malentendu historique entre la femme musulmane, méthodique, sage et respectueusement imprégnée de la loi systématique de Dieu et l’homme musulman, bouillant, ardent, assoiffé de justice immédiate et de droiture politique limpide. L’erreur de Talha est, dans la vigueur et l’ardeur de l’urgence, d’interpréter ces paroles d’Aïcha comme un mandat vengeur de la veuve du Prophète de Dieu contre les conjurés associés au meurtre d’Othman. L’erreur d’Aïcha est, dans sa colère contenue et son entêtement légaliste, de ne pas avoir dit aussi à Talha: il est aussi fini le temps des razzias punitives et de la vendetta expéditive. Se croyant implicitement mandaté par la veuve du Prophète de Dieu, le fidèle Talha, de bonne foi, retourne donc promptement à Bassora, au pays d’Al-iraq, le foyer nord de la révolte, et il y porte ouvertement le combat contre les insurgés associés aux assassins d’Othman. Aïcha, lors de leur conversation, ne faisait pourtant que promouvoir la Qisas qui, elle, exige soit la peine de mort pour les coupables, soit des peines atténuées, soit leur pardon mais l’un ou l’autre, nécessairement dans le dispositif d’une procédure d’accusation formellement formulée.

La crise va rapidement prendre des proportions difficilement contrôlables. Quelques semaines après sa rencontre à Médine avec Talha, Aïcha apprend que Ali a été nommé calife. Talha et ses hommes sont toujours à Bassora au pays d’Al-iraq où ils pourchassent, combattent et massacrent les assassins d’Othman. Ils le font, implacablement, inévitablement, sur ce mode de vendetta qu’Aïcha abhorre, sans mise en accusation, sans clarté des enquêtes, sans vrai dispositif de justice. Aïcha se prend la tête et ses yeux magnifiques roulent involontairement dans leurs orbites. C’est déjà exactement le contraire de ce qu’elle espérait mettre en place. Et, pire, voici qu’Ali entend freiner Talha dans son action vindicative car il y voit la dangereuse amplification de troubles stériles. À la justice cruelle et expéditive, le nouveau calife de l’Islam entend substituer la myopie veule et conciliante. Dans ce but, Ali contacte patiemment des alliés sûrs dont il fait ses officiers et se donne le temps de lever une armée. Ali planifie d’avancer vers Bassora avec ses hommes pour restaurer l’ordre. Talha l’y attend déjà de pied ferme, avec ses hommes aussi. Mise au courant de ces inquiétants développements risquant de déboucher sur un grand conflit fratricide aussi cruel qu’inédit, Aïcha va devoir faire de son mieux pour préserver sa propre cohérence doctrinale, dans la tempête. Son douloureux choix est maintenant fait. Elle entend engager sa crédibilité envers ceux qui cherchent, même maladroitement et imparfaitement, à ce que les tueurs de califes fassent face à la justice. Au jour d’aujourd’hui, Talha lui apparaît comme un pis-aller contre Ali. La mise au pas, même mal explicitée, même expéditive, des tueurs de califes est, bon an mal an, une solution de crise plus valide que l’approche de ceux qui les gracient implicitement, continuent de les serrer, avec dard et venin, contre leur sein, et admettent en sous-main la validité politique du meurtre des chefs et de la force brutale à l’ancienne.

Aïcha est bien consciente de ses limitations politiques de femme. Elle s’adjoint donc son vieil allié le cadi Kaab Ibn Sur, un juriste hautement respecté de Médine, qui sait parfaitement qu’Aïcha est, elle aussi, une juriste consommée. En la compagnie du cadi, et avec sa servante, de vigoureux esclaves et quelques chameaux rapides, Aïcha rejoint Talha sur Bassora en une vingtaine de jours, soit juste avant l’arrivée d’Ali. Ce dernier apparaît sur l’horizon, seulement quelques jours plus tard, avec ses cavaliers, frais, dispos et sourdement déterminés. Il installe son camp devant la ville de Bassora. Il a avec lui plusieurs milliers d’hommes. Aïcha sent monter en elle l’angoisse et la colère. Talha a, lui aussi, quelques milliers d’homme pour lui, un peu moins qu’Ali mais quand même. Très perceptiblement, le groupe des musulmans regroupé autour de Talha et le groupe des musulmans regroupé autour d’Ali apparaissent maintenant de plus en plus comme deux clans polarisés, opposés. Des individus troubles dont le souvenir ne mérite pas d’être évoqué ici cherchent à brouiller les choses entre les deux camps, sous prétexte de médiation. Mais vite, les pourparlers s’enlisent et les rapports s’enveniment. Il est clair qu’on se dirige vers la première guerre civile entre musulmans. Dans ce dispositif difficile, ouvert à toutes les brutalités et à toutes les dérives, Aïcha ne s’esquivera pas.

Le triste matin où il semble fatal et inévitable que les milliers de cavaliers des deux partis vont se livrer bataille, Aïcha se présente au camp des hommes de Talha, qui est à la périphérie de Bassora. Elle va mener fin seule sa propre bataille à elle, celle de l’ultime tentative de médiation entre les vengeurs et les conciliateurs. Vêtue de rouge sang, le visage découvert mais le corps et la tête intégralement voilés, la veuve de Mahomet, Prophète de Dieu, marche directement, en compagnie de son entourage rapproché, vers les quelques méharistes de Talha. Ses chameaux à elle, ceux avec lesquelles elle est venue à fond de train de Médine, sont inutilisables au combat. Ce sont des bêtes placides de caravaniers qu’on ne peut monter qu’au désert, en les couvrant d’un palanquin. Aïcha avise un des méhara des patrouilleurs de Talha. Ils ont des selles de bâts qui permettent de monter en robe, en posant les pieds sur l’encolure de la puissante monture. Le tendre souvenir joyeux de sa rencontre, à la toute fin de son enfance, avec un gros chameau poilu qui s’appelait le Vieux Djimal, revient fugitivement à Aïcha mais elle le chasse. Le Vieux Djimal, la certitude heureuse et éperdue de l’Islam naissant et son enfance ont en commun d’être morts et bien morts depuis fort longtemps. Elle exige qu’on fasse baraquer une des montures de patrouille. Devant l’hésitation du servant du méhari, le cadi Kaab Ibn Sur, qui fait partie du groupe accompagnant Aïcha, s’avance en brandissant ostentatoirement et cérémonieusement une copie du Coran. Les hommes de Talha présents s’inclinent respectueusement. Voici qu’un juge de la loi éclairé par Dieu confirme, d’une voix puissante, à Aïcha et au monde qu’elle, et elle seule, incarne l’obligation d’une organisation juridique en Islam et du rapprochement pacifique de tous les musulmans. La veuve du Prophète est indubitablement l’étendard qui peut faire converger les musulmans et atténuer voire résorber le choc de combat qui s’annonce. On ornemente le méhari de patrouille à la hâte, non pas des couleurs de Talha mais bien de celles du Prophète de Dieu et Aïcha monte sur la bête baraquée. Celle-ci se lève et s’avance majestueusement au milieu des cavaliers de Talha. Elle les dépasse et chemine d’un bon pas en direction de l’attroupement des hommes d’Ali, regroupés sur le fin fil de l’horizon. Aïcha sur sa monture entend se rendre visible avant le choc de combat et aspire à transcender pacifiquement les deux partis. Talha et ses officiers, qui n’ont pas été consultés par Aïcha au sujet de cette hasardeuse manœuvre en solitaire, sont un peu interdits et se concertent un moment, cherchant à comprendre la visée symbolique et stratégique de la Mère des Croyants en train de s’éloigner sur son chameau, en seule compagnie du servant de méhari marchant devant la bête. Le méhari d’Aïcha s’approche tout doucement du point central entre les deux armées. Moins interloqués et plus déterminés dans leur fidélité au nouveau calife, les officiers d’Ali concluent rapidement que la veuve de Mahomet s’avance en fait en tant qu’étendard d’assaut de ceux qui suivent Talha. Ali est vite alerté. Avant que leurs propres hommes ne discernent clairement les couleurs du Prophète de Dieu ou l’identité de la Mère des Croyants, les officiers recommandent à Ali de lancer la charge. Celui-ci place rapidement son cheval bien visible devant les chevaux de ses hommes et lance la charge. Voyant la cavalerie des hommes d’Ali s’avancer, dans un bruit de tonnerre, les officiers de Talha décident précipitamment de conclure que la veuve du Prophète de Dieu leur indique la voie vers le combat, sa légitimité divine valant bien celle d’un calife fraîchement nommé et ayant obtenu sa charge après l’assassinat mal élucidé de son prédécesseur. Sur recommandation de ses officiers, Talha lance la charge. La mécompréhension du message que cherchait à silencieusement convoyer Aïcha désarmée sur son cahotant méhari est intégrale. Les cavaliers de Talha la dépassent rapidement et se lancent à l’assaut des cavaliers d’Ali.

Après le premier choc de combat, la bataille est brève mais violente et sanglante. Au tout début de l’engagement, les deux paquets de cavaliers ont vu à soigneusement fendre leurs rangs pour éviter le chameau d’Aïcha qui continue de s’avancer, faussement bonhomme, œil du cyclone, épicentre calme, dans la terrible tourmente. Aïcha, de plus en plus découragée par la tournure brutale des événements, reste silencieuse sur la puissante monture, que le servant de méhari fait marcher le plus calmement possible, attendu les circonstances. Un cri venu de ceux de Bassora fait frémir Aïcha «Talha est tué!». Le vieux compagnon de Mahomet a en fait simplement été blessé à une cuisse par une flèche empoisonnée. On le transporte vers la ville, loin du lieu du combat. Il mourra le lendemain de sa blessure. Dans la logique implacable des hommes d’Ali, Talha tombé, le seul chef qui reste alors aux insurgés de Bassora, c’est cette haute dignitaire vêtue de rouge sur son méhari. Les rangs des cavaliers d’Ali se resserrent donc en direction de la monture de la veuve du Prophète de Dieu mais nul n’ose lui décocher une flèche meurtrière et devenir, pour la postérité en pleurs, celui qui tua la respectée Mère des Croyants sans arme sur sa placide monture. Les cavaliers d’Ali se contentent de tourbillonner de façon de plus en plus concentrique autour du méhari d’Aïcha. Les hommes de Talha appliquent fatalement la même logique que ceux d’Ali. Ils resserrent les rangs autour de l’ultime étendard que représente fallacieusement pour eux Aïcha. Imperceptiblement, terriblement, un segment important de la bataille se recentre plus étroitement autour de la veuve du Prophète de Dieu. Cette dernière a le temps de bien observer, du haut de sa tremblante montagne de tourments, qu’elle qui voulait freiner le combat est devenue en un rien de temps le principal facteur l’exacerbant.

