J’ai fait mon temps. Ma gloire est révolue, dépassée. Non, non, ne cherchez pas à me consoler. Je dis ça sans grommeler. Je suis un vestige d’un autre temps. Un temps qui ne se comprenait pas très nettement lui-même d’ailleurs, vu qu’il m’a construit, m’a configuré, m’a mis en place. Il a bien fallu pour que ce temps me fasse si solide et si flamboyant qu’il me présume un avenir et une pérennité largement supérieure à ce qu’elle fut effectivement. Ce fut là, une fois de plus, le vieux truc de se croire éternel, fatalement. Il y a toujours un de vos concepteurs quelque part qui s’y prend les pieds. Puis c’est vous qui payez pour, au fil du temps. Mais, bon, que je me présente dans les formes. Je suis la Salle du Conseil Législatif du Québec.
Mais faites comme chez vous et surtout ne vous formalisez pas, hein. Je suis un peu roide et guindé, extravagant à ma manière mais l’un dans l’autre fort cordial. J’asperge du protocolaire à revendre mais je fais pas trop de façon non plus. Faites comme tout le monde alors, et appelez-moi simplement Salon Rouge. Je n’en rougirai pas, va. Plus rouge que moi de toute façon, tu meurs. C’est là la couleur tutélaire de la monarchie britannique, au fait. Ce serait ainsi par grandiose d’apparat, il parait. Les toiles et tissus rouges coûtant trop cher pour la populace, au temps lointain où ce choix fut fait, on les exultait et les utilisait, de façon un tantinet arrogante, comme signes ostensibles de puissance. Éloquent… languissant… Mais passons sur la couleur…
Mon existence architecturale, aujourd’hui un peu vide, un peu creuse, provient initialement d’une sorte de malentendu colonial. Je vous en parle en toute simplicité mais n’hésitez surtout pas à contester mes vues sur la question, si elles vous semblent par trop acides. Vous pouvez librement me contester. Je suis très magnanime, comme toutes les grandes entités inutiles. Le parlementarisme britannique (il s’agit toujours un peu de lui en dernière instance quand on traite ce genre de matière) est habituellement bicaméral. Son architecture prévoit donc une Chambre des Seigneurs, dite Chambre des Lords ou Chambre Haute, et une Chambre du Commun, dite Chambre Basse ou, par une maladresse de traduction drolatique devenue un abus de langage passé dans la langue… ahem… commune, Chambre des Communes. Les Seigneurs sont nommés à vie par le monarque ou ses dépositaires. Le Commun (des mortels) est élu par ses pairs populaires. Une spectaculaire disposition schématisée de la lutte des classes de l’époque féodale s’est donc figée puis racornie dans le dispositif constitutif de la charpente physique des Parlements. Et la tradition parlementaire perpétue solennellement cette version des choses. On appelle ça le modèle Westminster.
Le susdit modèle Westminster se reproduit, avec les ajustements locaux d’usage, dans tout ce qui, de bon grée ou de mauvais grée, s’avère être une colonie britannique. Au moment de sa constitution en 1867, le Canada, lui-même à parlement bicaméral (Sénat et Chambre des Communes), a laissé ses provinces à majorité anglophones se doter de parlements provinciaux à une seule chambre. Mais il imposa le parlement bicaméral aux cinq provinces contenant la population francophone du Canada (soit l’Acadie, charcutée elle-même en trois provinces distinctes, et le Manitoba, et le Québec). Il s’agissait de pouvoir contrôler l’Assemblée Législative élue (et susceptible d’être à majorité francophone) par un Conseil Législatif nommé (dont on présumait qu’il serait anglophone). On avait donc là un mécanisme, théorique sinon effectif, de mise en forme politique d’une perpétuation du dispositif d’occupation colonial.
Laissons de côté si vous le voulez bien la Nouvelle-Écosse, l’Île du Prince Édouard et le Nouveau-Brunswick (qui sont les trois provinces sur lesquelles on força l’Acadie à se répartir) ainsi que le Manitoba. Dans ces quatre provinces, les parlementaires provinciaux sont parvenus à se débarrasser de leurs Conseils Législatifs respectifs en y pratiquant le swamping ou submergement politicien. Tu bourres ta Chambre Haute d’éléments favorables à son abolition et quand c’est finalement fait, tu passes à la Chambre Basse une loi d’abolition de la Chambre Haute. Quand cette loi est revue par la Chambre Haute, celle-ci ne peut pas se protéger en l’abrogeant vu que les abolisseurs sont majoritaires dans les deux chambres. Le Manitoba bazarda ainsi son Conseil Législatif en 1876, le Nouveau-Brunswick en 1892, l’Île du Prince Édouard en 1893, et la Nouvelle-Écosse en 1928. Les chicanes furent acrimonieuses mais le principe qui s’appliqua est celui selon lequel plus ces provinces s’anglicisèrent vite, plus les Conseils Législatifs y disparurent vite.
