Le Carnet d'Ysengrimus

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Les Forges de Saint-Maurice (feuilleton télévisé)

Posted by Ysengrimus sur 11 septembre 2022

Lardier (Léo Ilial), Titiche Chaput (Hélène Lasnier) et Olivier de Vézin (Pascal Rollin)

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Des Provinces de Champagne, Bourgogne et Franche-Comté
vinrent les premiers ouvriers des Forges de Saint-Maurice…
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Sous Louis XV, la Nouvelle-France commence tout doucement à manquer de souffle. Dans un petit quart de siècle (en 1760), elle sera conquise par les Britanniques. Pour l’instant, elle s’efforce de continuer de s’organiser, et notamment de mettre en place une certaine production industrielle. Sur la rivière Saint-Maurice, un important affluent du Saint-Laurent, une grande forge industrielle a été construite, en 1730. Elle doit pouvoir permettre de fabriquer des clous, des barres et des gueuses de fer, des produits semi-finis destinés, mercantilisme colonial oblige, au marché métropolitain. L’administration royale tape un peu du pied pour que la production démarre mais ladite production traîne en longueur à cause de toutes sortes de problèmes tant techniques et logistiques que sociopolitiques. Un rapport de force insidieux s’établit entre les ouvriers des forges, arrivés récemment dans la colonie, et les familles et phratries plus anciennes, implantées depuis le siècle précédant et plus intimement connectées avec les aborigènes et les réseaux commerciaux des autres colonies. L’œuvre de Guy Dufresne (1915-1993), un téléroman (feuilleton télévisé) totalisant cinquante quatre heures (108 épisodes de trente minutes, diffusés entre 1972 et 1975), évoque les difficultés de la période 1737-1740 aux Forges de Saint-Maurice. On arrive à y distinguer deux grandes périodes.

Époque du fondeur Lardier (vers 1737-1738). À partir de 1737, les forges sont pleinement opérationnelles, du moins comme structure physique et technique. Le problème avec ce type de grande industrie artisanale, c’est qu’elle dépend crucialement d’un personnage unique et rare, le fondeur. Si, de tous les ouvriers qui arrivent de France par cargaisons épisodiques, il n’y en a pas un qui connaisse le métier de fondeur, la forge ne peut tout simplement pas démarrer, même si son personnel est en place et fin paré. Le très aristocratique et très angoissé Olivier de Vézin (Pascal Rollin), directeur administratif de la forge, scrute les arrivages d’ouvriers et attend son fondeur. Il finit par en arriver un, doté de tous les titres, qualifications et accréditations requis. Ce sera le rocambolesque Lardier (Léo Ilial), dont le prénom, je crois, n’est jamais explicité. L’apparition flamboyante de ce fondeur va secrètement mettre en branle les forces socio-historiques qui n’ont pas intérêt au démarrage des Forges de Saint-Maurice. Ces instances sont incarnées par la famille Godard, formé du père Clovis Godard (Jean Duceppe puis Yves Létourneau), son épouse, la sage-femme et guérisseuse Ida Godard (Colette Courtois), leur fils aîné, le coureur de bois François Godard (Yvon Thiboutot) et leur fille puînée Véronique Godard (Élizabeth Lesieur). Ces vieux colons de souche, vernaculaires, taciturnes et asociaux, vivent dans le bois et sont le centre nerveux d’un réseau complexe et ramifié de trafic de pelleteries qui, en raccord avec l’Abénakis Bras d’Ours (Bernard Assiniwi), relaye, de façon parfaitement illégale, des ballots de pelleteries depuis les tribus aborigènes de Mauricie jusqu’à la colonie anglaise d’Albany. Cette lucrative contrebande transfrontalière, hautement indifférente au patriotisme colonial d’usage, serait totalement mise à mal par le démarrage des forges, car François Godard et son père Clovis sont officiellement des ouvriers forgerons. Se prolétariser dans la nouvelle usine naissante compromettrait crucialement leurs intensives activités traditionnelles. Il va donc falloir, pour le clan Godard, faire tout simplement capoter le démarrage des forges. Pour ce faire, il faudra frapper à la tête, c’est-à-dire neutraliser le fondeur Lardier, rien de moins. Leur arme secrète, ce sera Véronique Godard. Cette jeune demi-sauvageonne, d’une beauté étrange et frémissante, est, depuis un moment, amplement utilisée, par le clan Godard, pour séduire, enivrer et emberlificoter les Abénakis, contrebandiers aborigènes chargés de livrer les pelleteries auxdits Godard. Cette fois-ci, la jeune goule des sylves aura pour tâche —plus ardue que prévu— de séduire le fondeur Lardier et de le faire basculer dans la débauche, l’ivrognerie, le stupre, la paresse et la luxure. Vaste programme. L’affaire fonctionne assez bien, en apparence, et le rapport de séduction tourmenté entre Lardier et mademoiselle Godard forme la singulière trame passionnelle de cette première période. Mais, s’il n’est pas de bois, Lardier n’est pas pour autant un homme des bois, il s’en faut d’une marge. Et son degré de sophistication civilisationnelle suscite des effets inattendus et peu contrôlables. On observe assez vite que Véronique cherche sourdement à s’affranchir de la tutelle de sa bande de contrebandiers forestiers et elle voit soudain, dans ses amours avec Lardier, un moyen de trouver une porte imprévue menant vers la sortie de son aliénation. Lardier, pour sa part, aigrefin arrogant et peu malléable, regarde tous ces gens d’assez haut. Il trouvera moyen d’arnaquer en grande tant le directeur administratif de la forge que la famille Godard même, notamment en se barrant avec le magot des trafiquants de pelleteries, abandonnant tant ses devoirs de fondeur que Véronique dans le processus, pour aller tripper en Nouvelle-Angleterre avec le grisbi qu’il a subtilisé aux Godard et à Bras d’Ours. Fin abrupte de la première époque (Ce segment spécifique du feuilleton Les Forges de Saint-Maurice fera après coup l’objet d’une pièce de théâtre originale, le synthétisant, intitulée Ce maudit Lardier).