Le méhari d’Aïcha, cerné par les hommes, d’Ali pousse soudain un intense blatèrement de douleur. Un des sabreurs de la cavalerie d’Ali vient de le blesser aux jambes arrière. Ce blatèrement, déchirant, symbole de toutes les douleurs animales et humaines du jour, parachève l’infini découragement d’Aïcha. Elle se penche vers le servant de méhari et lui crie: «Il a mal. Fais le baraquer!». Le servant du méhari s’exécute d’autant plus facilement que la pauvre bête croule à demi à cause de sa blessure. Le vaisseau du désert fait lentement naufrage, sur un douloureux lit de sable et de sang. Le servant le tient par l’encolure en lui parlant doucement. Ça permet à Aïcha de descendre en utilisant l’encolure où ses pieds reposent toujours comme un petit tremplin. Elle atterrit sur le sable et s’éloigne à bonne distance du méhari. Elle se tient maintenant debout bien droite, les bras le long du corps, l’œil humide, dans le tourbillon des chevaux et des hommes, s’abandonnant sans calcul à la volonté exclusive de Dieu.

Ceux de Bassora interprètent la lente descende du chameau et l’immobilité statuesque de la haute dignitaire au long voile rouge comme le repli d’un étendard, leur étendard guerrier. En réalité, c’est ici la capacité de rayonnement d’une loi universelle en Islam qui tombe sur les genoux avec le chameau cruellement blessé d’Aïcha. Ali est vainqueur, momentanément du moins. Il s’approche à cheval avec six de ses officiers. Les sept hommes descendent de leurs fougueuses montures et saluent respectueusement la veuve du Prophète de Dieu. De centripète, la force construisant le cercle des cavaliers cavalant autour du méhari d’Aïcha devient centrifuge. Un filet de gardes à pieds et à cheval s’improvise autour de la captive, de son chameau baraqué, du cousin du Prophète de Dieu et de leurs gens. Les hommes de Talha, officiers et simples soudards, engagés dans les autres segments de la bataille, ne peuvent laisser ainsi la Mère des Croyants exposée, sans garantie de sécurité, au danger guerrier. Ils font donc promptement leur reddition. Le califat d’Ali peut alors vraiment commencer. On ne le sait pas encore sur ce champ de bataille tragique et impromptu mais avec ledit califat, c’est la cohésion fondatrice de l’Oumma musulmane qui se termine.

Cohérent dans sa conception magnanime de chef arabe ouvertement outrecuidant de tout, surtout de sa puissance fraîchement acquise, Ali, respectueux et conciliant par principe, fait reconduire la veuve du Prophète de Dieu à Médine, avec son cadi, sa servante, ses proches et sa caravane, le tout sous bonne escorte. Selon sa formule politique sommaire, il joue ensuite aussi de mansuétude, tant avec les insurgés de Bassora qu’avec leurs adversaires, les égyptiens et les irakiens ayant tué Othman. Il faut que tout le monde se réconcilie, de façon globaliste et amène. Amnistie générale implicite. Au tout début de son califat, Ali préfère indubitablement à l’idée d’une justice punitive méthodique, parfois répressive, parfois apaisante mais toujours organisatrice l’idée d’une fraternisation virile à l’ancienne, libérale, abstraitement conciliatrice, mais effectivement désorganisatrice et source involontaire de divisions futures et de solutions superficielles et fausses. L’effet de ce choix sera radical et fatal. L’Oumma ne formera plus jamais un état unique.

Cette courte bataille politique et militaire d’Aïcha poussera les musulmans à tirer des conclusions rigides et durables sur l’implication des femmes dans les affaires publiques. Elles en seront désormais autoritairement exclues. Pour éviter de donner le mauvais exemple d’Aïcha aux petites filles musulmanes du présent et de l’avenir, l’histoire appelle cet épisode crucial du schisme musulman la Bataille du Chameau. Son vrai nom factuel c’est, comme tous nos cœurs le crient en silence: la bataille d’Aïcha.

Cinq ans après la susdite bataille, vêtue de noir, le visage découvert mais le corps et la tête intégralement voilés, la veuve de Mahomet, Prophète de Dieu, âgée maintenant de cinquante ans, marche tristement dans le jardinet de ses quartiers, à Médine. Sa servante l’aborde sans façon, dans ce petit espace aux riches couleurs contrastées, et dit simplement:

«Ali est tué!

– Tué? Par qui?

– Un dissident kharijite.

– Un musulman, donc?

– Oui. C’est arrivé à la grande mosquée de Koufa, au pays d’Al-iraq, pendant la prière. Le commandeur des croyants a été frappé par le sabre empoisonné de ce sectateur séparatiste qui, lui, semble avoir agi seul. Ô, Mère des Croyants, qu’allons-nous devenir?»

Aïcha ne répond rien, renvoie sa servante et continue simplement de déambuler dans son petit jardin en fleurs. C’est là un coup dur de plus pour la veuve de Mahomet mais le cuisant impact de celui-ci la surprend bien moins qu’avant. Elle est toujours aussi violemment écœurée que les califes continuent de mourir assassinés par des coreligionnaires musulmans. Mais elle ne pleure plus. Ses yeux aujourd’hui sont secs. Son rôle de femme n’est plus de pleurer mais de se taire. Or même en laissant jaillir ses larmes, on dit quelque chose. Aïcha n’a plus rien à dire. D’autres qu’elle expliqueront, s’ils le peuvent, à qui voudra les entendre s’il en est, que seule la loi appliquée adéquatement aux criminels présents freinera l’élan destructeur des criminels futurs.

Avant sa mort, Aïcha Bint Abu-Bakr verra encore le culte du Dieu unique se scinder irréversiblement en sunnites, chiites et kharijites et l’Oumma se lézarder en une kyrielle de califats locaux souvent autoproclamés. Mais la veuve du Prophète de Dieu ne se battra plus. L’unique bataille d’Aïcha fut brève et se solda sur une défaite, une défaite pour toutes les femmes, pour leur vision, leur apport civilisationnel, leurs conceptions, leur dynamique spécifique, leur approche de la vie politique, leurs droits fondamentaux, leur rayonnement. Seul le souvenir de la quête de justice de la troisième épouse de Mahomet, celle qu’il aimait le plus tendrement, permettra éventuellement de transformer cette cuisante défaite d’il y a quelques mille quatre cents ans en une flamboyante victoire à long terme de la sagesse et de la raison.

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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La nuit d’Aïcha

Posted by Ysengrimus sur 15 octobre 2015

Caravane avec palanquin

C’est pas drôle, un cœur cassé-collé…
Lucien Francoeur

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Le soleil étire déjà les ombres de la caravane de méhara se coulant onctueusement entre les dunes et les rochers. Aïcha Bint Abu-Bakr se sent un petit peu enfermée dans son magnifique palanquin de dignitaire solidement établi au faite de la bosse stable et symétrique du meilleur dromadaire. Elle fulmine intérieurement. Une envie de pisser croissante lui brûle les entrailles et elle attend impatiemment que la pause de la halte ait lieu et que sa monture baraque. Avoir envie de pisser en plein désert d’Arabie, quel paradoxe absurde et ridicule quand même. Spontanée et enjouée de nature, Aïcha en rirait bien ouvertement si on ne s’offusquait pas constamment, dans son entourage social, sur la question des déjections liquides et solides. Et puis quand l’envie de pisser nous serre le bas-ventre, on n’a vraiment pas trop le cœur à rire. On ne craint vraiment plus qu’une chose: tout souiller, tout empester et terminer le voyage dans la gêne honteuse et la pudeur forcée.

La caravane continue d’avancer et le soleil continue de bien baisser dans un ciel immense, zébré de larges bandes de nuages dont les teintes s’altèrent et se foncent déjà radicalement. Enfin, Dieu en soit remercié, l’intendant de caravane appelle la halte. Le servant du méhari d’Aïcha le fait presque immédiatement baraquer. Il faut maintenant encore attendre que deux vigoureux esclaves désarriment le palanquin de la jeune dignitaire et le posent délicatement sur le sol. Délai interminable. Les yeux fermés, les poings serrés, le corps crispé, la jeune fille se pose sur les genoux, serre solidement ses deux cuisses l’une contre l’autre et se met à se balancer fébrilement le corps, pour conjurer la terrible envie. Quelle contrariété qu’un être si beau et si noble que l’humain devienne aussi vil qu’un âne ou qu’un chien quand la pisse lui enserre le corps. Bestialité infâme et rageante des besoins impérieux. Aïcha se vocifère intérieurement: «Vite, vite, magnez vous, baraquez moi ce fichu de palanquin que je revive». Mais la pulsion de chasser le rideau d’ouverture de sa petite maison portative et de fustiger les esclaves verbalement, explicitement et effectivement, ne lui vient même pas à l’esprit. Aïcha est, depuis la plus petite enfance, abandonnée entièrement à la foi et elle sait intimement, charnellement, que ce qui sera sera. Il faut tout simplement, modestement, savoir attendre. Cette sagesse fataliste l’imprègne déjà en profondeur, en cette tumultueuse et historiquement extraordinaire fin d’enfance qui est la sienne. C’est aussi –surtout– la sagesse immémoriale des femmes de son temps. Les habite la ferveur fondamentale de l’Islam devant la vie et l’obligation sereine de suivre les édits si capricieux de Dieu.

Le palanquin est gagné d’un très léger ondoiement. Le respect profond des esclaves d’Aïcha, hommes simples, discrets et heureux dans leur foi, passe invisiblement de eux à elle dans la façon aérienne et fugitive dont ils déplacent le palanquin enveloppant la jeune femme adulée de tous les croyants. Après un bref envol, le fond de la petite maison portative crisse doucement sur le sable. Le palanquin d’Aïcha se pose sur le sol exactement au même moment où le soleil couchant se pose sur l’horizon. Encore quelques interminables secondes, histoire de bien entendre les deux esclaves s’éloigner rapidement pour aller baraquer un autre palanquin de dignitaire. Les yeux d’Aïcha s’ouvrent, ses mains se délient et chassent vivement le rideau d’ouverture du palanquin et la jeune femme fonce au pas de course sur l’infini lit de sable, comme un petit djinn de feu. En courant à toutes jambes, Aïcha ajuste son observation de l’espace, dans la noirceur montante. La caravane, en route vers Médine, a fait halte le long d’une petite palmeraie sèche constituée d’un bouquet d’une douzaine d’arbres. Ceux-ci s’approchent tout doucement d’Aïcha à mesure qu’elle se rue vers l’horizon. Palmeraie sèche, cela signifie qu’il n’y aura pas d’eau pour les ablutions après l’acte. Aïcha n’y pense même pas. La seule chose qui compte maintenant pour elle, c’est de vite traverser ce bouquet de grands arbres, pour mettre les palmiers, les dattiers et les maigres broussailles de sol sableux entre elle et les regards involontaires des hommes et des femmes de la caravane.