Reste le Québec. Le Québec et moi. Ma grande copine, la Salle de l’Assemblée Nationale et moi, on a été construites dans les années 1880, par là. Elle, c’est le Salon Bleu (anciennement Salon Vert), moi je suis le Salon Rouge (en train, parait-il, de devenir Salon Rose). Vous commencez peut-être à comprendre pourquoi je me complexe un petit peu. Mazette, j’ai été conçu pour servir d’écrin au Conseil Législatif du Québec soit les vingt-quatre barbus somnolents et non élus qui allaient détenir un droit de véto autoritaire sur toutes les lois québécoises pendant 101 ans. Je me suis fatalement perçu de temps en temps comme une antre de méchants. Mais souvenez-vous que j’ai parlé tout à l’heure d’un malentendu colonial ayant présidé à mon existence. C’est que cette affaire de francophones élus à la Chambre Basse et d’anglophones nommés à la Chambre Haute, ça a jamais marché, en fait. Au Québec, tout le monde était francophone partout. Cela ne rendait pas pour autant mon existence moins perfide et je m’en explique.
Depuis la confédération canadienne (1867), la couronne britannique ne met plus son nez dans nos affaires. Ils sont trop polis pour nous le dire mais ils en ont plus grand-chose à foutre, pour tout dire, en fait. Donc, entre 1867 et 1968, les Conseillers Législatifs qui vivent dans mon ventre sont nommés par le Lieutenant Gouverneur du Québec. Comme ce dernier n’est lui-même qu’un inaugurateur de chrysanthèmes post-coloniaux, c’est en fait le premier ministre du Québec qui nomme, à vie, les Conseillers Législatifs (le Lieutenant Gouverneur ne fait qu’avaliser ces nominations). Alors la manœuvre était conséquemment la suivante (ils font exactement le même coup au Parlement et au Sénat canadien, encore de nos jours). Si le premier ministre du Québec est, disons, un conservateur. Il bourre le Conseil Législatif de conservateurs. Aussi, quand il perd ses élections, il peut encore contrôler le segment décisionnel du pouvoir avec ses conservateurs nommés à la Chambre Haute qui enguirlandent maintenant les libéraux tentant de passer des projets de lois depuis la Chambre Basse. Les libéraux appliquent la même manœuvre, ils bourrent la Chambre Haute de libéraux, tentant de renverser la tendance. Mais mes locataires ne sont que vingt-quatre et ils sont nommés à vie. Il faut donc des années voire des décennies pour que la Chambre Haute change de couleur politique et s’aligne sur la Chambre Basse qui, elle, entre-temps, perd des élections derechef et le cycle recommence. C’est le dysfonctionnement institutionnalisé permanent. Le Conseil Législatif avalisait habituellement les lois de l’Assemblée Législative mais je me souviens de quatre ou cinq fois, en un siècle, où les méchants rétrogrades ont modifié et même bloqué des lois. Et la constitution était fort stricte. Si mes vingt-quatre locataires non élus rejetaient une loi québécoise, elle tombait, sans plus, comme une feuille à l’automne.
Mais alors me direz-vous (car je vous devine attentifs) pourquoi ne pas avoir appliqué la procédure du swamping pour se débarrasser du Conseil Législatif, comme dans les provinces anglophones? Eh ben c’est pas clair. Mais je pense que les hommes politiques québécois ont longtemps porté en eux une sorte de peur de colonisés qui les parasitait et les paralysait. Je sais qu’en 1900, les olibrius de la Chambre Basse ont passé une loi d’abolition de la Chambre Haute mais sans avoir paqueté préalablement ladite Chambre Haute. Les Conseillers Législatifs ont donc rejeté la loi abolissant leur corps et ce fut, du Salon Rouge au Salon Bleu, je vous dis merluche. Swamping without swamping won’t work, bozo.