Époque du fondeur Delorme (vers 1739-1740). Après la fuite traîtresse de Lardier, Olivier de Vézin se retrouve Gros Jean comme devant. Il est d’autant plus ennuyé qu’en misant sur le fait que les Forges de Saint-Maurice décolleraient sous la houlette de Lardier, ses bureaux administratifs se sont plus ou moins passablement endettés. Cet endettement rend notamment Olivier de Vézin hautement redevable de deux commerçantes des Trois-Rivières, les sœurs Duplessis. L’aînée, Josèphte Duplessis (Élisabeth Chouvalidzé), est un personnage sec, combinard, tyrannique et intraitable. La puînée des sœurs Duplessis, mademoiselle Marie Duplessis (Danielle Roy), est plus jeune, plus moderne et plus accommodante. Les choses s’assouplissent avec cette seconde personne surtout en vertu du fait qu’elle et Olivier de Vézin tombent ardemment en amour. Voilà qui est fort touchant mais qui ne fait en rien tinter les clous, les barres et les gueuses de fer des Forges de Saint-Maurice. Olivier de Vézin attend, en piaffant, son second fondeur et, comme l’administration métropolitaine ne lui a pas fourni d’indications très précises sur les compétences du dernier arrivage d’ouvriers, il prend l’initiative hasardeuse de s’adresser directement à ceux-ci, leur confiant sa déconvenue et les priant de bien vouloir lui indiquer si parmi eux se trouve quelqu’un connaissant le métier de fondeur. Va alors s’avancer un petit ratoureux du nom de Jean Delorme (Benoît Girard). C’est un ouvrier forgeron vif et expérimenté mais il n’est pas fondeur en titre. Qu’à cela ne tienne, il flaire l’opportunité et se donne comme fondeur alors qu’il ne l’est finalement pas tant que ça. Coincé par ses échéances, Olivier de Vézin n’a pas le temps de tergiverser. Il va se jeter sur ce fondeur autoproclamé comme sur un homme providentiel et l’introniser au village, auprès de toute la petite communauté mauricienne dont la vie dépend tellement de l’activité des forges: Stéphanie Chaput (Hélène Loiselle) et sa fille Titiche Chaput (Hélène Lasnier), l’amoureux de cette dernière, le journalier Rabouin (Marc Favreau) et tous les autres. Mais ces personnages, tous déjà bien présents lors de la période Lardier, ont appris à se méfier du fondeur, notable dont la précision d’action n’est pas toujours très limpide. On va surveiller le nouveau fondeur, ce Delorme, sous toutes ses coutures. L’homme est avenant, bien moins hautain et fendant que son prédécesseur, et, surtout, sous son commandement, la production des forges finit enfin par un peu démarrer. Or le fondeur Delorme est flanqué d’un assistant un peu bizarre, une sorte de simple d’esprit du nom de Belut (Jacques Godin). Outre que ce sbire étrange parle un idiome bien à lui que peu de gens comprennent, il est mystérieux, bougonneux, a peur des femmes comme de démonesses, et suit le fondeur comme son ombre. En fait, de ce duo improbable, c’est Belut qui connaît vraiment effectivement le métier de fondeur. Il souffle ses lignes au fondeur Delorme qui se sert de lui comme d’une sorte de spécialiste secret. Belut incarne aussi la conscience rigoureuse du fondeur Delorme et, de ce fait, il sera un agent assez actif de la neutralisation des malversations, toujours vivaces, de la famille Godard. Ouvertement et vertement insensible aux charmes des femmes, Belut verra à ce que «son» fondeur ne tombe pas sous la coupe de la sirène sylvestre de la famille Godard, Véronique (qui, de toutes façons entre-temps, s’est mariée à un epsilon et ne joue plus guère les goules contrebandières pour son frère et son père). Le fondeur Delorme va tomber amoureux d’une jeune fille du village, bonne, sensée, douce et rationnelle, comme il y en a au moins toujours une dans tous les bons feuilletons-fleuves, la bien nommée Charlotte Sauvage (France Berger). Il l’épousera dans les formes, lui fera un enfant, et vivra ronron une vie de notable largement usurpée vu que, comme dans la fameuse chanson de Leclerc, c’est son valet qui a le génie.

C’était il y a cinquante ans (vers 1972-1975). Il y a donc cinquante ans pilepoil aujourd’hui que débutait ce feuilleton magnifique. J’avais quatorze ans et, dans mon esprit d’enfant, l’œuvre télévisuelle et radiophonique de Guy Dufresne (1915-1993) reste étroitement associée à ma mère. Cette dernière, amateure assidue de téléromans et, avant cela, de radio-romans, évoquait souvent le souvenir tangible qu’elle gardait de l’œuvre de Dufresne. Elle nous parlait de Cap-aux-Sorciers et de Septième Nord avec beaucoup de verve et de ferveur. Maman s’asseyait donc avec nous devant le téléviseur pour mater Les Forges de Saint-Maurice. Un vrai beau souvenir télévisuel familial. La langue de Guy Dufresne est unique. C’est un joual très idiosyncrasique, avec un ton et un rythme archaïques, inusités et étranges. Une vraie langue d’auteur, mais aussi solidement ancrée dans son terroir et ses filiations. Ma mère adorait ça. J’ai inconditionnellement hérité de cette jubilation langagière et théâtreuse qui, il faut bien le dire, reste en nous pour longtemps, quand on la choppe.

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Paru aussi (en version remaniée) dans Les 7 du Québec

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Il y a trente ans, CORMORAN

Posted by Ysengrimus sur 7 septembre 2020

Raymond Legault dans le rôle de Pacifique Cormoran

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Il y a trente ans (1990-1993), je me délectais d’un excellent téléroman traditionnel, mes Belles Histoires des Pays d’en Haut à moi. Il s’agit de CORMORAN de Pierre Gauvreau. Je dis traditionnel, c’est notamment à cause du rendu visuel de la chose. Filmé en prise réelle, sur les rives du fleuve Saint-Laurent, à la hauteur de Kamouraska, le feuilleton multiplie les scènes extérieures ainsi que les tableaux de la vie quotidienne traditionnelle. Les portes s’ouvrent et se ferment en claquant, on y mange pour vrai, les chevaux tirent des carrioles l’été et des traîneaux l’hiver. Un peu comme dans les tableaux de Cornelius Krieghoff, on y expose méticuleusement les scènes de vie domestique, de travail et de loisirs d’autrefois.

Nous sommes dans les dernières années de l’entre-deux-guerres (1936-1939) et nous suivons la vie ordinaire (quotidienne, sociale et politique) des citadins de la petite commune (fictive) de Baie d’Esprit. Ce village riverain, dont la croissance s’accélère tout doucement, semble avoir été initialement fondé autour du Domaine Cormoran, grande propriété terrienne riveraine dont la famille héritière, les Cormoran, dirige une seigneurie à l’ancienne, contrôlant un certain nombre de fermes avoisinantes s’adonnant principalement à l’élevage du mouton. L’origine de cette famille Cormoran, l’équivalent le moins incertain d’un rameau aristocratique dans ce beau et immense voisinage colonial, est cependant fort obscure. Une hypothèse veut que l’ancêtre s’appelait Corcoran (nom irlandais assez usuel, commun même) et qu’il ait été une sorte d’aigrefin des battures. Écumeur de grève, il aurait accumulé son capital primitif en pillant les navires en perdition qui s’échouaient sur les hauts-fonds rocheux du fleuve. Des langues plus fourchues encore (il n’en manque pas dans les environs) vont même jusqu’à susurrer que le forban Cormoran d’origine aurait fabriqué de faux phares pour provoquer sciemment l’échouage desdits navires en perdition. Quoi qu’il en soit, tout cela se perd un peu dans les brumes de la légende.