Aïcha traverse maintenant la palmeraie, en écorchant un peu ses pieds nus sur les maigres broussailles du sol. Elle avise un gros dattier qui s’interpose maintenant entre elle et la portion de désert ultérieure à la palmeraie. Il sera le pilier idéal pour supporter la solution définitive à cette tyrannique et affolante contrariété des chairs. Se posant derrière l’arbre comme un aigle sur une charogne, Aïcha ouvre grand deux jambes juvéniles mais vigoureuses, enfonce solidement ses doigts de pieds dans le sable. Elle retrousse sa magnifique djellaba bleu ciel sous laquelle elle est intégralement nue. Elle roule promptement le bas de la djellaba autour de ses hanches, juste au dessus du nombril et la tient serrée, bouffante et enroulée contre elle d’une main, la droite. Elle s’appuie de l’autre main sur le corps du gros dattier et s’accroupie légèrement dans la position d’une cavalière debout sur les étriers. Ses yeux se ferment comme d’eux-mêmes. Sa bouche s’entrouvre pour mieux respirer. L’arbre la cache entièrement des caravaniers en halte, qui, en plus, sont maintenant à bonne distance. Le contact de sa main gauche avec l’écorce rêche et piquante de l’arbre semble déclencher le flot de pisse. Il se déverse comme un torrent, entre les jambes grandes ouvertes d’Aïcha, éclaboussant parfois très légèrement les cuisses d’une bruines de postillons d’urine sporadique, agaçante et honnie. Aïcha se soulage amplement, en prenant bien le temps qu’il faut. Elle respire à pleins poumons et son cœur bat de plus en plus régulièrement. Maudits chiens, maudits ânes, pauvre de nous humains et humaines. Un petit coup de vent gifle légèrement la chair satinée de ses fesses pendant que le dense sable du sol du désert prend bien son temps pour absorber la bonne flaque d’urine qu’Aïcha lui abandonne à jamais. Ô eau, la plus belle, la plus limpide et la plus précieuse des substances, pourquoi dois-tu passer à travers nos chairs d’une façon si vile et si laide?

Son soulagement maintenant installé la rendant plus attentive à l’environnement, Aïcha croit entendre un méhari blatérer au loin, très loin, dans le lointain, depuis le désert se trouvant derrière elle, derrière son cul, ses cuisses, le dattier et toute la palmeraie. Réelle ou imaginaire, cette urgence pousse la jeune dignitaire à promptement rabattre les pans de sa djellaba et à se couvrir la tête. Dans la presse, pendant que les pans du vêtement retombent en prenant un petit peu dans le vent, Aïcha saisit son capuchon à l’encolure et, sans qu’elle ne s’en avise (car la volonté de Dieu est si souvent secrète), son auriculaire s’accroche dans la fine chaînette d’or de son collier et, avec le brouhaha du rajustement des replis du grand vêtement, la sectionne net. Pendant que la toute jeune femme, finit de replacer les pans de cette ample tenue bleu ciel, en regardant tout autour d’elle pour s’assurer que nulle présence ne la surveille, son collier cassé, qui est délicat mais suffisamment lourd, glisse, dégringole silencieusement, entre ses seins, devant son ventre, le long de son pubis, et va se planter entre ses deux jambes encore ouvertes, en plein dans la flaque de pisse qui n’a pas tout à fait fini d’être bue par le sable. Aïcha ne remarque pas cela et se met en marche vers la palmeraie qu’elle entendra bientôt retraverser pour aller retrouver la caravane.

Mais avant toute chose, il faut absolument rendre au Dieu unique, bon et sage ce qui lui est du. L’impression fugitive qui avait effleuré Aïcha quand elle courait, lourde de pissat, comme un petit djinn de feu, se confirme maintenant, tristement. Ceci est une toute petite palmeraie sèche. Il n’y a pas de surface aqueuse, pas d’oasis, pas de puit, pas de fontaine pour faire des ablutions. «Quelle poisse!» se hurle intérieurement Aïcha, dans un court moment de frustration et de rage, car elle se sent maintenant profondément sale et souillée. Cependant, sa foi, entière et sereine, et sa connaissance déjà profonde des lois la rassérènent bien vite. Debout pieds nus dans les maigres broussailles, au milieu de la poignée de palmiers et de dattiers de cette triste palmeraie sèche inconnue, l’épouse de Mahomet, Prophète de Dieu, qui, à quinze ans qui sonnent à peine, se fait déjà surnommer, un peu drolatiquement, Mère des Croyants, sait parfaitement ce qu’il lui reste à faire. Intégralement ignorante en géographie, elle ne dispose d’aucun moyen pour s’orienter cardinalement mais elle voit, ou croit voir, une vague chaîne de montagnes sur l’horizon, se profilant loin derrière le camp des caravaniers. Elle décide donc de présumer que tel est le Hedjaz et que, conséquemment, la Ville Sainte se trouve quelque part derrière ou au milieu de ces montagnes. Elle se tourne vers cet espace, effectif ou imaginaire, et elle laisse ses deux bras retomber mollement le long de son corps. Ses yeux se gorgent de larmes, sa face s’élève et frissonne un peu, quand elle s’abandonne, en toute ferveur tranquille, au Dieu unique. Ses lèvres, pulpeuses et fraîches comme des pétales de rose, s’agitent doucement. Elle prie librement, comme on le faisait tout naturellement du temps de l’Islam avisé. «Dieu miséricordieux, je suis tienne en tout. Je me tourne peut-être vers le mauvais endroit mais tu n’en as cure car tu es partout. Tu es de tous les endroits. Dieu, je n’ai pas d’eau pour me purifier des immondes saletés extérieures et intérieures du corps. Je ne sache non plus faire l’ablution sèche et je n’ai pas ici ma servante pour me la faire. Je suis sale et souillée de pissat et de sable. Et ceci est, par ma prière montant vers toi, mon ablution de l’être. Je m’engage, revenue à Médine, à m’adonner à la série rituelle et réelle des ablutions du corps. Miséricordieux, qui ne demande ni ne réclame jamais l’impossible de tes serviteurs et servantes, tu vois en moi. Tu sais que je suis vraie. Cette prière m’est ablution. Fais de moi ce que ta volonté dictera. Je m’y abandonne pleine de sérénité et dans une vive joie car cette joie ne me vient que de toi». Ayant ainsi prié, Aïcha tape sa djellaba pour en chasser les éventuels grains de sable qu’y aurait fiché le vent. Mais elle ne se soucie déjà plus des détails de sa propreté corporelle. Les ablutions de l’esprit sont paisiblement terminées. Les ablutions du corps et des chairs, elle les fera à Médine, qui est toute proche. Comme par une sorte d’approbation secrète envoyée par Dieu, un vent subtil mais vif pousse les dernières bandes de nuages du ciel, donnant à voir une pleine lune immense, ronde et puissamment brillante. C’est le genre de lune que seul vous présente le désert et qui aide à mieux comprendre pourquoi les Arabes l’avaient si profondément en adoration avant d’avoir trouvé Dieu.

Aïcha se met en marche pour traverser le reste de la petite palmeraie et retrouver la caravane. En s’avançant, elle craint soudainement qu’on la prenne pour une bédouine ne faisant pas partie de l’équipée. Elle n’est pas vraiment consciente du fait qu’elle porte une djellaba bleue ciel si précieuse et si fine qu’on reconnaîtrait entre mille la dignitaire qui s’y drape. Naturellement modeste et ignorante de la richesse presque criarde de sa tenue vestimentaire, et voulant être indubitablement reconnue de ses esclaves et de ses pairs, Aïcha décide de rendre sa tête visible. C’était le temps de l’Islam serein et vrai qui n’imposait pas encore le port public du voile aux femmes. Sans souci, Aïcha rabat vers l’arrière le capuchon de sa djellaba et empoigne ses longs cheveux noirs et frisés, pour bien les faire couler sur ses épaules. Ce faisant, elle se touche inévitablement l’encolure et ne sent plus la présence de son collier. Dans un sursaut horrifié, le cœur battant, elle se touche le thorax et n’y sent plus les formes ou le poids du bijou. Il faut quand même une seconde ou deux à Aïcha pour se souvenir laquelle de ses parures de gemmes elle portait aujourd’hui. L’image mentale lui revient de l’ornement enfilé, le matin même. Il s’agit de celui de ses colliers qui est constitué d’une douzaine de délicates auréoles d’argent pur serties chacune d’un petit rubis et liées entre elles par une chaînette d’or blanc qui, hélas, tend à se casser bien facilement. Ce bijoux, délicat et élégant, très finement ouvragé, a une immense valeur commerciale mais Aïcha ne le sait même pas et n’en a cure. Ce qui compte pour elle, surtout, et par-dessus tout, c’est que ce collier d’argent et de rubis est un cadeau du Prophète de Dieu, son respecté mari, qu’elle aime d’un amour fort, pur, entier, et inconditionnel. Malgré l’indubitable mansuétude que son serein époux manifesterait face à la perte de cet objet matériel, la position d’Aïcha n’est pas ouverte à la moindre transaction avec elle-même concernant ce collier. Il n’est tout simplement pas question de l’abandonner derrière soi. La radicalité de l’amour et l’ardeur de la passion maritale parlent ici solidement, sereinement et sa voix ferme ne considère même pas l’alternative de rentrer à Médine sans ce cadeau déjà ancien de l’homme aimé.