En 1964, le premier ministre Jean Lesage, un libéral élu depuis 1960, en a finalement eu plein le dos. J’étais alors paqueté de Conseillers Législatifs du parti de l’Union Nationale, des soldats de Maurice Duplessis qui, lui, avait régné sur le Québec sans discontinuer depuis 1944. Les importantes réformes de la Révolution Tranquille risquaient de se faire caraméliser entre mes beaux murs rouges par les rétrogrades du régime précédent (pas très monarchistes au demeurant). Le premier ministre Lesage a donc pris sa belle plume d’oie et a écrit une lettre au Conseil privé de Londres (qui, depuis toujours, assurait l’intendance des affaires coloniales de l’empire) le priant, si c’était pas un effet de sa grande bonté, de bien vouloir abolir le Conseil Législatif du Québec. Pas achalés pour deux cennes (comme on dit, entre mes murs et ailleurs), les Conseillers Législatifs ont pris leur belle plume d’oie eux aussi et ont écrit une lettre au Conseil privé de Londres le priant, si c’était pas un effet de sa toute aussi grande bonté, de bien vouloir NE PAS abolir le Conseil Législatif du Québec. Sur réception de ces deux lettres, les londoniens ont répondu: faites votre tambouille vous-même, les génies. C’est plus de nos affaires. Le Québec est souverain sur son intendance interne. On veut plus en entendre parler (glose libre de votre grand ami intemporel, le Salon Rouge). À moyen terme, c’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, ça.
Les années soixante étant ce qu’elle furent, on avait aussi autre chose à gamberger que les mésaventures rétrocratiques [sic] du Salon Rouge. C’est que les événements se précipitaient. 1966: chute de Jean Lesage et fin de la Révolution Tranquille stricto sensu, élection surprise du très réactionnaire mais très nationaleux Daniel Johnson. 1967: visite du Général de Gaulle au Québec, un vent populiste de francisation linguistique et institutionnelle souffle sur la belle province. 1968: mort subite de Daniel Johnson et son remplacement par Jean-Jacques Bertrand, de la même couleur politique. C’est alors une ambiance panique. Le nationalisme québécois est à son comble. Malgré les Johnson et les De Gaulle, voici qu’il déborde à gauche. Le tumultueux Mai 68 des québécois se fait au nom de l’émancipation nationale. Il y a eu et il y aura encore des attentats terroristes. Le Québec veut se libérer. C’est Vive le Québec libre all the way. Magistralement inopérant, Jean-Jacques Bertrand peut pas vraiment faire grand-chose mais, dans son bac à sable, il peut jouer, notamment avec nous, les grands petits symboles. Il lance donc une réforme des institutions parlementaires québécoises. L’Assemblée Législative du Québec prend le nom d’Assemblée Nationale du Québec et, fort de la réponse du Conseil privé de Londres à Jean Lesage quatre ans auparavant, et du fait que mes murs sont toujours paquetés de Conseillers Législatifs duplessistes (ils sont de la même couleur politique que le parti du premier ministre, l’Union Nationale — l’ultime swamping est là, donc, comme si de rien…), la Chambre Basse vote la dissolution du Conseil Législatif et la Chambre Haute avalise sa propre dissolution. 1968, pour moi marque le grand passage à vide de mon petit monde rouge d’autrefois… raplapla…
Aujourd’hui, souvent déserté, je porte encore le nom officiel de Salle du Conseil Législatif et le nom vernaculaire de Salon Rouge. Ce sont les commissions parlementaires qui se réunissent dans mon ventre désormais. Je sers aussi de grande salle protocolaire pour les remises de prix, les lancées de Législatures, les événements spéciaux, les patatras médiatiques, les flaflas devant public. Oh, il y a souvent foule s’épivardant entre mes murs. Que du beau monde. Et pourtant, je n’arrive pas à me débarrasser du sentiment un peu langoureux que je ne sers plus à rien. Enfin je me console en me disant qu’au moins je sers plus non plus à emmerder les députés élus. Ceci dit, on me rapporte qu’ils sont aussi discrédités de nos jours que l’étaient jadis mes vieux Conseillers Législatifs en sinécure. Je vous le dis, c’est une des propensions involontaires du modèle Westminster, tout ce qui se pavane au Salon Rouge a tendance à devenir obsolète, inutile, protocolaire et niaiseux. Je porte en moi une sorte de guigne institutionnelle. Prudence, prudence sur mon grandiose modeste avenir, donc.