Ce qu’on a aujourd’hui, c’est un grand domaine foncier un peu vermoulu tenu par les trois membres survivants de la descendance Cormoran, dont la trajectoire de vie entre 1936 et 1939 forme l’armature principale de la trame du feuilleton. Mademoiselle Bella Cormoran (Nicole Leblanc) est la sœur aînée du trio. C’est la noblaillonne coloniale guindée type, arrogante et cassante au possible avec son personnel de maison comme avec les membres de sa famille et ses concitoyens du village. Bella Cormoran est rien de moins qu’une sorte de duchesse des battures et son attitude roide et hautaine autant que le prestige encore vivace de sa maison impose aux alentours un respect parfois béat parfois grincheux mais, l’un dans l’autre, assez solide. Mademoiselle Cormoran est célibataire et montée en graine, ce qui n’empêche pas certains partis de conséquence de continuer de rêver, dans le voisinage, de la faire un jour convoler. Sa sœur puînée Angélique Cormoran-Lafond (Mireille Thibault) est une boulotte effacée aux grands yeux papillonnants, qui ne cultive en rien les allures d’aristo guindée de sa sœur. Mariée à un roturier local du nom de Germain Lafond (Guy Mignault), Angélique vit dans un des logis du Domaine Cormoran et est largement terrorisée par la tyrannie de Bella, qui la traite, elle, comme une de ses fermières et son mari comme un de ses journaliers. Le seul atout dont dispose Angélique pour se supérioriser auprès de Bella, c’est l’intendance de la sensualité. Angélique est une bonne vivante qui mange copieusement et baise allègrement, dans l’intimité sacrée du mariage, et qui ne se gène pas pour rappeler à Bella (que maints démons secrets dévorent d’autre part) les joies de la vie maritale, notamment dans sa facette nuptiale. Le frère cadet des Cormoran c’est Pacifique Cormoran (Raymond Legault). Cumulant les fonctions de médecin et de dentiste du village de Baie d’Esprit et du Domaine Cormoran, Pacifique est le digne dépositaire de la pensée rationaliste et progressiste dans le village. Astronome amateur, il dispose, sur le Domaine Cormoran, d’un petit observatoire avec télescope dans lequel il se retire fréquemment et passe souvent la nuit, en harmonie avec le cosmos. Cette harmonie cosmologique du très respecté (et un tout petit peu condescendant) Docteur Cormoran se complique d’un facette plus trouble. C’est que, la nuit, dans son observatoire, il retrouve souvent, pour de grands ébats passionnels, Mariette Savard (Margot Campbell), intendante, servante et bonne à tout faire du Domaine Cormoran. La servante Mariette est vingt ans plus vieille que le Docteur Cormoran (Madame Campbell, une routière des téléromans québécois, tient, à 55 ans le rôle avec brio. Elle est magistrale et sa beauté sobre, roide et digne est inaltérée). L’idylle est secrète et fait jaser à mi-mots tant sur le Domaine que dans le village. Pacifique Cormoran est un amant honteux. Il n’a jamais voulu assumer cette relation au grand jour et cela suscite beaucoup d’acrimonie chez Mariette qui, sporadiquement, essaie au mieux de s’extirper de ce piège sans issue de l’affect. Un des personnages clefs de ce feuilleton, Mariette Savard vit dans une frustration permanente. Elle se fait traiter ostensiblement comme une soubrette par la très dédaigneuse Bella Cormoran et furtivement comme une houri thérapeutique par Pacifique Cormoran. Mariette Savard ronge son frein à Cormoran mais la roue de l’histoire fera éventuellement tourner les choses à son imprévisible avantage.

C’est qu’à partir de la Guerre Civile Espagnole (1936) la roue de l’histoire va se mettre à furieusement girer, au village de Baie d’Esprit. On a maintenant des camions de transport, des automobiles, le téléphone et la radio, au village. On s’intéresse de plus en plus au rythme effréné des tensions internationales. Le vieux journal hebdomadaire n’est plus la seule source d’information sociale et politique. Le susdit journal du village s’intitule L’Idée. Il est tenu par un vieux libre penseur à l’ancienne, Flamand Bellavance (René Caron) qui cumule, un peu poussivement, les fonctions de journaliste d’investigation et de typographe. Son épouse (qui assume aussi les positions de cheffe du bureau de poste et de secrétaire médicale du Docteur Cormoran), son fils et sa fille l’aident avec ce travail journalistique toujours patient et intensif. Ladite fille, Flavie Bellavance (Danielle Leduc), jeune jouvencelle moderne et faussement naïve, tirera elle aussi son épingle du jeu fort astucieusement, dans toute cette aventure. Doucement, tout se précipite. Les nouvelles locales circulent désormais plus rapidement que ne parait le journal. Certains prolos du village envisagent de joindre le Bataillon Makenzie-Papineau, en Espagne. La politique mondiale imprime graduellement sa marque de fer sur la vie villageoise. Ainsi Clément Veilleux (Raymond Bélisle), boucher de son état, est un ancien lutteur de foire et sosie passable du dictateur Benito Mussolini. Il n’en faut pas plus à ce personnage bravache et narcissique pour se mettre à se prendre pour rien de moins que le Mussolini du Bas Saint-Laurent. Il lance une organisation de chemises bleues et entreprend d’implanter localement les idées d’Adrien Arcand et de la Ligue Fasciste du Canada. Cela fait branler dans le manche un autre notable du village, Hippolyte Belzile (Normand Lévesque). Ce dernier est un commerçant matois, enrichi par la crise de 1929 (il y en a eu) et propriétaire, entre autres, de l’Hôtel du Grand Cormoran ainsi que du bistrot attenant. Financier discret et investisseur foncier en moyens, Hippolyte Belzile rêve de racheter le grand domaine fermier à la famille Cormoran, attendu qu’il juge qu’il pourrait le rentabiliser bien plus efficacement que ne le font les petits aristos crispés de la batture. Donatienne Belzile (Francine Ruel) son épouse, est une snobinarde se voulant mondaine mais qui connaît mal le gestus et qui, un peu pataude, malgré les ressources financières bien réelles de son mari, n’arrive pas à vraiment jouer sa carte, face à l’arrogance fielleuse et rodée de Bella Cormoran. Celle-ci n’aime pas que l’hôtel de ce couple de parvenus méprisables porte le nom de sa famille mais on ne peut strictement rien y faire: grand cormoran (Phalacrocorax carbo), c’est aussi le nom commun d’un oiseau pêcheur. On peut parfaitement dénommer un hôtel du nom d’un oiseau, même si ce geste symbolique est totalement exempt de la moindre innocence, dans l’environnement régional. Entre le bourgeois conservateur Hippolyte Belzile et le bouillant fasciste Clément Veilleux, les relations sont ambivalentes. La proximité des idées ne s’harmonise pas avec la divergence des méthodes. Hippolyte Belzile est un feutré, un insidieux, qui négocie ses transactions en douceur, enivrant son interlocuteur de belles paroles tout en baptisant les cafés qu’il lui sert de rhum capiteux, en dehors de heures de vente d’alcool. Clément Veilleux est un violent, un factieux, un primaire et un doctrinaire étroit. Hippolyte Belzile rejoint souvent la vision du monde de Clément Veilleux mais il trouve tout de même que le bardassage par des fiers-à-bras en chemises bleues n’est pas la meilleure façon d’organiser la vie villageoise sans risquer de finir par attirer l’attention des autorités canado-britanniques. Un troisième notable s’impose graduellement dans le tableau local, en la personne de Viateur Bernier (Claude Prégent). Fils du défunt maire de Baie d’Esprit, entrepreneur industriel, propriétaire du moulin à scie, de la fonderie et des magasins Théodule Bernier & Fils, ce patron paterne vieux style paie ses travailleurs en coupons d’achat dans ses propres magasins. Les travailleurs de la fonderie, qui veulent être payés en argent sonnant, se mettent en grève. Dans cette manifestation locale de la lutte des classes des années trente, l’hotelier-tenancier, le boucher et les autres commerçants du village appuient en sous-main les travailleurs fondeurs car leur accès à un salaire en argent réel avantageraient tous les commerces de la ville et pas seulement le vieux monopole Bernier. Simplement, le meneur de ce mouvement social, un montréalais du nom de Gérard Labrecque (Jean L’italien) passe pour un communiste, c’est pourquoi les appuis aux grévistes ne se font pas trop explicites. Bella Cormoran, pour sa part, appuie, sans trop comprendre le détail, les forces de la réaction. Le curé de la paroisse et son vicaire également. Le Docteur Cormoran et le journaliste-typographe Bellavance appuient les luttes des travailleurs et réprouvent les fier-à-bras fascistes qui les harcèlent. Graduellement, inexorablement, avec la guerre qui approche, les positions se polarisent.