Pivotant d’un bloc, Aïcha vire de bord, l’oeil braqué vers le sol. L’ardente lueur lunaire aidant, il ne sera certainement pas si difficile de retrouver à rebours sa propre piste et de voir le précieux objet scintiller sur le sol sablonneux, blanc comme du lait. Aïcha rebrousse donc chemin, pas à pas, la tête penchée, en sondant méthodiquement le sol du regard. Au moment où elle rentre sous le couvert des palmiers et des dattiers de la palmeraie, elle n’a toujours rien trouvé. Elle doit maintenant concentrer plus intensément son attention car les maigres broussailles dissimulent partiellement la piste et les grandes feuilles des arbres masquent partiellement la lumière de la lune. Toute à sa recherche, elle ne se rend pas compte du fait que, maintenant assez loin derrière elle, l’intendant de caravane réveille les esclaves. Comme la luminosité lunaire est bonne, la température pas trop froide, et les bêtes reposées, on a décidé de lever le camp sans délai, nuitamment, de façon à gagner Médine au petit matin. Le souhait heureux et fébrile de relater aux médinois la toute récente et glorieuse victoire musulmane sur la tribu des Banul Mustaliq n’est certainement pas étranger à cette légitime envie de vite se retrouver au bercail, auprès des siens. Les deux esclaves d’Aïcha présument que la respectée épouse du Prophète de Dieu dort dans son palanquin. On remet, silencieusement, délicatement, sans atermoiement, sur le dos du méhari d’Aïcha, la petite maison mobile toute vide. Comme Aïcha est légère comme un petit oiseau, il est impossible à ses esclaves de détecter qu’elle a, en fait, quitté le palanquin. Bien dressé, le splendide méhari d’Aïcha se lève lentement, majestueusement, sous le disque lunaire. La caravane s’ébranle. Aïcha, qui n’en sait toujours rien, finit par arriver au pied du gros dattier près duquel elle s’était soulagée. Le collier d’argent et de rubis est là, fiché un peu grotesquement dans le souvenir encore odoriférant de sa petite plaque de pissat de femme. Soulagée, joyeuse, Aïcha s’en empare, souffle dessus trois fois, et se le reporte autour du cou. Heureusement la chaînette d’or fin est assez longue et délicate pour qu’on puisse la nouer. Sans se soucier du fait que cela la souille encore plus de pisse et de sable et complète la nécessité impérieuse de bonnes ablutions une fois rendue à Médine, Aïcha glisse le collier à sa modeste place, sous le vêtement, contre sa chair. Elle vire de nouveau de bord, cap derechef sur le camp caravanier. Dieu est miséricordieux et il sait qu’un collier sale et souillé reste totalement serti des gemmes de l’amour fort envers le mari, qui reste le seul homme qu’on autorisera jamais à en voir pleinement briller les merveilles.

On retrouve ensuite notre Aïcha un petit peu déconfite, sur le lieu du campement caravanier déserté. Le vent s’est un peu levé et elle a remis son capuchon pour éviter que ses longs cheveux frisés ne se gorgent de sable et finissent eux aussi souillés, comme tout le reste de son être. Surtout qu’il n’y a plus personne ici, pour la reconnaître ou la méconnaître. Quelques colis et baluchons épars et oubliés sur le sol sont les seuls témoins d’une présence humaine éphémère en ces lieux. La caravane a levé le camp. Aïcha est sans peur. Sa foi est son courage. Dans la paix de l’Islam, elle sait qu’on la retrouvera bien à un moment ou à un autre. Ceci est un contretemps sans conséquence, sans plus. Elle ne peut pas imaginer que ce contretemps sans conséquence va changer pour toujours son entière vision de la vie. Pour l’instant ce dont Aïcha s’avise surtout, c’est du fait qu’il commence quand même à faire un petit peu froid. Elle se roule dans sa djellaba, se pose sur le sol, s’y recroqueville, boule et s’endort. Le sable fait une petite auréole autour du solide tissu bleu ciel. Mais comme le vent tombe assez vite, les formes de la femme restent parfaitement visibles, sous le vêtement lové.

Safwân Ibn al-Mu’attal as-Salmi, méhariste émérite et vigoureux, jeune guerrier compétent et déjà aguerri, prend ses fonctions très au sérieux. Il est le colligeur d’arrière-garde de la caravane du Prophète de Dieu. C’est lui qui est en charge de ramener les choses et les gens oubliés par les caravaniers, après les levées de camps. Safwân, qui est berger dans la vie civile, a bien l’habitude de surveiller l’horizon d’un œil alerte et de repérer et distinguer ce qui n’y bouge pas, tentes et objets, et ce qui y bouge, bêtes et gens. Il s’avance vers la palmeraie sèche depuis la piste suivie antérieurement par la caravane rentrant à Médine. Il traverse la petite palmeraie et se retrouve sur les lieux du dernier camp temporaire des caravaniers. C’est là qu’il aperçoit Aïcha sur le sol, drapée dans sa djellaba et roulée en boule, comme une chatte qui dort. Au riche vêtement bleu ciel, Safwân reconnaît tout de suite, imparablement, l’épouse du Prophète de Dieu. Sans trop s’approcher de la jeune dignitaire, Safwân fait baraquer Djimal, son vieux méhari tout velu. En s’agenouillant, le vieux Djimal pousse un blatèrement bien senti, comme pour saluer l’aube qui commence tout imperceptiblement à barrer le ciel. Aicha, qui rêve que le méhari qu’elle avait cru entendre de loin la veille, depuis le lointain désert, est en train de souffler une petite brise sur ses fesses nues, se réveille en sursaut. Safwân la salue respectueusement. Aïcha, se lève sans se presser et tape sur les pans de sa djellaba pour en secouer le sable. À la lumière de l’aube naissante, l’épouse du Prophète de Dieu reconnaît bien ce jeune homme, qu’elle a vu monter la garde d’un baraquement quand elle soignait les blessés pendant la bataille contre la tribu des Banul Mustaliq. Une petite vérification n’est quand même pas de trop. Le dialogue s’engage donc ainsi:

– Qui es-tu?

– Je suis Safwân Ibn al-Mu’attal as-Salmi, ô Mère des Croyants.

– Que fais-tu là?

– Je suis le colligeur d’arrière-garde, ô Mère des Croyants. Je suis ici pour récupérer les objets et les personnes perdus ou oubliés par nos caravaniers. Vois, il y a déjà quelques ballots sur le dos du vieux Djimal, mon méhari. M’autorise-tu à les décharger, tandis que nous conversons?

– Certes. Mais pourquoi les décharges-tu? Tu n’es pas encore à Médine.

– Je vais réunir les ballots et objets que je décharge avec ceux oubliés ici. Je vais en faire un tas que nos hommes reviendront récupérer ici plus tard.

– Pourquoi?

– Pour que tu puisses t’asseoir seule sur le dos du méhari, sans être encombrée par un chargement, ô Mère des Croyants.

– Je vais devoir monter là-dessus, et sans palanquin encore?

– Oui. C’est là la seule chose que nous puissions faire.

Safwân finit de décharger le vieux Djimal. Aïcha, droite, altière mais naturelle, exempte de toute arrogance, reste à bonne distance de lui et du méhari. Aider le jeune homme à décharger et à colliger les quelques ballots et baluchons ne lui vient pas à l’esprit. Ce serait une inconvenance qui la rabaisserait trop, elle, et que le jeune colligeur d’arrière-garde prendrait pour une insulte. Les objets trouvés ayant tous été réunis en un tas bien visible, Aïcha s’enhardit finalement, sur un geste poli de Safwân, à grimper sur le méhari baraqué. La jeune dignitaire trouve que le vénérable méhari sent bien mauvais et qu’il a le poil bien rêche. Elle grimpe dessus quand même, toute seule. Pour pouvoir l’aider à monter, Safwân aurait du la toucher. Il ne l’envisage même pas. Déjà qu’il peine à poser les yeux sur la ravissante épouse du Prophète de Dieu. Il se tient à bonne distance, prêt à n’intervenir qu’en cas d’absolue nécessité. Quand Aïcha est bien installée au sommet de sa nouvelle montagne de tourments, Safwân fait se lever le méhari. Le vieux Djimal n’a plus les genoux de sa prime jeunesse et en prenant de la hauteur, il fait subir une ou deux embardées assez abruptes à Aïcha. Celle-ci manque de tomber de la monture et n’arrive à se maintenir en place qu’en agrippant à pleines mains les poils puants et longs du vieux Djimal. Cette fois-ci, son humeur ne va plus tout à fait se contenir. Ses grands yeux magnifiques écarquillés, elle s’exclame, bien malgré elle:

 – Je vais tomber et me tuer! Mais qu’est-ce que c’est que cette rosse?

– C’est le vieux Djimal, ô Mère des Croyants. Je l’ai hérité de feu mon oncle. Il n’est plus tout à fait dans sa prime ardeur.

– Tu me le dis. Et… et… on va faire quoi maintenant?

– Je ne peux pas monter avec toi et faire courir la monture. Cela te perturberait trop et tu risquerais de te trouver désarçonnée. Nous allons simplement marcher. Je vais le tenir par la bride et m’efforcer de réduire le plus possible le ballotement corporel accompagnant ses pas.

– Tu es… tu es… bien aimable, ô colligeur d’arrière-garde.

– C’est un très grand honneur de te servir, ô Mère des croyants.

Et ils se mettent en marche. Bientôt, le soleil va se lever. Aïcha ne s’en rend compte que confusément mais elle voyage toujours dans un palanquin perfectionné, solidement arrimé sur le méhari le plus stable et le plus racé de la caravane, un vaisseau du désert littéralement. Sa ballade sur le dos du vieux Djimal va lui en apprendre bien plus sur la vie ordinaire des Arabes que bien des conversations sous la tente avec son respecté mari. La leçon va s’inscrire en elle bien plus profondément qu’elle ne se l’imagine encore, du reste. Après une heure de marche, c’est l’extraordinaire lever du soleil sur la séculaire terre d’Arabie. Safwân et Aïcha ont alors le dernier échange verbal de leur jeune existence:

 – Safwân, arrête un moment. J’ai terriblement mal au dos et aux bras.

– Je veux bien qu’on s’arrête dix minutes mais il te faut rester sur le méhari. C’est la seule chose à faire pour que tu t’habitues à lui. Nous en avons encore pour plusieurs heures de marche avant d’atteindre Médine. Il va falloir être très courageuse, ô Mère des croyants.

– Bien, bien. Compte sur moi. J’ai du courage à revendre. Mais, bon, enfin, toi, qui es mon aîné de presque dix ans, ne trouves tu pas un peu fou et sardonique de m’appeler ainsi «Mère»?

– C’est là la désignation bien méritée de l’épouse aimée du révéré Prophète de Dieu.

– Ouais, ouais… bien pour le moment, si tu veux, c’est moi la caravane et c’est toi maintenant mon intendant de caravane. Tu es donc autorisé de m’appeler Aïcha.

– À votre bon vouloir, respectable Aïcha. C’est une bien petite caravane que celle de mon vieux Djimal fin seul. Mais elle emporte la plus précieuse des passagères vers le plus aimé de tous les hommes. Et nous ne faillirons pas.

– J’y compte bien. C’est la mort de mon dos, de mes bras et de mes jambes de monter ainsi un méhari du commun, posée comme ça directement sur son dos. Par contre, je dois te le dire: la vue est absolument magnifique. Je n’oublierai jamais de ma vie ce splendide lever de soleil. Merci, Safwân. Je te suis profondément reconnaissante.

– Marchons.