Disons, ou redisons, la chose comme elle est. J’ai fait mon temps. Ma gloire est révolue, dépassée. Non, non, ne cherchez pas à me consoler. Je dis ça sans grommeler. Je suis un vestige d’un autre temps. Un temps un peu vanné dont la devise est Je me souviens. Allez, soyez rouges, rubiconds de joie sinon de honte comme le Red Ensign et le Salon Rouge même, et n’y pensons plus…
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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Il y a cinquante ans: VIVE LE QUÉBEC LIBRE!
Posted by Ysengrimus sur 24 juillet 2017
Daniel Johnson et Charles de Gaulle
Je ne suis pas devenu Président de la République
pour faire la distribution des portions de macaroni…
Commentaire attribué à Charles de Gaulle
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C’était il y a cinquante ans, pilepoil. On a dit bien des choses, compliments onctueux et autres sombres quolibets, sur cet événement spectacle. Les pour et les contre se sont amplement polochonnés. On va pas remettre ça, justement quand on est en train de se dire combien le temps a passé. Faudrait en venir un petit peu au recul historique, si tant est. Alors, bien, on va laisser les émotions frémissantes des anglo-canadiens un petit peu en dehors du truc, ici (ils étaient furax, c’est reçu. On va pas en faire une tartine). On va plutôt, si vous le voulez bien, concentrer notre attention sur les objectifs de Daniel Johnson (Premier Ministre du Québec) et les objectifs de Charles de Gaulle (Président de la République Française) en cette année là de rencontre, entre toutes, sur Montréal. Ils sont fort disjoints, ces deux bouquets d’objectifs… jusqu’au malentendu, presque. Il va bien falloir finir par un peu s’en aviser.
Nous sommes en 1967, l’année de l’Exposition Universelle de Montréal. De Gaulle (1890-1970), il lui reste trois ans à vivre. Johnson (1915-1968), il lui reste un an à vivre. Sans vraiment s’en aviser, ce jour de gloire, pour ces deux hommes, est un petit peu aussi leur chant du cygne à chacun et, en même temps, le point final d’une certaine conception et de la France et du Québec. Pourtant ces deux hommes politiques semblent ouvrir une ère, plutôt que de fermer une époque. Ils se retrouvent autour de la priorité commune de renforcer les liens entre le Québec et la France et tout cela semble se tourner ostensiblement vers demain. Sauf qu’en fait, ces deux figures conservatrices des Trente Glorieuses servent des objectifs moins futuristes qu’on ne le croit. On va regarder un petit peu tout ça.
Commençons par le texte intégral de l’allocution de l’Hôtel de ville de Montréal. On observe alors que, dans ce court discours, trop souvent charcuté et édité dans les bandes d’actualité, le Général mentionne très explicitement le gouvernement du Québec, [celui] de mon ami Johnson. Lisons plutôt, à froid.
Les objectifs de Daniel Johnson (Premier Ministre du Québec). Alors qui donc est ce Johnson qui reçoit, ce fameux soir là, ce coup de képi un peu oublié du Général. Malgré son nom anglais (irlandais, en fait), c’est un francophone pur poudre. Il avait été le principal homme lige du Premier Ministre Maurice Le Noblet Duplessis (1890-1959), dont le parti, la très conservatrice Union Nationale avait régné sur le Québec entre 1936 et 1939 puis entre 1944 et 1960. Évincée du pouvoir en 1960 par le fédéraliste Jean Lesage, l’Union Nationale de Johnson faisait figure de chien crevé archaïque quand, contre toutes attentes, elle reprend le pouvoir en 1966. La formule du Général, on le notera, sonne un peu comme un le gouvernement de mon ami Johnson, à l’exclusion de tout autre… Ceci est l’occasion de signaler qu’on assiste, de fait, en 1967, à la DEUXIÈME VISITE du Président De Gaulle au Québec (et au Canada). Lors de la première visite (entendre: première visite de De Gaulle comme président. Il est aussi venu au Canada comme gars ordinaire, si tant est), survenue, elle, en 1960, le Général était tombé sur le fédéraliste Jean Lesage et l’accueil avait été beaucoup plus froid et surtout, moins configuré, moins théâtral. Le Jean Lesage de l’impétueuse Révolution Tranquille et le Charles de Gaulle de l’archi-emmerdante Guerre d’Algérie s’étaient un peu regardés en chiens de fusils, cette fois-là. Et le passage à Ottawa (qui avait alors eu lieu, ce qui ne sera pas le cas en 1967) chez Lester B. Pearson avait été tout aussi frigorifique. On ajoutera que, dès 1959, le gouvernement De Gaulle avait approché le gouvernement Duplessis pour mettre en place des collaborations Québec-France. De Gaulle avait de la suite dans les idées sur ses affaires québécoises (comme sur toute sa politique internationale d’ailleurs). Et surtout, il préférait les unionistes nationalistes québécois aux libéraux fédéralistes canadiens.