Sur fond d’effervescence sociale, le récit démarre autour du vieux drame bourgeois et intime de la famille Cormoran. Un quatrième enfant Cormoran, le bigot et austère René Cormoran, est mort et sa veuve Ginette Durivage-Cormoran (Katerine Mousseau) détient les droits successoraux sur le quart de la possession indivise des Cormoran. Ginette Durivage-Cormoran, qui préfère qu’on l’appelle Ginette Cormoran, tout simplement, pose un problème particulier. Elle est venue au monde de parents inconnus, dans une portion spécifique des immenses terres Cormoran qui s’appelle l’Anse-aux-maudits. Cette anse est une agglomération de vieilles cabanes riveraines dans laquelle vivent des lumpen-pêcheurs pauvres et déguenillés. Ceux-ci sèchent le hareng en plein air et font de la couture de fourrure pour les villageois. Des notables comme Clément Veilleux et Hippolyte Belzile considèrent les gens de l’Anse-aux-maudits comme des vagabonds, des quêteux, des pèquenots, des guénilloux et des simples. On les dit même possédés du démon. On ne veut pas les voir au village. Bella Cormoran n’en pense pas moins. Voici donc que son frère René a tiré une de ces gamines de rien de la lie de la batture, l’a fait accéder socialement et l’a épousée. Bella, qui voulait que son frère René devienne prêtre, juge que c’est cette Ginette de l’anse qui a fait mourir son frère et, ouvertement, elle la méprise, la traitant notamment de succube. Ginette, héritière, désormais raffinée et débrouillarde, juge qu’elle a parfaitement le droit de vivre au Domaine Cormoran et entend y prendre sa place. L’histoire se complique quand il s’avère que la maison de grève qu’elle habitait avec son défunt mari a été louée par Bella à deux géologues allemands, Wolfgang Osnabrück (Jean-Louis Roux) et Friedrich Müller (Gabriel Marian Oseciuc), deux ressortissants non-nazis de l’inquiétant pays du chancelier Hitler. Des relations variables et subtiles vont se nouer entre tous ces personnages. Inutile de dire que je ne vous ai strictement rien dit de ce scénario dense, complexe, articulé et magnifique.

Le feuilleton CORMORAN campe une évocation à la fois tendre, réaliste et particulièrement vive et riche en rebondissements fins et nuancés de la vie dans un village riverain de la vieille vallée du Saint-Laurent, à la toute fin de l’entre-deux-guerres. Je garde de cette série québécoise un souvenir télévisuel intense des années de transition entre la naissance de mon premier fils (Tibert-le-chat, 1990) et celle de mon second fils (Reinardus-le-goupil, 1993). Trente ans déjà… Non, effectivement, rien n’arrête la vieille roue de l’Histoire.

 

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Il y a cinquante ans, LES CHAMPIONS (série télévisée britannique)

Posted by Ysengrimus sur 15 septembre 2018

les champions

Craig Sterling, Sharron Macready and Richard Barrett… These are the Champions. Endowed with the qualities and skills of superhumans – qualities and skills, both physical and mental, to the peak of human performance. Gifts given to them by an unknown race of people, when their plane crashed near a lost civilisation in Tibet. Now, with their secrets known only to them, they are able to use their fantastic powers to their best advantage, as the Champions of law, order and justice. Operators of the international agency, Nemesis. [Craig Sterling, Sharron Macready et Richard Barrett sont les Champions. Ils sont dotés de qualités et d’avantages surhumains, des pouvoirs et des aptitudes, physiques et mentaux, aux limites de la capacité humaine. Ces dons leur furent transmis par une peuplade inconnue quand leur avion s’écrasa non loin du territoire d’une civilisation perdue du Tibet. Dépositaires exclusifs de ces secrets, ils peuvent aujourd’hui utiliser au mieux leurs formidables pouvoirs. Et ils le font en tant que champions de la loi, de l’ordre et de la justice. Ils sont agents secrets pour l’organisation internationale Némésis.]

 L’actrice Alexandra Bastedo est morte du cancer à 67 ans au début de l’année 2014. Souvenirs en pagaille. Nous sommes en 1968-1970 et j’ai dix, onze ou douze ans. Un flux ininterrompu de séries d’espionnage et de science-fiction du temps de la guerre froide inonde les ondes du vieux Canal 2 (Radio-Canada) et du vieux Canal 10 (Télé-Métropole, Montréal). Toutes ces séries sont évidemment doublées. Je dois les regarder en v.f. vu que je ne comprends pas l’anglais. De toutes ces séries tarabustées et picaresques de mon enfance l’une ressort magistralement pour son ton, son allure, sa prestance, son rythme, Les Champions (The Champions) avec Stuart Damon (né en 1937), Alexandra Bastedo (1946-2014), William Gaunt (né en 1937), et Antony Nicholls (1902-1977). Je ne le sais pas exactement encore dans ces douces années de mon enfance mais un des trait cruciaux de la facture inimitable de cette série c’est que, elle, elle se passe en Europe.

Craig Stirling, Sharron Macready et Richard Barrett sont trois agents de l’organisation pata-onusienne Némésis de Genève. Ils ont des dons paranormaux, discrets mais indubitables, qu’ils ont acquis d’une sorte de civilisation tibétaine shangrilaesque suite à un accident d’avion dans l’Himalaya. Et ils redressent les torts usuels du temps de la guerre froide (sur un ton habituellement moins anti-russe que anti-chinois, du reste. Une bonne place est réservée aussi aux criminels nazis traînant encore dans les parages). Ils opèrent en utilisant leurs habiletés sans trompettes, à la grande surprise bonhomme et interloquée de leur chef de service, l’incontournable commandant William Lawrence Treymane. Outre cette paranormalité pudique des trois principaux protagonistes (ils ont juré de ne révéler leur secret à personne), le tout de l’intrigue des récits s’avère habituellement d’un cartésianisme des plus terre à terre, ce qui établit usuellement un solide ancrage réaliste et figuratif malgré le postulat fantastique de la trame.