Ils se remettent en marche, en silence. Ils ne le savent pas encore mais ils ne se parleront plus jamais. Plusieurs longues heures après, ils arrivent à Médine. Safwân fait baraquer le méhari devant la demeure du Prophète de Dieu. Aïcha saute sur le sol, fonce précipitamment vers ses quartiers, et s’y enferme aussitôt derrière un grand et long voile opaque, tiré et tendu en guise de muraille imprenable. Elle passera de longues heures, de longs jours, seule, puis éventuellement avec sa servante, en ablutions et en prières. Quand le Prophète de Dieu viendra la voir, il restera à l’entrée, invisible derrière le voile opaque tendu. Aïcha lui racontera de vive voix, en toute spontanéité joyeuse, sa nuit, tout juste comme je viens de vous la raconter ici. Et le Prophète de Dieu se retirera sans se faire voir d’Aïcha et en restant singulièrement avare de ses manifestations d’affection habituelles.

Quelques jours plus tard, toujours recluse volontaire derrière son grand voile opaque tendu, Aïcha apprendra d’une médinoise qu’on la soupçonne au jour d’aujourd’hui d’avoir commis l’adultère avec le jeune berger Safwân. Destruction fondamentale et irréversible de tout ce qui existait avant, en Aïcha. Surprise intégrale et consternation absolue. Irrémédiable effondrement de l’ingénuité primesautière de l’enfance. Vrai commencement angoissant et terrible de l’errance nocturne de l’épouse que Mahomet préférait. Le souffle court, Aïcha croit mourir, crever comme un âne ou un chien bouffi de pissat et d’ordure. Il se passera de longs, cruels et lancinants jours avant que le Prophète de Dieu ne les absolve, elle et Safwân, et que ne soient dictés les versets coraniques exigeant des preuves limpides venues de quatre témoins indubitables pour porter des accusations d’adultère.

Pendant les jours qui suivirent cette nuit fatale et innocente, désormais à jamais souillée par le plus affreux des doutes, Aïcha fut brûlée du feu terrible, à la fois désespéré et rageur, qui est celui qui consume de l’intérieur une personne intégralement innocente que tous, y compris l’être aimé, soupçonnent des pire fautes. C’est dans cette douleur, cuisante comme le fer rouge qui marque en permanence, qu’Aïcha entrera véritablement dans le monde des adultes, des menteurs, des fourbes, des soupçonneux, des méchants et des perfides. Ce sont eux qui ont projeté leurs déjections intérieures sur la femme pure, qui, elle, n’a jamais rien fait de mal et qu’on a pourtant flagellée et lapidée de soupçons odieux, terribles, insondables, indicibles. Ceux qui ont ainsi fait gicler leur propre perfidie et duplicité sur Aïcha ont perdu de vue le fait que Dieu se devrait pourtant de tout voir, de tout savoir, de tout détecter et, de ce fait, ils ont perdu, pour toujours, la vérité essentielle de l’Islam.

La douleur éperdue et éternelle d’Aïcha est la douleur cuisante et perpétuellement insultante, irritante et destructrice de toutes les femmes honnêtes qu’on accuse à tort. Oui, oh que oui, le Prophète de Dieu a bien eu raison quand il a déclaré qu’Aïcha est la moitié de la religion. La ferveur de la fraîche et intense jeunesse de la foi étant irrémédiablement perdue, rien, plus rien, ne ravivera les chairs douces et aimantes et les esprits sages et sereins d’avant cette infinie douleur, aussi fatale qu’imprévue.

La nuit d’Aïcha est la nuit qui a tout sali, tout terni, tout détruit. Maudits chiens, maudits ânes, pauvre de nous humains et humaines…

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Entretien (d’Allan Erwan Berger) avec Paul Laurendeau au sujet de son ouvrage L’ISLAM, ET NOUS LES ATHÉES

Posted by Ysengrimus sur 7 octobre 2015

Islam-athee

Allan Erwan Berger: L’ampleur de cet ouvrage, qui, sans se vouloir exhaustif, embrasse quand même tout le paysage de l’islam, montre que le sujet ici traité vous attire par toutes sortes de côtés. Quel fut l’élément déclencheur qui vous propulsa dans cette enquête?

Paul Laurendeau (Ysengrimus): Il y a eu deux facteurs. D’abord l’existence d’un monothéisme oriental et abrahamique se jugeant (avec un peu d’outrecuidance à mon sens, mais bon) dans la force de l’âge. Je veux dire par là que voici un culte très proche du nôtre mais qui n’embrasse pas encore ses indices de déréliction. Il croit encore croire en lui même, disons comme le faisait le catholicisme circa 1951, avant le grand plongeon. Ceci est donc un moment absolument captivant, Une «époque formidable» de l’islam, en quelque sorte. Le second facteur, absolument crucial, ce sont les musulmans et les musulmanes de la diaspora. Ils (et elles) sont proches de nous, ils sont avec nous. On en parle. Amplement. Et pas très bien. J’ai voulu laisser se manifester ici, de concert, ma curiosité pour une religion monothéiste encore en haut de la crête et un respect attentif pour nos compatriotes musulmans, dont je suis solidaire malgré intox médiatique et ethnocentrisme au ras des mottes.

Allan Erwan Berger: Vous commencez par poser le cadre, et dans ce cadre vous définissez le point depuis lequel vous observez l’islam: celui d’un occidental athée. Occidental: bon, on se dit, voilà une personne qui est la résultante de tant de mouvements migratoires qu’on va pas lui chipoter sa position géographique et philosophique qui la place en bout de chaîne, et puis boum, en fait si… car voilà, vous êtes athée, et l’athéisme est la résultante de forces nées officiellement en Europe sous le patronage de d’Holbach, Diderot, La Mettrie et toute la joyeuse bande des petits monstres qui aboutit à Hara-Kiri par exemple, le journal bête et méchant. Alors évidemment, tout de suite, on s’attend à une objection, dont l’exemple-type est donné par la fameuse répartie: «On en reparle (du féminisme) quand tu seras doté d’un utérus, OK ?» qui est une attaque ad hominem portée contre un interlocuteur masculin, même sympathisant, pour lui dénier le droit de causer des femmes et de leur combat. Ici, on peut vous dénier la capacité d’être pertinent sur la religion simplement parce que vous n’avez pas de religion. Vous répondez comment?

Paul Laurendeau (Ysengrimus): Une petite rectification d’historien matérialiste d’abord (celle-ci ne dévalue en rien votre argument de base qui, lui, reste). Avant de venir de La Mettrie et du Baron d’Holbach, l’athéisme prend intellectuellement corps en de vastes mouvements sociologiques semi-conscients qu’on pourrait appeler: mouvement de déréliction. La déréliction s’installe historiquement quand les connaissances augmentent, les peurs diminuent, le conformisme ethno-familial se résorbe et le cureton perd en prestige devant l’avoué, l’instituteur, le bateleur ou le carabin. Nous (occidentaux), on est en déréliction comme on est en automne. Les feuilles crucimorphes tombent, tout doucement, sans violence. Mais il n’est pas loin de notre souvenir, le temps de leur vive verdeur. Aussi nous ne sommes pas abstraitement «sans» religion comme Bayard était sans peur. Nous sortons plutôt de religion, comme serpent qui mue. Et en matière d’athéisme, comme pour le reste, les maîtres penseurs sont des chouettes de Minerve. Leur cri devient audible quand le dispositif vespéral du crépuscule des cultes est déjà bien en place dans les masses. Mais laissons cela car votre question reste. Pourquoi parler de religion si on est sans? Je réponds qu’une religion, surtout une religion de portée universelle, est à moi autant qu’aux religieux s’y ralliant. Pensée dans un cadre athée, la religion s’avère être rien d’autre qu’un dispositif ethnoculturel analogue, disons, à la musique ou à la gastronomie. Je devrais ignorer la musique parce que je ne suis pas instrumentiste, négliger la gastronomie tant que je n’obtiens pas mon cordon bleu? Qu’est-ce que c’est que cet encapsulage des savoirs? Il n’est pas conforme à la vie ordinaire des cultures. Voyez la magnifique musique grégorienne. Je devrais m’en priver parce que je ne chante pas dans la chorale, ne comprend pas le latin et ne crois pas ce que le plain chant raconte? Mazette. C’est pas possible, ça. Le fait est que la religion nous laisse un produit, artistique ici, auquel j’ai droit autant que vous, que la mercière et que bon-papa. L’islam pour moi est un corpus semi-légendaire, me mettant magistralement en contact avec la vision du monde fondamentale (philosophique et mythologico-historique) d’un milliard et demi d’humains. Je devrais y rester sourd sous prétexte que je ne partage pas ses postulats? Franchement non. Je ne suis pas ici pour me convertir mais pour m’instruire. Votre religion a un impact universel, mes bons amis musulmans. Conséquemment, les penseurs athées s’y intéressent aussi. C’est leur devoir de le faire d’ailleurs, s’ils entendent comprendre adéquatement leur interlocuteur.

Allan Erwan Berger: Le Coran n’est pas sans racines. On peut voir, en le lisant, qu’il s’accroche à l’histoire, qu’il ne naît pas inédit depuis un hors-sol hors le monde, car bien des canaux mythologiques lui fournissent la matière imagée de son propos. J’ai été joliment étonné fin 2014 lorsque, ayant lu votre «Naissance de Jésus» telle qu’elle est relatée dans le Coran, j’y reconnus les motifs et le contexte du récit, par Homère, de la naissance d’Apollon: solitude, isolement, clandestinité de la mère qui est exposée à un danger, et présence cruciale du palmier nourricier… tout s’y retrouve. Plus généralement, le Coran dispose, pour son prêche, des nombreux éléments d’un corpus littéraire anatolique (est égéen, sud-Taurus) très ancien, qui date du temps d’avant la période hellénistique. Du coup, la langue grecque lui est fondamentale! «Elle est manifeste non seulement dans le lexique coranique, mais aussi dans les métaphores, la transmutation opérée sur les récits d’apparence biblique ou midrashique, ainsi que dans les références juridiques ou économiques.» Je cite ici l’anthropologue Youssef Seddik, dans son introduction à Le Coran, autre lecture, autre traduction, éditions de l’aube, 2002. Monsieur Seddik y montre que bien des mots arabes sont forgés sur du vieux grec, et que la réinterprétation hellénisante des signes inscrits dans le Coran délivre l’étudiant de toutes sortes d’obscurités qui jusqu’à présent semblaient indépassables: bien des fragments de sourates y trouvent un sens dont le niveau de clarté se place enfin en harmonie avec celui plus général de l’ouvrage, qui n’est quand même pas très mystérieux. C’est là une découverte plutôt inattendue, mais à laquelle on aurait dû, évidemment, s’attendre. Qu’en pense le linguiste Laurendeau? Et qu’en pense le sociolinguiste?