Il y a donc une compatibilité idéologique profonde entre Johnson et De Gaulle. Ce sont des populistes, des nationalistes, des conservateurs, d’ardents cocardiers de la chose française. Ajoutons, et l’affaire est alors piquante, qu’il y a, chez Johnson, petit lombric effacé, une véritable attitude de sbire. Il a vécu sa longue maturation politique dans l’ombre d’un chef autoritaire (Duplessis) et, en regardant les images de ce spectacle de 1967, il est patent à tout québécois d’une certaine génération que, dans le regard pieux et servile de Johnson envers le Général, perdure le fait que cette ample figure oratoire française, matoise et tonitruante, est enveloppée, pour le petit québécois moustachu et pour une portion importante du reste de l’audience canadienne-française du temps, du suaire fantômatique éthéré mais encore implacable de Maurice Duplessis.
Quoi qu’il en soit de la fantasmatique interne de Johnson et de ses compatriotes face au Général, il reste que l’Union Nationale, même mourante, peut encore faire sentir son imprégnation sur le Québec moderniste naissant. Le parti de Johnson, tentaculaire, réactionnaire mais autonomiste, reste solidement implanté dans les campagnes. Il y fonctionne depuis l’après-guerre comme une sorte de pègre. Un jour de congé ad hoc a été décrété pour la visite du Général (qui a lieu un lundi). Le petit peuple patronal et syndical a suivi. Tout a été organisé au ratapoil. Il est évident, criant, que les communes traversées par la grande décapotable du Général ont été décorées, pavoisées et achalandées, par la vieille machine campagnarde de l’Union Nationale. En brimballes (des arcs de triomphes en branches de sapins avec des fleurs de lys géantes, je vous demande un peu), en êtres humains le long des routes (brandissant le fleurdelysé, ce drapeau nostalgique donné au Québec moins de vingt ans auparavant par Duplessis) et en fanfares (chaque harmonie de village est tenue par l’Union Nationale, bien au fait de l’impact populiste des flonflons de la fête), on acclame le grand visiteur, le long du Chemin du Roy, dans une couleur locale et une liesse populaire parfaitement orchestrées. Il s’agissait, pour Johnson, cette fois-ci, de ne pas rater son coup dans le rendez-vous ostensible avec la francophilie de tête.
C’est que tout va mal, en fait, pour l’Union Nationale. Sa carène vermoulue vient de se prendre deux torpilles qui vont, à très court terme, lui être fatales. Première torpille: la Révolution Tranquille de Jean Lesage (1960-1966), ostensiblement appuyée par les fédéralistes (notamment par les ci-devant Trois Colombes), fait maintenant apparaître le parti de Johnson comme ce qu’il est effectivement: un dispositif rétrograde, autoritaire, ruraliste et de plus en plus inadapté aux progrès en cours (ces élites, ces usines, ces entreprises, ces laboratoires dont parle justement le Général). Seconde torpille: le nationalisme québécois, fond de commerce classique de l’Union Nationale, est en train de prendre un solide virage socialisant. Un puissant tonnerre de gauche et de centre-gauche roule en effet de plus en plus fort sur l’horizon politique fleurdelysé: fondation de l’Union des Forces Démocratiques (1959), de l’Action Socialiste pour l’Indépendance du Québec (1960), du Rassemblement pour l’Indépendance Nationale (1960), du Mouvement Laïc de Langue Française (1961), du Nouveau Parti Démocratique (doté alors d’une remuante aile québécoise — 1961), de la revue Parti Pris (1963), du Mouvement Souveraineté-Association (1966), puis plus tard du Parti Québécois (1968). Début des actions directes violentes du Front de Libération du Québec (de 1963 à 1970). Le souverainisme québécois est à son comble. Il se démarque vigoureusement du vieux nationalisme traditionaliste, immobiliste et réactif, à la papa. Malgré les Johnson et les Lesage, voici donc que l’affirmation québécoise, embrassée par toute une jeunesse, déborde à gauche. Le tumultueux Mai 68 des québécois se fait au nom de l’émancipation nationale. Il y a eu et il y aura encore, jusqu’en 1970, des attentats terroristes. Le Québec veut se libérer. C’est Vive le Québec libre all the way, certes, mais plus du tout selon la doctrine sociale de l’Union Nationale. Il faut absolument tout faire pour chercher à se redonner l’initiative, sur la lancinante question nationale.