C’est un peu de la télévision panoramique. On nous fait voyager. Londres et Genève, bien sûr (Le fameux Jet d’eau de Genève, est un des marqueurs visuels de la série), mais aussi les Alpes, le campus de l’Université de Cambridge, le Surrey, le Pays de Galles, les Cornouailles (les châteaux y sont magnifiques), l’Écosse, l’Irlande, le Danemark, l’Allemagne, la France (dont le Paris d’époque), l’Autriche, L’Espagne, l’Italie (dont Rome), la Jamaïque, Haïti, les îles de l’Atlantique, des Caraïbes et du Pacifique, l’Afrique du Nord (impossible de savoir si le «dialecte» bédouin qu’on nous y exemplifie est réel ou bidon), Hong-Kong, la Birmanie, L’Afrique de l’Est, l’Australie, voire l’Antarctique. Le rythme est savoureusement langoureux, lent, concret, gorgé de vie ordinaire. On voit rouler des camions, des fourgonnettes et des voitures de marque dans des rues de villes européennes et des routes départementales de campagne. Les scènes d’accidents de voitures sont chiquées visuellement (avec mouvement tressautant de la caméra, musique tapageuse, etc…) pour ne pas endommager tous ces splendides véhicules (sauf deux fois où d’assez jolis modèles plonge en bas de falaises). Il y a des gares et des trains (dont au moins un avec une locomotive à vapeur), des havres, avec cargos et cabestans, et des aéroports, avec l’escalier portatif pour monter à bord depuis la piste. Il y a des enregistreurs à bobines, des enregistreurs à cassettes, des téléphones à cadrans, des talkie-walkie, des lames à cran d’arrêts, des sagaies, des seringues, des machettes, des yatagans, des couteaux de chasse, des serpents venimeux, des masques vaudous, des Lugers et des Brownings, des carabines à lunettes, des flingues à silencieux, du tir aux pigeons d’argile, des hommes grenouilles, des parachutistes, des téléphériques, des jardins zoologiques, des fêtes foraines, des stations service, des cours de casse, des avions de ligne (souvent de la compagnie Pan American), des avions privés à hélices, des hélicoptères, des réactés (avec pilotes masqués), des missiles intercontinentaux (qui pètent), des porte-avions, des sous-marins, des voiliers, des ambulances, des motocyclettes, des carrioles à chevaux, des traîneaux à chiens, des jeeps sahariens, des cavaliers arabes, des pousse-pousse chinois, des bibliothèques, des palestres, des immeubles chics (pour le temps) avec des stores vénitiens, des dossiers dans des chemises de carton ou dans des cahiers à anneaux, des journaux dans la lecture desquels on se plonge (notamment France Soir et le Financial Times), de grandes revues sur papier glacé (notamment Paris Match), des machines à écrire, des classeurs métalliques qui ferment à clef, des stylos (avec lesquels, entre autres, on prend des notes en sténo), des règles à calcul, des visionneuses à diapositives, des projecteurs de cinéma portatifs (avec les deux bobines et le crépitement lumineux), des tourne-disques (dont au moins un à manivelle), des cartes géographiques (avec des équerres, des règles et des compas), des imprimantes télex, des jumelles, des longues-vues télescopiques, des thermos à café, des canettes de bière qui s’ouvrent en deux trous triangulaires avec un ouvre-boîte, des lavabos, des fioles et des cornues de chimiste multicolores, des cabines téléphoniques et des boite à lettres rouges vif, des coffres-forts à roulettes qui cliquettent, des turbines d’usines, du filage électrique en pagaille, des perceuses électriques. Treymane a trois gros téléphones et un fort joli éventail de crayons de couleurs dans un contenant décoratif sur son bureau. Les salles d’ordinateurs crépitent et ont des murs tapissés de ces gros ordis muraux à bobines tournant aléatoirement. On enferme les prisonniers et on les gaze dans les salles d’ordi, du reste. Ce sont plus des soutes à machines que des espaces de travail. Les scènes d’extérieurs sont léchées et saisissantes sans être excessivement ostensibles ou outrageusement panoramiques. C’est une beauté discrète et retenue (vieillotte aussi inévitablement, désormais), comme celle des acteurs et de l’actrice. Le tout est tourné avec une caméra souvent «subjective» dont le regard ne se gène pas pour s’émerveiller de choses et d’objets devenus ordinaire ou oubliés. L’image vive mais sage nous redonne avec une clarté mordante et sans nostalgie particulière le contact avec tout un ensemble de praxis d’autrefois.

Le dépouillement des scénarios donne, avec le recul, une fort drolatique impression de pureté et de simplicité franche, à deux doigts du simplisme mais, à mon sens, sans y basculer. Il faut un peu jouer le jeu et, si on y arrive, le tout s’avère parfaitement suave. Les thèmes font très siècle dernier. La fascination pour certaines professions moins merveilleuses aujourd’hui s’y exprime encore (médecin, dentiste, ingénieur, physicien, officier galonné, mafioso, ministre, prof de fac en toge et, évidemment, agent secret). On mise beaucoup sur l’interaction entre personnages. Les quatre personnages principaux sont d’un flegmatisme à la fois très classe et fort savoureux. C’est une pure jubilation que de les découvrir en v.o. Le contraste est discret et chic entre l’accent américain de Craig Stirling et l’accent britannique des trois autres. Le statut du personnage féminin est particulièrement intéressant. Jeune veuve stoïque et peu impressionnable, docteure en médecine, Sharron Macready ne tombe ni dans le séductionnisme facile des fameuses sexist sixties, ni dans l’égalitarisme garçonnisant de nos passions contemporaines pour les filles prenant pleinement part à l’aventure. Quand on prend ses facultés paranormales pour de l’«intuition féminine», Sharron répond toujours, sans broncher: «Well, call it whatever you want but…». Et, ici, notre espionne ne se fringuera pas en femme grenouille, n’ira pas se rouler dans le sable en Australie ni dans la neige en Antarctique (on la retrouvera une fois en mission au Sahara et une autre fois en brousse africaine, cependant). Surtout, elle ne se fringuera en séductrice que deux ou trois fois sur trente épisodes (She is a cold woman, dira un des observateurs mâles de ses très discrètes prouesses de tombeuse). Elle apparaîtra moins fréquemment et disposera de moins de visibilité à l’écran que ses partenaires mâles. Mais son intervention, toujours calme et puissante, sera souvent radicalement déterminante dans la dynamique lente et posée de ces scénarios au ralenti. Pas d’hystérie et pas de minauderie de minette, Sharron Macready a des nerfs d’acier. Alexandra Bastedo, qui n’avait que vingt-deux ans à l’époque, la campe avec retenue et majesté (les américains disent: an aloof style). La plupart du temps en tailleur strict ou en robe-madame, avec le petit sac à main noir en cuir luisant et à anse triangulaire, et coiffée d’un chignon compliqué (les petites filles de mon école adoraient se coiffer comme elle, circa 1969), elle est discrète comme une femme de son temps mais ne s’en laisse pas montrer, comme la plus incisive des héroïnes. C’est une figure de personnage féminin à part et qui, l’un dans l’autre, a très bien pris la patine du temps.