Paul Laurendeau (Ysengrimus): La philologie coranique nous donnera à rencontrer le type de variations thématiques et linguistiques que vous avez la finesse de brièvement décrire pour nous. C’est fatal et ma joie ici c’est de voir des penseurs musulmans se mettre par eux-mêmes à ce genre d’analyse. Le jour où ils regarderont le corpus crucial dont ils sont les dépositaires culturels avec la sérénité de l’historien, cela sera d’une utilité immense pour le savoir universel. Vos observations de détails annoncent l’aube de ce jour et j’en suis ravi. Pour le penseur athée, le Coran n’est pas un texte révélé et c’est de le croire un texte révélé qui minimise son importance. Ce postulat mystifiant sereinement fracturé, le vrai travail de recherche peut commencer. Le linguiste Laurendeau, qui n’est pas un orientaliste, vous dira, abstraitement mais sans risque, que les unités lexicales voyagent, notamment de par le commerce des objets qu’elles désignent. Pas de surprise donc de voir des mots grecs dans l’arabe, y compris celui du Coran dont on ne se fatigue plus à démontrer qu’il est un long ouvrage écrit dans une langue terrestre, soumise notamment à une variation sociolinguistique laissant son lot de traces philologiques. Cause entendue, à tout le moins dans le principe. Sur le sociolinguiste maintenant, vous me permettrez, en prenant un petit peu de hauteur, d’en invoquer un et pas le moindre: Mahomet lui-même. Citoyen de la Mecque, ce vaste et tumultueux marché des convergences, pendant des années, il ne lui a pas échappé que les Arabes se mécomprenaient sur tout: les dieux (idoles) qu’ils adoraient, les ententes tribales qu’ils contractaient, les réseaux commerciaux qu’ils mettaient en place. Bisbille intégrale. Foutoir permanent. Le seul élément intellectuel d’unification qui raccordait ces gens, c’était la langue. Une langue commune, belle, sonore, ancienne, fort peu soumise aux contraintes variationnistes et ce, pour toute la Péninsule Arabique. Pas surprenant que Mahomet ait assis son culte d’abord et avant tout sur le récitatif oratoire comme essence du rapport au divin (Récite!… Récite!… sont les tous premiers mots du Coran), ensuite sur le livre, comme dogme. L’islam est une des seules grandes religions où la langue entre, dès le dispositif fondateur, en perspective mystique. En voilà de la belle sociolinguistique empirique constitutive de cohésion sociopolitique! Mahomet nous donne aussi à voir comment un sociolinguiste passable peut devenir un théologien mauvais. En effet, sur la base de l’unité linguistique des Arabes, maintenue par delà conflits et crises sociales, le Saint Prophète a voulu voir l’indication d’un monothéisme ancien, unitaire lui aussi mais perdu, qu’il fallait restaurer, en puisant dans la tradition localement disponible. Mahomet n’a pas vu ou voulu voir qu’il faisait, lui, de par la force et la cohésion de son action, entrer en monothéisme abrahamique des populations polythéistes depuis toujours mais prêtes, mûres. Ce faisant, il prouva factuellement, glottognoséologue avant la lettre, que l’unité linguistique pouvait servir de tremplin à une unité idéologique et/ou sociopolitique plus profonde qui elle, finirait par rayonner sur le monde entier, et dépasser les barrières linguistiques ayant tant tellement délimité les oscillements initiaux de son berceau.

Allan Erwan Berger: Venons-en à Aïcha, à sa disparition momentanée d’une caravane, à son retour tardif sous la conduite d’un jeune homme. Vous faites de cette histoire un pivot, celui du moment où une femme soucieuse de son exactitude comportementale s’est vue souillée d’un soupçon, où toute sa foi innocente en son mari a été ébranlée… et tout l’édifice avec, car monsieur resta diablement silencieux et ne prit pas sa défense immédiatement. De ce jour commence la période où Aïcha met de la distance entre ce qu’elle perçoit et ce qu’elle s’en dit. Changée par cette fêlure dans sa foi, elle devient même humoriste, n’hésitant pas à égratigner son Saint Prophète à l’occasion d’un décret rendu qui aura, si je me souviens bien des termes, nécessité l’emploi de la couverture, c’est-à-dire nécessité la descente d’une révélation, pour être correctement reçu – Mahomet s’enveloppait dans une couverture quand il sentait qu’on allait lui dicter quelque chose, et là je crois bien que «l’ordre» était de prendre une nouvelle femme. Bref, Aïcha manifeste qu’elle n’est pas dupe, qu’elle détecte un procédé. Elle en fait part à son mari qui ne trouve rien à redire, ni à dire. Aïcha endosse ici un drôle de rôle: celui de surmoi du Saint Prophète. Ce n’est pas si nettement énoncé, bien entendu, mais c’est bien la seule personne féminine à s’être permis un sarcasme dans toute cette histoire. Que vous inspire ce personnage?

Paul Laurendeau (Ysengrimus): D’abord du respect. Le préjugé d’intox occidentale instrumentalise salacement Aïcha, faisant des gorges chaude sur l’âge qu’elle aurait eu au moment d’épouser le Saint Prophète. Il y a là un salissage stérile de faux critique ne suscitant aucune stimulation intellectuelle (et, conséquemment, ne présentant aucun intérêt). Ces développements tendancieux à hue autant que ce que les hagiographes nous fournissent à dia sur Aïcha nous obligent d’abord à poser, plus globalement, la question de la véracité du drame des figures de l’Islam naissant. Je vous pose la question entre nous, mon cher ami. Macbeth, dernier roi effectif de l’Écosse indépendante, a-t-il tout aussi effectivement trucidé son prédécesseur le roi Duncan, en opérant comme le pâle séide de son épouse, Lady Macbeth, elle-même seule colonne vertébrale vivante et durillonne de l’Écosse sauvage? C’est historique ou c’est fictif ou on s’en tape? Vous me suivez? Quelle pertinence factuelle reconnaître au drame shakespearien? Sauf que surtout, la question se pose: quelle pertinence allouer à cette question-là même… cette quête fallacieusement distillante et niaisement positiviste de la ci-devant vérité historique? Il en est autant d’Aïcha qui, elle aussi, se donna à nous à travers des traces semi-légendaires et au sujet de laquelle la problématique cruciale n’est pas de l’ordre du que fit elle? mais bien de l’ordre du que signifie t’elle? D’où l’entière validité philosophico-herméneutique de votre question: que vous inspire ce personnage? Les faits historiques ou légendaires présentés dans mes deux chapitres La Nuit d’Aïcha et La Bataille d’Aïcha viennent des hagiographes musulmans. Ces péripéties sont retenues dans le canon musulman, si vous me passez la formulation. Mon regard, mon angle d’approche de la figure d’Aïcha, par contre, vise à faire ressortir la dimension féministe de la quête largement involontaire de la troisième épouse du Saint Prophète. Aïcha incarne pour moi la droiture civilisationnelle des femmes (de toutes les femmes, hein, pas seulement des musulmanes). L’innocence impromptue de sa fidélité maritale au sein du grenouillage potineux des médinois et des médinoises, son souci, plus tard de faire passer les meurtriers du calife Othman en justice et non de les gracier tapageusement, dans le style des vieilles confréries arabes SONT l’innovation de l’apport d’Aïcha. Ces deux traits, fidélité tranquille et sans mélange envers l’engagement marital, soucis articulé de justice sociale, nous donne Aïcha comme Femme, plus précisément comme Civilisation-Femme. Inutile de dire que, pour des siècles, les machos malodorants (et pas seulement les machos malodorants musulmans) n’ont voulu ni d’Aïcha ni de sa signification critique profonde.

Allan Erwan Berger: À partir du second tiers du recueil, votre vagabondage en terre d’islam vous amène à nous poser des questions malcommodes et à émettre quelques commentaires à propos des malentendus et incompréhensions qui mitent nos relations avec les musulmans. Ce n’est vraiment pas simple. C’est d’autant moins simple que peu de gens prennent la peine de s’informer, que tout est fait pour désinformer, et que l’on confond –par bêtise, par ignorance et par calcul– pratique religieuse avec coutume laïque. Dans ces conditions, comment un individu lambda, disons un téléspectateur un peu critique, peut-il arriver à démêler le mensonge pour ne plus en être infesté? Y-a-t-il des clés d’identification des malentendus qui permettraient par exemple de catégoriser ceux-ci, à partir de quoi l’on pourrait envisager de réfléchir plus sereinement sans avoir à se jeter bêtement sur la sordide épicerie des fabricants de problèmes?

Paul Laurendeau (Ysengrimus): Discuter directement avec des musulmans reste la façon la plus assurée de se débarrasser de la couche d’intox et de propagande. Tout devient toujours plus simple entre nous, au troquet ou au marché, vous avez pas remarqué? Ce qu’il faut garder à l’esprit en conversant avec des musulmans, c’est que ce ne sont ni des spécialistes de politique internationale, ni même des spécialistes de l’islam (le Coran leur est désormais presque aussi illisible que la Bible en latin). Mais leur naturel et leur traitement direct et frais de la réalité sociale ouvrent bien des yeux occidentaux, si ceux-ci ont eu la prudence élémentaire de laisser la condescendance au vestiaire. Mon chapitre intitulé Entretien avec une québécoise d’origine libanaise portant le voile exemplifie lumineusement ce genre de fructueux dialogue. Évidemment la première réaction de nos compatriotes musulmans et musulmanes quand on les approche ainsi est souvent une sorte de surprise amie. Je reviens d’un séjour à l’hôpital et j’ai eu des conversations hachées (ces travailleuses sont débordées) mais très intéressantes avec une infirmière d’origine marocaine, jeune mariée, ne portant pas le voile, et que nous appellerons Amina. Amina me disait qu’elle était heureuse en ménage avec un marocain qu’elle a connu à Montréal, dans le quartier où elle vit depuis son enfance, et qu’elle était professionnelle et que ni son mari ni son père ne lui dictait ses comportements. Cela me parut parfaitement convainquant. Elle me dit aussi: «Par contre vous, je vous trouve bien critique envers l’Occident. De la propagande malhonnête, il y en a dans tous les pays vous savez, au Moyen-Orient aussi». Respectueux de son regard critique sur son segment-monde d’origine, j’ai quand même été moralement obligé de lui dire ceci: «Amina, je vais devoir laisser les gens des pays dont vous parlez ici faire leur propre autocritique. Je ne peux pas faire leur autocritique pour eux, vous comprenez. Chacun a son bout de chemin à faire. On ne peut pas faire l’autocritique des autres. Donc moi, je m’occupe de l’autocritique des occidentaux, blancs, condescendants, outrecuidants, adipeux, et peu amènes. Car vous, vous ne savez pas comment pense un occidental, blanc, condescendant, outrecuidant, adipeux, et peu amène. Moi je le sais.» Cela a bien fait rire Garde Amina de m’entendre parler comme ça. Et je dois dire que, une fois de plus, j’ai appris plus sur mes compatriotes musulmans, en conversant avec cette infirmière au jour le jour, que devant n’importe quelle téloche. Clef d’identification des malentendus, vous me demandez? Conversons directement et ouvertement avec nos compatriotes musulmans. C’est aussi prosaïque que limpide et fort inspirant, même quand ce ne sont pas des gens savants avec qui on a la chance d’échanger.