Le coup de poker de la visite du Général est donc, dans le corpus des objectifs de Johnson, un moyen un peu intempestif pour reprendre le nationalisme québécois en main et ce, à droite. C’est que si le progressisme des Trente Glorieuses colle au fédéralisme, et si le nationalisme québécois, lui, se barre à gauche, notamment en devenant souverainiste, l’Union Nationale va se retrouver devant rien à défendre. Son passéisme est discrédité par les libéraux, son nationalisme est pillé par le R.I.N (dont les pancartes seront très visibles dans la foule acclamant le Général sur Montréal… pas en région, par contre). Le souverainisme, (appelé séparatisme par ses adversaires), ce nationalisme programmatique, émancipateur et gauchisant, ne faisant pas partie de la palette politique de Johnson, il faut tenter de faire gigoter devant les québécois un intervenant international prestigieux, francophone, dominateur mais libérateur… populaire mais conservateur. De Gaulle assurera, le temps d’un court été, ce rôle semi-conscient de flageolant funambule idéologique. Johnson, on le voit à sa sale trogne sagouine lors de la fameuse montée de la décapotable du Général sur le Chemin du Roy, boit littéralement du petit lait. Il s’illusionne largement d’ailleurs. Ça ressemble à un triomphe. C’est, en fait, un baroud. Après la mort subite de Johnson en 1968, son parti politique foutu, dirigé par un sbire de sbire, est battu aux élections de 1970, ne reprendra plus jamais le pouvoir, et disparaîtra en 1989. Si aujourd’hui, en France, un demi-siècle après la mort du Général, il est encore possible de se prétendre Gaulliste, il ne fait plus bon, au Québec, un demi-siècle après la mort de Daniel Johnson, de se dire Duplessiste…
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Les objectifs de Charles de Gaulle (Président de la République Française). Le Général, lui, pour sa part, évolue dans de toutes autres sphères. Et mes compatriotes québécois dorment aux gaz ben dur s’ils commettent la boulette hautement naïve d’interpréter son action de cabot à Montréal dans une perspective excessivement localiste. De Gaulle est un régalien. Avec lui, il faut savoir prendre de la hauteur pour suivre la manœuvre. En plus, et corollairement, il est essentiel de comprendre que tout ce qu’il bricole sur le continent nord-américain concerne au premier chef… les Américains, et personne d’autre. Ses visites au Québec en 1960 et en 1967, sa visite au Mexique en 1964, tout ça c’est pour picosser les Ricains, principalement sinon exclusivement. C’est assez turlupiné mais rien n’est improvisé. Il faut bien suivre. Aussi arrêtons nous une seconde à ce qui définit le De Gaulle de 1958-1970. Ce sont, en politique extérieure, principalement deux choses: le Paradoxe de la décolonisation et le Fantasme de la Troisième Voie. Détaillons ceci.
Le Paradoxe de la décolonisation. De Gaulle revient aux affaires en 1958, dans des conditions complexes (pour tout dire: dialectiques) quoique trop oubliées. C’est la Guerre d’Algérie. La France a déjà décolonisé l’Indochine (suite à une brutale défaite militaire), la Tunisie et le Maroc. La puissance militaire française, excessivement excentrée, se concentre donc alors en Algérie. Il souffle sur Alger une sorte d’ambiance para-franquiste. Souvenons-nous que le dictateur espagnol Francisco Franco avait lancé son putsch de 1936 depuis le Maroc espagnol, où il était en garnison en compagnie de ses factieux. Des généraux franco-algériens menacent, vingt ans plus tard (vers 1956-1958), de faire pareil si le gouvernement faiblard et constamment effrité de la Quatrième République ose chercher à décoloniser la dernière possession française d’Afrique du Nord. Sur Alger, parmi les Pieds-noirs, on crie Algérie française! mais aussi L’Armée au pouvoir! Les factieux d’Alger jugent qu’il faut remilitariser tout le pouvoir français, pour que de sains objectifs coloniaux perdurent. Pour ce faire, ils réclament le retour du Général De Gaulle aux commandes. Beaucoup plus politicien que soldoque, ce dernier va, assez perversement, se laisser porter par la vague factieuse des militaires d’Algérie. Bon, je vous coupe les détails. De Gaulle finit par mettre en place cette Cinquième République qu’il