Et moi pourquoi j’arrive à vous redire tout ça avec une telle limpidité de Prévert? Ce n’est certainement pas sur la bases de mes très sporadiques et fugitifs souvenirs d’enfant des Champions, en tout cas (je semble n’avoir retenu, du temps, que les scènes ouvertement violentes, meurtres aux flingues ou aux couteaux — la réflexion sur la violence télévisuelle fera ce qu’elle voudra de cette observation, un peu triste quand même). En 1969-1970, je ne me doutais pas que je ferais ça comme ça, près d’un demi-siècle plus tard, mais je viens de revoir les trente épisodes de 48 minutes de la série Les Champions, à raison d’un ou deux par jours, sur mon ordi de table, avec des écouteurs, depuis YouTube. Même ces Champions des temps, du haut de leur superbe paranormalité d’autrefois, n’auraient pas pu la prévoir celle là, eux non plus. Comme on dit dans le jargon: vaut le détour. Je les recommande à votre attention amicale. Toute une époque «classique» de jubilation télévisuelle et de culture populaire est encapsulée en eux, pour toujours, désormais.

Alexandra Bastedo

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Tyrannie révolue de l’horaire télé (billet pour mes petits-enfants)

Posted by Ysengrimus sur 1 juin 2018

La télé rend con
(slogan de Mai 68)

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On a beaucoup parlé du contenu idiot et réac de la télé. Cette idée ne sera pas ici contestée. Simplement, avec le recul du temps, tous ces lambeaux d’inepties se dissolvent un peu quand même et se défraîchissent bien vite, dans le grand magma d’images contemporain. La distance historique qui s’installe oblige à se remémorer un autre aspect crucial de l’enconnement raide et dur que nous imposait, comme fatalement, la culture téloche. C’est celui de l’horaire télé. Mes petits-enfants liront peut-être un jour ce billet. Je me dois donc de bien leur expliquer le tout du flafla de la chose.

Le contenu de la télévision était diffusé, en continu, depuis des stations. En direct ou en différé, la boite à images nous envoyait ses émissions à heures fixes. Pour ne pas les rater, il fallait donc intérioriser très précisément la grille horaire. Cette dernière était diffusée, dans son intégralité vétillarde, comme complément de publication du journal (papier) hebdomadaire. Quand ce guide télé apparaissait (le nôtre s’appelait Télé-Presse), tout le monde se jetait dessus. C’est que s’il y avait les émissions stables (dont on ne devait pas spécialement vérifier les jours ou les heures, sauf au moment des grands changements de programmation saisonniers), il y avait aussi les programmations ad hoc. Celles-ci concernaient prioritairement le cinéma. Ainsi, si une émission portait, par exemple, le titre générique de Ciné Jeudi, il fallait se ruer pour vérifier quel film jouerait, ce soir-là. Si c’était Le bon, la brute et le truand, il faudrait faire ses devoirs de la semaine en vitesse pour inconditionnellement dégager un bloc de quelques heures, le jeudi soir. Noter que, pour une œuvre majeure comme un Leone ou un Coppola, la consultation de la grille horaire n’était en rien une obligation. Les tikus se passaient le message à l’école et tout le monde savait vite que le jeudi soir était à libérer en priorité, pour s’imprégner d’une œuvre cinématographique majeure qui, elle, ne reviendrait pas de sitôt.

On fera aussi observer qu’il y avait des chaînes et que ces chaînes se faisaient déjà une belle concurrence de couillons et ce, à nos dépends. Si le Canal 10 jouait le Leone, le Canal 2 s’arrangerait pour mettre Funny Face à la même heure, pour contrer ce concurrent sérieux. Un choix obsédant allait alors s’imposer. Le déchirement intérieur n’était pas strictement personnel, du reste. Il devenait bien vite, disons… interpersonnel. Une portion de la maisonnée voulait retrouver Tuco et Blondin dans les affres de la Guerre Civile tandis que l’autre portion préférait partir pour Paris en compagnie de mademoiselle Audrey Hepburn. Des disputes acrimonieuses éclataient, qui laissaient souvent des amertumes durables. Eh oui, c’est qu’il fut un temps où il n’y avait qu’une seule téloche par maisonnée. Il fallait fatalement composer sur ses algarades de programmation. On ne les gagnait pas toutes.

Arrivons-en aux feuilletons. Ceux-ci se construisaient habituellement comme de perfides crescendos visant quasi-exclusivement à vous faire visionner l’épisode de la semaine suivante. Batman et Perdus dans l’espace (Lost in Space) étaient des spécialistes en la matière. Mais, du fond de sa vieille roulotte, le Capitaine Bonhomme ne cédait pas sa place, qui terminait tous ses récits par quelque chose comme le tour suivant: Le capitaine se verra-t-il saisir par les terribles sbires qui le cernent ainsi? C’est ce qu’on saura peut-être demain, mes enfants. Le lendemain, il fallait être bien en place devant son poste pour capter la suite… sinon, on la perdait pour toujours.

Les plus optimistes diront que cela produisit une cohorte qui développa l’habitude d’arriver à l’heure… mais bon, dans quel but? Pour se faire asséner quoi ou pour servir qui? Enfin, que ce subreptice phénomène de masse soit déplorable ou non, il reste que quand nous étions enfants donc, l’intégralité du rythme de vie des futurs hommes et femmes de ma génération (j’ai eu soixante ans en 2018) était tout simplement configuré par l’horaire télé. Nos parents, moins tributaires de ces douloureuses déterminations, rataient assez souvent le coche. Une ballade en voiture s’étirait parfois de cinq ou dix minutes après l’heure fatidique et nous éclations tous en sanglots sonores, sur notre banquette arrière, bien marris de rater le début de la suite des mésaventures du taureau Sancho. Chaque journée prenait la coloration spécifique de l’émission dominante du jour. Ainsi je me souviens que, vers 1968, j’étais un inconditionnel des demi-heures de Supermarionation qui jouaient (en v.f.) au Canal 10, à cinq heure tapant, les jours de semaine. Je me dépêchais de revenir de l’école (j’évitais de traîner au parc ou dans les lambeaux boisés, respirer le bon air, tout ça… pas question, pas question, la barbe!). Chaque journée était marquée au coin d’une émission spécifique du conglomérat Supermarionation. Le lundi, c’était L’escadrille sous-marine (Stingray). Le mardi, Fusée XL5 (Fireball XL5). Le mercredi et le jeudi, la première et la seconde partie de Les sentinelles de l’air (Thunderbirds — un immense succès populaire à l’époque). Le vendredi, c’était Supercar (Supercar). Il ne fallait surtout pas rater ça et c’est d’ailleurs vers cette époque qu’un second téléviseur fit son apparition, dans notre maisonnée. Il était en noir et blanc comme le premier mais il était plus petit et, surtout, il était monté sur un perchoir à roulettes très pratique qui permettait —oh merveille!— de le rouler depuis la chambre de mes parents jusque dans la cuisine. Un téléviseur portatif. Mobile en plus. Je regardais donc mes inexorables épisodes de Supermarionation pendant le souper, directement, en bouffant la tambouille. C’était là la seule façon de me faire me stabiliser à la table du repas vespéral.