Allan Erwan Berger: À propos de voile justement, je vous invite à commenter une décision qui confirme vos observations. En 2012, Cheikh Mustafa Mohamed Rached, professeur de droit islamique, a soutenu à l’université d’al-Azhar au Caire une thèse portant sur le caractère non religieux du port du hijāb (dans l’acception moderne du mot: voile). Après l’étude de la thèse du cheikh Mustapha, plusieurs spécialistes et théologiens ont conclu (juillet 2015) que son étude «approfondie des versets coraniques met un terme au débat autour de l’obligation ou non du voile». Le port du hijāb n’est pas un devoir islamique, mais se rattache à des pratiques de décence  liées à la coutume, ce que confirme votre «Entretien avec une québécoise d’origine libanaise…» : pour elle, sortir sans foulard serait comme, pour vous, sortir en slip dans la ville. Voilà pour cette décision, qui libère les femmes d’un devoir, et leur reconnaît un droit. Des religieux, en étudiant précisément leur livre sacré, viennent ainsi d’amputer l’exercice de leur religion d’une de ses plus voyantes pratiques. Imaginons qu’un jour des exégètes démontrent que nulle part l’amour libre n’est interdit par les évangiles, en s’appuyant sur le personnage du «compagnon préféré de Jésus» ou sur la relation du Christ avec Marie-Madeleine: est-ce ainsi qu’une religion combat sa propre déréliction? En portant un regard froid et honnête sur son propre corpus prescriptif?

Paul Laurendeau (Ysengrimus): Les religions sont des dispositifs intellectuels bricolés. Ça, en partant, c’est un principe. Une religion, c’est gluant mais c’est mollet aussi, malléable, onctueux. C’est bien pour cela que ça colle et que ça s’adapte, s’ajuste et, conséquemment, perdure. Il est aussi lancinant de noter (je suis certain que, magnanime comme vous l’êtes, vous allez me pardonner ce truisme) que les religions sont solidement corrélées à des dispositifs autoritaires. Ceci n’est pas tout de suite évident d’ailleurs et quand on gratte un peu, on constate que l’autoritarisme des religions leur est souvent greffé au fil des phases historiques par des instances extérieures au mythe ou au fantasme, exploitant la naïveté des sectateurs. On peut joindre à votre très sympathique exemple libertin marie-magdaléen celui, plus criant et beaucoup moins marrant, du célibat des curetons. N’importe quel historien minimalement sérieux vous expliquera que le célibat obligatoire des hommes d’églises fut mis en place, dans le cadres très précis de la hiérarchie pyramidale médiévale, pour permettre à l’église, comme corps de pouvoir, d’éviter d’avoir à se taper un gros problème d’intendance récurrent dans le modèle royal (et ducal): celui de l’hérédité des charges. Sans héritier, un chanoine ou un évêque léguait tout son avoir à l’église et ne la turlupinait pas sans fin pour que fiston ramasse le diocèse (alors que les rois et les ducs se battaient constamment pour positionner dans les marches dangereuses ou dans les charges administratives sensibles des hommes compétents plutôt que leurs rejetons). Il n’y a rien dans les textes sacrés sur cette question du célibat ecclésiastique, zéro, nada. C’est un artéfact moyenâgeux cardinal (avec calembour) qui ne disparaîtra effectivement que chez les réformés portés par le vent nouveau du monde marchand et du capitalisme commercial. Ouvrons collectivement les yeux une bonne fois. L’explication des problèmes religieux n’est jamais vraiment religieuse. Elle est matérielle, historique et sociale. Et à mes petits chrétiens ethnocentristes qui chialent constamment contre l’islam de nos compatriotes sans regarder dans leur propre cours, je me dois de répéter cette petite ritournelle de Jésus qu’on oublie constamment parce que ça fait tant tellement notre affaire de ne pas trop la laisser nous influencer dans un sens autocritique. Que celui dont l’ardoise est propre lance la première pierre…

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Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.

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Jésus dans le Coran II: la vie et la «mort» d’Îsâ Ibn Maryam

Posted by Ysengrimus sur 5 avril 2015

oiseau dans les mains

Les musulmans surnomment le prophète Îsâ Ibn Maryam (Jésus fils de Marie), le messie. Je vais donc préférer ici ce terme à l’hellénisant christ («oint» en grec) qui n’a pas de statut dans le texte coranique. J’ai déjà évoqué la naissance du fils de Marie, selon l’Islam. Dans l’esprit des pâques, je veux me concentrer ici sur la vie et la «mort» du messie, dans le Coran. On sait déjà (si on a lu le texte Jésus dans le Coran I) que Jésus n’est pas dieu, qu’il n’est pas le fils de dieu et qu’il ne fait pas partie d’une trinité, divine ou autre, attendu que dieu est unique. Voyons maintenant ce que Jésus fait effectivement de ses journées, ce qui ne sera pas grand-chose, en fait, car le Coran parle l’un dans l’autre assez peu de ce prophète, pourtant donné comme majeur.

Jésus (Îsâ), ou Jésus, fils de Marie, (Îsâ Ibn Maryam) est l’avant-dernier prophète de l’Islam. Comme tel, il annonce, ouvertement et explicitement, la venue du dernier prophète, le Saint Prophète Mahomet.

Jésus, fils de Marie, dit:
«Ô fils d’Israël!
Je suis, en vérité le Prophète de Dieu
envoyé vers vous
pour confirmer ce qui, de la Tora, existait avant moi;
pour vous annoncer la bonne nouvelle
d’un Prophète qui viendra après moi
et dont le nom sera ‘Ahmad».
 
Mais lorsque celui-ci vint à eux
Avec des preuves incontestables,
ils dirent:
«Voilà une sorcellerie évidente!»

(Le Coran, Sourate 61, Le rang, verset 6, traduction D. Masson)

La fameuse bonne nouvelle messianique c’est donc, d’abord et avant tout, la venue, future et triomphale, de Mahomet. Jésus est donc lui-même un prophète majeur qui vient rectifier la Tora et annoncer l’Islam. Le détail explicite de sa quête n’est pas toujours clairement fourni mais on discerne assez nettement que Jésus est aussi, de fait, un humain ordinaire. Si quelque chose le caractérise nettement, dans sa mission messianique, c’est le fait qu’on ne tient pas trop compte de son message prophétique quand il le prêche et qu’on se détourne fort abruptement de lui. Pour tout dire, Jésus parle un peu dans le vide et cela fait indubitablement monter l’ire divine.

Lorsque le fils de Marie leur est proposé en exemple,
ton peuple s’en détourne;
ils disent:
«Nos divinités ne sont-elles pas meilleures que lui?»

Ils ne t’ont proposé cet exemple que pour discuter.
Ce sont des amateurs de disputes.
 
Lui n’était qu’un serviteur
auquel nous avions accordé notre grâce
et nous l’avons proposé en exemple aux fils d’Israël.

Si nous l’avions voulu,
nous aurions fait, d’une partie d’entre vous,
des anges,
Et ils vous remplaceraient sur la terre.

Jésus est, en vérité, l’annonce de l’Heure.
N’en doutez pas et suivez-moi.
Voilà un chemin droit!

Que le Démon ne vous écarte pas.
Il est votre ennemi déclaré.
 
Lorsque Jésus est venu avec des preuves manifestes,
il dit:
«Je suis venu à vous avec la Sagesse
pour vous exposer une partie des questions
sur lesquelles vous n’êtes pas d’accord.
Craignez Dieu et obéissez-moi!

Dieu est, en vérité,
mon Seigneur et votre Seigneur.
Adorez-le!
Voilà un chemin droit!»

(Le Coran, Sourate 43, L’ornement, versets 57 à 64, traduction D. Masson)

L’indifférence humaine face aux prophéties messianiques pousse dieu (dont le Coran cite les paroles) à faire rouler le bon vieux thème de l’éradication de la race humaine et de son remplacement par des anges. Et, l’un dans l’autre, quoi qu’il en soit des heurs et des malheurs de son prêche sur terre, Jésus porte en fait un message à la fois rectificateur (pour vous exposer une partie des questions sur lesquelles vous n’êtes pas d’accord) et annonciateur. Disert comme pas un, parlant en verbe depuis la petite enfance, Jésus est aussi crucialement dépositaire d’un texte révélé: l’évangile. L’évangile ici n’est pas le récit ex post des aventures et mésaventures du messie en ce bas monde mais bien le texte sacré qu’il détient par avance, dont il est le messager, et qu’il est chargé, par dieu, de révéler.

Nous avons envoyé, à la suite des prophètes,
Jésus, fils de Marie,
pour confirmer ce qui était avant lui, de la Tora.

Nous lui avons donné l’Évangile
où se trouvent une Direction et une Lumière,
pour confirmer ce qui était avant lui de la Tora:
une Direction et un Avertissement
destinés à ceux qui craignent Dieu.
 
Que les gens de l’Évangile jugent les hommes
d’après ce que Dieu y a révélé.
Les pervers sont ceux qui ne jugent pas les hommes
D’après ce que Dieu a révélé.
Nous t’avons révélé le Livre et la Vérité,
pour confirmer ce qui existait du Livre, avant lui,
en le préservant de toute altération.

(Le Coran, Sourate 5, La table servie, versets 46 à 48, traduction D. Masson)

Jésus est donc chargé de rectifier le texte sacré qui lui est antérieur. C’est l’essence de sa mission. Elle est communicative et textuelle, avant tout. On voit bien qu’en réalité ce que la Coran fait, c’est qu’il mahométise l’avant-dernier prophète de l’Islam (comme il tend d’ailleurs à le faire, dans une certaine mesure, avec tous les autres prophètes, en fait). Cela se joue au prix d’une étrange distorsion de ce que peut être ou ne pas être l’évangile (pas les évangiles, hein, car, dans la présentation coranique, il n’y qu’un évangile et c’est une sorte de proto-Coran que prêche Jésus). Dans la même dynamique, les gens de l’Évangile, ce sont ceux qui ont fini par adhérer à la parole enseignée par le messie. Ils sont peu nombreux (ce sont surtout les apôtres, en fait) car le prêche messianique est donné comme, à toutes fins pratiques, raté. Même ouvertement islamisé de cette manière, Jésus va garder malgré tout un certain nombre de ses solides traits légendaires antérieurs. Ainsi, par exemple, il dispose très ouvertement d’aptitudes magiques. Fortifié par l’Esprit de sainteté, il a l’autorisation de dieu pour faire du hocus-pocus en masse, et il y va à fond.