préconisait déjà en 1946 (il a de la suite dans les idées, on l’a déjà dit). Il fait plébisciter sa nouvelle constitution par référendum, se fait solidement élire président de la république, puis… il ne renvoie tout simplement pas l’ascenseur aux factieux d’Alger. Général-président, il leur ordonne de rentrer dans leurs casernes et engage, sans états d’âme, la décolonisation de l’Algérie. Bordel et bruits de bottes, O.A.S., attentats contre le Général, anti-gaullisme durable à l’extrême droite. Complications ruineuses et sanglantes (un million de morts algériens entre 1954 et 1962). De Gaulle œuvre, par étapes, à se débarrasser de ce problème ruineux pour son budget militaire et pour son image. Il veut commencer au plus vite à circuler dans le monde. Mais il est encore couvert du sang algérien quand il vient niaiser au Canada, en 1960. Cela légitime Lesage et Pearson de le regarder d’un drôle d’air et ils ne s’en priveront pas. De Gaulle se dépatouille finalement du drame colonial en lâchant l’Algérie, en 1962. C’est alors et alors seulement que devient perceptible le feuilleté subtil et un peu couillon du tout de sa doctrine coloniale. Malgré la lourde parenthèse algérienne, il s’avère que le Général n’est pas si décolonisateur que ça, finalement. Plus finasseur que décolonisateur, pour tout dire. Il faut se recycler. Il faut maintenir des rapports avec les anciennes colonies. Les dorloter plutôt que de les réprimer, les flirter, se faire aimer d’elles, et la jouer copain-copain. C’est une sorte de Vatican II du colonialisme, en somme. Ce délicat paradoxe de la décolonisation cherchera vraiment, chez le Général, à fonctionner comme une méthode, carrément. Un système strict et uniforme… à généraliser d’ailleurs à toutes les anciennes colonies franchouillardes, MÊME CELLES PERDUES DE LONGUE DATE, NOTAMMENT DANS LES AMÉRIQUES (clin d’œil, clin d’œil). La décolonisation-recolonisation dialectique gaullienne (que le vent de sable algérien rendait passablement invisible, entre 1958 et 1962) nous concerne nous aussi, donc, tout à coup. Comme il ne s’agit plus de conquérir militairement mais de séduire politiquement, le Général jouera désormais de l’héritage français se perpétuant de par le monde. Ce sera: je décolonise militairement d’un coup assez sec ET rapido-rapido je recolonise par la coopération internationale, d’un coup assez doux, avec tout ce qui parle français au monde. Avez-vous dit: ballet diplomatique? Cela inclura évidemment, sans s’y réduire, ceux qu’il appelle, sans se complexer ou s’enfarger dans nos nuances, les français du Canada. Voyons, sur ce point, quelques courts fragments de discours, lors du fameux crescendo oratoire de la montée en décapotable sur le Chemin du Roy (les italiques gras sont de moi mais ils correspondent à des accentuations fort appuyées du Général):
On goûtera le sel fin du paradoxe de la décolonisation, notamment dans le second extrait. Dans l’esprit de notre temps, je vous fais disposer de vous-même par rapport à l’occupant anglo-canadien… tout en vous recolonisant tout doucement, gentil-gentil, comme si on relevait, nous tous, d’un seul et même pays (comme dans le vieux pays). C’est pousse toi de là, Lester, que je m’y (re)mette, en somme. Ces effets français rendent tout autant leur sonorité dans le discours de Montréal, cité supra: en voyant devant moi la ville de Montréal française. On y souhaite explicitement que les Français de part et d’autre de l’Atlantique travaillent ensemble à une même œuvre française. La recolonisation en douce et l’idée que tu t’en pousse et que je m’y (re)mette y est bien sentie elle aussi, presque de façon lourdingue: s’il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c’est la vôtre. Je dis, je dis c’est la vôtre et je me permet d’ajouter, c’est la nôtre. Explicite dans l’art de s’inviter. Mais on est chez soi, ici, après tout…
Donc De Gaulle sera très fort pour, une fois sa propre décolonisation bouclée (après des guerres de théâtres ruineuses et sanglantes), se retourner sur un mouchoir de poche et prôner la décolonisation chez les autres, notamment British (conférer le discours de Montréal) et Ricains (conférer le discours de Phnom-Penh). Cela va nous amener à son ultime grand fantasme.