Un mot sur les stations. Il y avait, dans le Québec d’alors, le Canal 2 (Radio-Canada — culture musicale et théâtreuse pour les enfants… souvent chiant) et le Canal 10 (Télé Métropole — culture populaire et cabotinage insensé venu directement du vivier des cabarets montréalais… toujours hilarant). Initialement, les chaînes en anglais ne nous intéressaient pas, le Canal 6 (CBC, soit Radio-Canada anglophone) et le Canal 12 (CFCF). Il y avait aussi l’héroïque Canal 7 (CHLT), francophone, qui diffusait depuis Sherbrooke et sur lequel on regardait une émission pour enfants en direct qui s’intitulait Pipe de plâtre. Les autres chaînes, me direz-vous? Les autres chaînes, c’était de la neige. Il n’y avait rien. Ajoutons que les télécommandes n’existaient pas, dans ce temps-là. Pour changer de poste, il fallait se lever et tourner le gros bouton numéroté qui se trouvait sur la façade borgne du téléviseur… et vite, car l’horaire était tyrannique et il n’attendait pas après vous. L’arrivée de la télévision couleur s’accompagna d’un accès à deux chaînes américaines, le Canal 3 (WVNY, à Burlington au Vermont) et le Canal 5 (WPTZ, à Plattsburgh, dans l’état de New York). Ce fut là une petite révolution qui me permit d’enfourcher un nouveau dada horaire qui allait déterminer mes émotions et celles de générations d’enfants à venir. J’ai nommé les dessins animés du samedi matin, aux couleurs vives et couperosés d’annonces de jouets foireux et de céréales ricaines archi-sucrées et merdiques, comme Trix ou Lucky Charms. La séquence de dessins animés du samedi matin sur les chaînes américaines dévorait avidement tout l’avant-midi, sans discontinuer. On en avait les yeux exorbités. Combien de fois ai-je contemplé le soleil radieux du samedi matin depuis la fenêtre qui était le long du téléviseur que je ne quittais pourtant pas. Il était alors parfaitement inutile de consulter l’horaire télé. On se laissait simplement porter par le flot torrentiel des émissions en succession, en jouant pensivement avec les boutons de dosage des couleurs (un bouton pour les couleurs froides, un bouton pour les couleurs chaudes), dont la syntonisation extrême donnait au cartoon hystérique du moment de véritables allures de trip de LSD.

La rigidité et les effets d’urgence des horaires de programmation étaient sciemment exploités par nos parents comme autant de carottes pour les baudets télévisuels que nous étions mécaniquement devenus. J’ai déjà mentionné le téléviseur portatif m’attirant vers mon souper vespéral. On peut aussi mentionner les bains. Le dimanche soir, il fallait se grouiller de prendre notre bain pour ne pas rater la séquence Jinny (I dream of Jeannie), Du feu s’il vous plait, et Des agents très spéciaux (The Man from U.N.C.L.E), en début de soirée. Les mésaventures du major Nelson et de son fidèle sbire Roger Healey sentent pour toujours le savon et les cheveux mouillés, dans mon souvenir.

Non vraiment, quand on y pense avec le recul, la télé rendait con pour son contenu, certes, mais aussi pour l’incroyable danse behaviorale qu’elle imprima profondément dans nos vies d’enfants. Que d’énergie bazardée pour se soumettre à la tyrannie bien révolue de cette organisation abstraite, rigide et fatale du temps. Et ces salopards trichaient en grande, avec ledit temps, en plus. Une émission d’une demi-heure ne durait en fait que vingt minutes car elle était coupée de dix minutes de pubes, ou plus. Un chef-d’œuvre cinématographique se voyait parfois tronçonner des segments et des plans entiers, pour laisser de la place à la pube tout en se maintenant rigoureusement dans l’horaire. Ma génération s’accommodait vaille que vaille de la fatalité des pubes périodiques (c’était entre autres des pauses pipi idéales) mais la génération précédente, plus déterminée par la tranquillité perdue des salles obscures, en souffrait atrocement. Il faut aussi dire que, dans le cas d’un grand film, la durée des pubes augmentait insidieusement à mesure que la trame du film s’avançait. Je n’oublierai jamais votre pauvre arrière-grand-père qui s’était confortablement installé pour mater Les dix commandements  (The Ten Commandments) de Cecil B. DeMille. Les pubes, au début, faisaient cinq minutes aux vingt minutes. Vers la fin du film, elles étaient passées à vingt minutes de pubes pour vingt minutes de film. Le vieux ferma rageusement la téloche, un bon moment avant que le peuple Hébreux ne joigne la terre promise, profondément écœuré qu’il était des annonces de savonnettes et de bagnoles qui lui polluaient son expérience.

Puis, un jour fatidique, un ratoureux méconnu mit, sans le savoir, fin à toute cette absurde tyrannie. Il popularisa une invention assez ancienne: le magnétoscope. Il devenait désormais possible d’enregistrer son émission et de la mater plus tard, en dehors de la grille horaire. Tout doucement, cette pratique se généralisa. Ce fut là le premier facteur de libération. Les gens prirent l’habitude d’écouter leurs émissions quand ça les arrangeait et, de plus en plus, en sautant les pubes. Le pli était pris. Aujourd’hui, on consulte ou compulse un feuilleton ou un film comme on le ferait d’un livre. On absorbe en deux jours et deux nuit un feuilleton HBO ou Netflix qu’on aurait dû autrefois picorer à la petite semaine en trois ou quatre mois, fidèlement et docilement. On regarde désormais son émission favorite sur le site web disponible quand nous sommes nous-même disponibles (pas le contraire). Les pubes intercalaires intempestives ont, à toutes fins pratiques, disparu.

Je ne peux tout simplement pas commencer à expliquer à mes petits-enfants la vengeance morale absolue que les conditions technologiques contemporaines représentent, pour les hommes et les femmes de ma génération, anciens enfants prisonniers sans espoir de la grille horaire télévisuelle. Celle-ci est désormais tordue et déchiquetée, comme une vieille cage foutue et obsolète après l’évasion dans la nature de toutes les bêtes fofolles qu’elle cernait autrefois cruellement. Espérons que ces dernières bébêtes en profiteront pour aller jouer dehors un peu, notamment le samedi matin, réservant les visionnements, désormais bien tempérés, d’émissions, nunuches ou non, pour les jours de pluie, de neige et de grêle.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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GOSSIP GIRL: quand la bourgeoisie élitaire décadente s’incarne en «pauvre petite fille riche»

Posted by Ysengrimus sur 15 novembre 2015

Serena van der Woodsen (jouée par Blake Lively), la «pauvre petite fille riche» du feuilleton GOSSIP GIRL

Serena van der Woodsen (jouée par Blake Lively), la «pauvre petite fille riche» du feuilleton GOSSIP GIRL

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Et elle était où exactement?
Vous ne savez pas qui je suis?
C’est là un secret que je ne révèlerai jamais.
Mais vous savez que vous m’aimez.
Croix, cercle, croix, cercle,
La Potineuse…
(Apocryphe)