Dieu dit :
«Ô Jésus fils de Marie!
Rappelle-toi mes bienfaits à ton égard
et à l’égard de ta mère.
Je t’ai fortifié par l’Esprit de sainteté.
Dès le berceau, tu parlais aux hommes
Comme un vieillard».

Je t’ai enseigné le Livre, la Sagesse,
La Tora et l’Évangile.

Tu crées, de terre, une forme d’oiseau
—avec ma permission—
Tu souffles en elle, et elle est: oiseau
—avec ma permission—

Tu guéris le muet et le lépreux
—avec ma permission—
Tu ressuscites les morts,
—avec ma permission—

J’ai éloigné de toi les fils d’Israël.
Quand tu es venu à eux avec des preuves irréfutables,
ceux d’entre eux qui étaient incrédules dirent:
«Ce n’est évidemment que de la magie!»

J’ai révélé aux Apôtres:
«Croyez en moi et en mon Prophète».

Ils dirent:
«Nous croyons!
Atteste que nous sommes soumis».

Les Apôtres dirent:
«Ô Jésus, fils de Marie!
Ton Seigneur peut-il, du ciel,
faire descendre sur nous une Table servie?»

Il dit:
«Craignez Dieu, si vous êtes croyants!»

Ils dirent:
«Nous voulons en manger
et que nos cœurs soient rassurés;
nous voulons être sûrs que tu nous a dit la vérité,
et nous trouver parmi les témoins».

Jésus, fils de Marie, dit:
«Ô Dieu, notre Seigneur!
Du ciel, fais descendre sur nous
une Table servie!

Ce sera pour nous une fête,
—pour le premier et pour le dernier d’entre nous—
et un Signe venu de toi.

Pourvois-nous des choses nécessaires à la vie;
Tu es le meilleur des dispensateurs de tous les biens».

Dieu dit:
«Moi, en vérité, je la fais descendre sur vous,
et moi, en vérité, je châtierai d’un châtiment
dont je n’ai encore châtié personne dans l’univers
celui d’entre vous qui restera incrédule après cela».

Dieu dit:
«Ô Jésus, fils de Marie!
Est-ce toi qui a dit aux hommes 
«Prenez, moi et ma mère, pour deux divinités,
en dessous de Dieu?»

Jésus dit:
«Gloire à toi!
Il ne m’appartient pas de déclarer
Ce que je n’ai pas le droit de dire.

Tu l’aurais su, si je l’avais dit.
Tu sais ce qui est en moi,
Et je ne sais ce qui est en toi.
Toi, en vérité, tu connais parfaitement
Les mystères incommunicables.

Je ne leur ai dit
que ce que tu m’as ordonné de dire:
«Adorez Dieu,
mon seigneur et votre seigneur!»

J’ai été contre eux un témoin,
Aussi longtemps que je suis resté avec eux,
et quand tu m’as rappelé auprès de toi,
C’est toi qui les observais,
Car tu es témoin de toute chose.
 
Si tu les châties…
Ils sont vraiment tes serviteurs.
 
Si tu leur pardonnes…
Tu es, en vérité, le Puissant, le Juste».

(Le Coran, Sourate 5, La Table servie, versets 110 à 118, traduction D. Masson)

Repris un certain nombre de fois au fil des sourates, l’épisode de l’oiseau tirée de la boue et amené à la vie par Jésus provient d’un ensemble d’évangiles apocryphes ayant amplement circulé dans le nord de l’Afrique, notamment en Éthiopie. Pour ce qui est de la Table servie (qui a donné son titre à la sourate V), elle est une astucieuse version miraculée et sublimée de la Cène qui permet de gommer tous les facteurs pratiques annonciateurs de la passion en recentrant le propos sur ce repas miraculeux que dieu, toujours bien contrarié par tout ce manque de foi, fait descendre du ciel pour démontrer sa puissance aux seuls vrais disciples ayant suivi le messie, tout en ne prenant pas Jésus ou Marie pour des divinités: les apôtres. Cependant, il n’y aura pas de mise à table effective, pas de reniement de Pierre, pas d’annonce de la trahison de Judas. Et pour cause… une rectification cultuelle majeure se met ici spectaculairement en place. C’est tout simplement que, selon le Coran, Jésus n’a pas été crucifié et n’est pas ressuscité après supplice, ledit supplice n’ayant tout simplement pas eu lieu. On laisse plutôt entendre que dieu a solennellement rappelé Jésus auprès de lui, comme c’est le cas, par exemple, du prophète Isaïe dans l’ancien testament. Toute la séquence pascale de la quête du messie est une sorte de vaste entourloupette, aux yeux de la tradition coranique. Cette entourloupette, elle aussi, ne manqua pas de déclencher l’ire punitive de dieu:

Nous les avons punis
parce qu’ils n’ont pas cru,
parce qu’ils ont proféré
Une horrible calomnie contre Marie
et parce qu’ils ont dit:
« Oui, nous avons tué le Messie,
Jésus, fils de Marie,
Le Prophète de Dieu».

Mais ils ne l’ont pas tué;
Ils ne l’ont pas crucifié,
Cela leur est seulement apparu ainsi.

Ceux qui sont en désaccord à son sujet
restent dans le doute;
ils n’ont pas une connaissance certaine;
ils ne suivent qu’une conjecture;
ils ne l’ont certainement pas tué,
mais Dieu l’a élevé vers lui:
Dieu est puissant et juste.
 
Il n’y a personne parmi les gens du Livre,
Qui ne croie en lui avant sa mort
et il sera un témoin contre eux
le Jour de la Résurrection.

(Le Coran, Sourate 4, Les femmes, versets 156 à 159, traduction D. Masson)

On nous rappelle fermement qu’il n’y a qu’une seule et unique résurrection dans le calcul, celle qui concernera tout le monde et les autres quand les temps seront révolus. On nous signale aussi, tout aussi fermement, que les gens du Livre (les monothéistes abrahamiques juifs et chrétiens, associés au message de la Bible mais mal avisés dans leurs croyances gauchies) auront Jésus en personne qui plaidera ou témoignera contre eux, au jugement dernier. Pour le reste de la passion ou de la non-passion, c’est le flou artistique (Cela leur est seulement apparu ainsi…). Et le torrent des interprétations fluctuantes n’arrange rien. Le choix qui ressort le plus nettement de la documentation exégétique coranique sur cette question de la passion c’est celui voulant que, comme aussi dans certains évangiles apocryphes, le messie ait été remplacé par un sosie (éventuellement rendu identique au messie par dieu), genre Simon de Cyrène ou autre, qui aurait été supplicié à sa place. Je vous épargne les différentes versions —toutes spéculées hors-Coran— du faux supplice du messie, plus tocs les unes que les autres. Le tout est digne d’une véritable intrigue policière à tiroirs.

Le texte coranique obéit ici à deux priorités majeures. La première c’est celle de continuer de dédiviniser le messie. Il faut éviter qu’il ressuscite comme dans le canon chrétien. Notons que ce problème là serait en fait «théologiquement» (si vous me passez le mot) soluble. Il suffisait d’une autorisation de plus d’Allah et l’affaire passait, sous couvert d’omnipotence divine et de soumission absolue de ses malléables et serviles créatures, comme pour le petit oiseau de boue et la table garnie descendue du ciel. On aurait pas été à ça près. La seconde priorité coranique qui opère ici, par contre, est plus délicate car elle est moins théologique que narrativo-thématique. Le Coran voit systématiquement à éviter de placer les prophètes dans la moindre situation susceptible de flétrir leur dignité. Un supplice romain, politique, juridique, populacier, bruyant, poisseux, malpropre, sanglant, longuet, tout ça ternit et brouillonne l’image prophétique et n’est pas recevable en Islam. On est, encore et toujours, dans ce rigorisme hagiographique si typique des textes musulmans. La chute du récit messianique s’ensuit logiquement: pas de crucifixion, pas de résurrection, pas de propos tenus sur une mort éventuellement naturelle de Jésus, élévation isaïquesque au ciel, ça vient de s’éteindre. L’hagiographe coranique unificateur est un champion du ballet d’esquive.

C’est une différence radicale des dispositifs fondamentaux de représentations entre Christianisme et Islam qui affleure ici. Le Christianisme est la religion geignarde et rampante de la victime des institutions humaines (romaines) faisant l’objet d’une rédemption divine dans la chair. L’Islam est la religion triomphante et jubilante de la graduelle mais inexorable victoire théocratique (arabe) de la parole révélée et de sa ribambelle d’annonciateurs fatalement concertés. Aucun prophète de l’Islam ne pourra apparaître comme un perdant, une victime, un flagellé, un supplicié, un ensanglanté, un cadavre. Ça ne colle tout simplement pas. C’est pas dans le son, pas dans le ton, pas dans le thème et c’est donc Jésus et toute la tradition rédemptrice qu’il mythologise ailleurs qui devra s’édulcorer et prendre sa place de bon et discret séide dans la succession des anticipateurs-annonceurs de la quête de Mahomet.

Le statut de Jésus dans l’Islam est finalement particulièrement intéressant et révélateur du fait que les religions reposent sur des thématiques mythiques stables, dogmatiques (au sens essentiel de ce terme) et que tout mouvement dans ces thématiques ne se fait pas sans des distorsions majeures et un vaste chambardement de tout l’ensemble. Malléabilité légendaire et rigidité doctrinaire peuvent parfaitement co-exister, les religions le confirment magistralement. On ne dira jamais assez qu’elles sont des phénomènes intellectuels et ethnologiques intéressants, surtout à cause de leur regrettable et durable impact de masse. Il s’agit simplement, pour l’observateur athée philosophiquement interpellé par leur prégnance, de les regarder se putréfier doucement (déréliction), s’engluer ensemble sans cohérence interne (syncrétismes) ou se corroder les unes après les autres sous prétexte de se moderniser (ratiocination et courte rationalité naïve des phases réformées).  Jésus dans l’Islam est le cas d’espèce le plus captivant pour nous du tout de cette problématique du syncrétisme et du développement légendaire par grandes phases.

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Tiré de mon ouvrage: Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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