Le Fantasme de la Troisième Voie. Après la Guerre d’Algérie (1954-1962) va donc apparaître le De Gaulle 2.0. Dépatouillé de la crise grave qui l’a mis en selle, comme une ogive bien débarrassée de son propulseur, il va maintenant déployer la courbure autonome de sa vision de la politique internationale. Guerre Froide oblige, on pourrait la résumer, sans rire, comme ceci: Les Américains, les Russes et Nous. Au plan symbolique, tout commence avec la mort de Kennedy. Ce dernier, qui, on l’oublie trop souvent, ne fut président que deux ans (1961-1963), se laissait un peu paterner par De Gaulle. Il admirait en lui la dernière grande figure du temps de la seconde guerre mondiale gnagnagnagna. De Gaulle a donc pu s’imaginer un temps que les Ricains verraient en lui une sorte de grand sage européen, oscillant, bonhomme, au juste milieu des choses. Cette illusion tombera raide quand il se heurtera à Lyndon B. Johnson (président de 1963 à 1968), sudiste baveux et cassant qui va le remettre à sa place, l’espionner, lui intimer de se mêler de ses affaires sur le Vietnam et l’enguirlander quand De Gaulle va aller voir les Russes. De Gaulle va donc se particulariser (…nous nous sommes réveillés. Nous acquérons toujours plus fort les moyens d’être nous-mêmes) et il va engager la ci-devant Troisième Voie. Il va tout simplement jouer au Grand. Il va sortir de l’OTAN, se doter de la bombe nucléaire et ne pas laisser sa diplomatie dormir sous le parapluie ricain. Il retardera l’entrée de la Grande Bretagne dans le Marché Commun Européen, la jugeant trop atlantiste. Une ligne idéologique assez crue se dessine ici aussi, de fait, car, en 1969-1970, Kissinger et Nixon, réacs tonitruants, seront bien plus indulgents envers la doctrine extra-atlantiste gaulliste (sortie de l’OTAN, politique nucléaire, etc) que les démocrates américains. En un mot, des libéraux anglo-saxons, amerloques ou assimilés (genre Lyndon B. Johnson, son paronyme Lester B. Pearson et dans le mouvement, Jean Lesage), c’est pas trop son truc, à De Gaulle.
Furthermore… il faut, selon De Gaulle, pas juste se démarquer, à la française, de ces Ricains et de leurs laquais. Il faut aussi les enquiquiner, les picosser, les invectiver, leur jouer le jeu incessant de la mouche du coche. De Gaulle fera ça, entre autres, au Mexique, en 1964, et… au Québec, en 1967. Son incartade québécoise et montréalaise n’avait absolument rien de spontanéiste ou de maboule. Elle faisait modestement partie de la scénarisation d’un bouquet d’objectifs très précis, dans l’ambitieuse politique internationale gaullienne. Même la formule Vive le Québec libre ne venait pas de nulle part… observateur matois des hinterlands qu’il dragouille, le Général l’avait tout simplement lue sur les affiches des manifestants l’ayant accueilli dès sa descente du navire de guerre le Colbert, dans le port de Québec… car notre illustre visiteur a préféré venir sur un croiseur, justement pour mouiller l’ancre directement à Québec, dans les pattes de Daniel Johnson, plutôt que de prendre la Caravelle et d’atterrir à Ottawa, dans les pattes de Lester B. Pearson. C’est dire… Rien n’était laissé au hasard et peu de choses étaient spécifiquement orientées québécoises dans tout son tintouin, en fait.
De Gaulle fut un as dans le jeu de cartes rogné de la politique intérieure du courtaud Johnson. Et Johnson fut un pion sur l’échiquier international chambranlant du longiligne De Gaulle. Cinquante ans plus tard, tout ceci est fort défraîchi, racorni… déformé aussi, par les fantasmatiques laudatives et dépréciatives des uns et des autres. Et aujourd’hui, que voulez-vous, la France ne représente plus la moindre troisième voie internationale et le Québec n’est pas plus libre qu’avant. Il faut bien finir par admettre que les avancées sociales et civiques se feront par d’autres acteurs politiques et par d’autres moyens collectifs. Chou blanc et gros Jean comme devant, en somme. De tout ceci, il nous reste le souvenir affadi d’un grand spadassin inimitable d’autrefois donnant, un peu malhabilement mais avec cet insondable panache, un ample coup de croix de Lorraine dans l’eau bleue et glauque d’un fleuve Saint-Laurent scintillant et largement illusoire, cet été là, l’été de toutes les rencontres, à la hauteur de Montréal…
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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