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Le feuilleton américain Gossip Girl (2007-2012 — six saisons, cent-vingt-et-un épisodes de quarante minutes, basés sur la série de romans éponymes de Cecily von Ziegesar) est un de ces nombreux récits fleuves mettant en vedette la ci-devant élite du Upper East Side de New York. Construit sciemment sur le modèle des comédies de Feydeau et de Marivaux (il y a même des intronisations dans le monde, des confesseurs félons et des bals masqué, je n’invente pas ça), l’opus nous donne à suivre les aventures mondaines de Blair Waldorf (jouée par Leighton Meester— ce sera ici l’équivalente de la Marquise de Merteuil de Laclos) et de Serena van der Woodsen (jouée par Blake Lively —notre photo— ce sera ici l’équivalente de la Justine de Sade). Réglons d’abord le cas de La Potineuse (Gossip Girl) elle-même. Ladite potineuse, ce n’est aucune des protagonistes car en fait, Gossip Girl, c’est un site web qui étale les scandales et les potins de l’élite de Manhattan. Une sorte de Perez Hilton mais moins hollywoodien que mondain, élitaire, socialite. La mystérieuse potineuse en question est très personnalisée dans les premières saisons (quand tous nos protagonistes sont encore des étudiants et des étudiantes de high school en la très gratinesque École Secondaire Constance Billard de New York). On recherche ouvertement cette rapporteuse cyber-anonyme de ragots fielleux, on voudrait la capturer pour lui faire cesser ses activités. Au fil des saisons, à mesure que nos protagonistes entrent dans le monde, on apprend à vivre avec La Potineuse dans le paysage mondain. Gossip Girl devient alors un site plus abstrait, desservi par un réseau secret et feutré de petites espionnes photographes. Ce site de potins mondains poste régulièrement des blasts (qui carillonnent alors sur tous les téléphones portables de la coterie de cette génération) et c’est un dispositif médiatique méthodique d’étalage de scandales dont on apprendra éventuellement qu’il s’alimente, de fait, d’envois courriels d’à peu près tous les membres de ce cercle fermé eux-mêmes, tels qu’en eux-mêmes. Gossip Girl, la potineuse, c’est donc ni plus ni moins que la cyber-voix du réseau social enveloppant, ceinturant, cernant et engluant ce groupe spécifique. La réflexion sur l’évolution des sites et blogues de type potin mondain (et par effet de rebond sur tout le cyber-journalisme en général) pendant la période de bloggo-consolidation (2006-2012) ne manque vraiment pas de piquant dans cet opus.

Mais ce sont Blair Waldorf (notre Marquise de Merteuil de Laclos) et surtout Serena van der Woodsen (notre Justine de Sade) qui vont nous livrer la clef symbolique de tout cet exercice. Elles incarnent la facette de (vraie) hussarde active et la facette de (fausse) victime passive de la haute bourgeoisie new-yorkaise décadente. Fille d’une dessinatrice de mode en vogue et d’un père homosexuel (les parents sont divorcés), Blair Waldorf tyrannise son entourage de soubrettes apeurées et établit avec sa gouvernante, nourrice et bonne attitrée, la diligente Dorota Kishlovsky (campée par Zuzanna Szadkowski) un rapport de domination-dépendance entre maîtresse et servante digne de Dom Juan et de Sganarelle. Blair est le cerveau incontesté des grandes embrouilles et des combines de haute volée et son sens instinctif et naturel de la manipulation d’intrigue fait qu’on en vient comme obligatoirement à se tourner vers elle quand il y a un imbroglio à désenchevêtrer. Son amour passionnel pour Chuck Bass (incarné suavement par Ed Westwick), le fils frondeur d’un milliardaire parvenu lui-même mal intégré dans ce dispositif social de vieilles familles, évolue en dents de scies. Elle finit par le saquer pour rien de moins que Louis Grimaldi, Prince de Monaco (joué par Hugo Becker) dont elle espère devenir la Grace Kelly. Le bouillant Chuck Bass ne l’entendra pas de cette oreille. Je ne vous en dis pas plus… La tonitruante Blair Waldorf c’est le pouvoir rupin ouvert, assumé, directorial, sereinement cruel, que seule sa vie privée émeut vraiment, et qui considère Manhattan et Brooklyn comme déterminés par les caractéristiques fatalement naturelles, «darwiniennes» d’une ruche dont elle ne peut être, elle-même, autre chose que la reine-abeille. Blair Waldorf c’est la bourgeoisie franche, frontale, abrupte, solaire qui tient brutalement ses privilèges en une main de fer, méprise solidement la populace et soutient activement et sans complexe l’ordre établi qui l’avantage. Or Blair est le second personnage principal de Gossip Girl.

Si le second personnage est solaire, c’est que le premier, lui, est crépusculaire. Le premier personnage et cœur thématique de cette belle aventure à bien illusoirement installer les téléspectateurs de classe moyenne dans les paysages new-yorkais somptuaires servant de cadre de vie à ceux qui les oppriment (ces paysages sont d’ailleurs filmés par un contracteur cinématographique distinct de la production du feuilleton même), c’est Serena van der Woodsen (notre Justine de Sade). Fille d’un aigrefin de vieille souche hollando-new-yorkaise, lui-même père absent dont on ne sait pas trop d’où il tient sa fortune, et d’une mère envahissante ancienne ballerine multi-divorcée roulant sur l’or et la regardant de haut, Serena est campée, tant dans son jeu onctueux, mignard et low-key que de par le script même, comme la sempiternelle victime des circonstances. C’est la pauvre petite fille riche, centre d’attention perpétuellement involontaire, qui marche la tête baissée, dans ses magnifiques robes griffées. Amoureuse de Dan Humphrey (joué par Penn Badgley), jeune plumitif tourmenté vivant à Brooklyn (hors de l’île dorée donc) et s’emberlificotant, lui, constamment dans des histoire de filles, Serena est victime, en cet amour non assumé, d’une fondamentale différence de classe qu’elle subit comme une fatalité (d’autant plus cuisante que sa propre mère, remariée justement au père de Dan, ne fait pas de complexes pour, elle, la sauter, la barrière de classe). Notre «pauvre» Serena, configurée pour être le principal objet d’amour et d’auto-identification du feuilleton, est aussi la cible constante de tout un chapelet de personnages populaciers louches, de parasites cherchant à parasiter les parasites, dont les moindres ne sont pas son ex-copine toxicomane Georgina Sparks (campée par Michelle Trachtenberg) et/ou sa fausse cousine de souche maternelle Charlotte « Charlie » Rhodes (de son vrai nom Ivy Dickens, jouée par Kaylee DeFer). Tous ces arnaqueurs et ces faux-jetons (dont le maître incontesté est justement son papa, William van der Woodsen, joué par William Baldwin) opèrent occultement, dans une ambiance de perpétuelle panique de classe digne des envolées les plus explicites du très réac My Fair Lady. Ils complotent constamment pour nuire à notre pauvre Serena, lui noircir sa réputation, ou lui faire les poches. Par-dessus le marché, elle subit plus que quiconque les bobards de Gossip Girl qui lui font une anti-image de marque terrible, notamment en référence à un passé fort frivole, fort arrosé et fort salace dont elle n’est pas vraiment responsable vu qu’elle était si jeune. Serena couillonne constamment les autres, surtout ses bons amis, et c’est toujours malgré elle et contre le grée de sa langoureuse et lancinante innocence. Elle se retrouve modèle dans un défilé où Blair devait figurer, lui fait rater son inscription à Yale, torpille la conversion cinématographique du roman de Dan, lui fout la merde dans sa vie amoureuse, et je vous passe l’énumération, ce serait tout redire. Et de s’expliquer, et de se dédouaner, et de se réconcilier avec ceux qu’on emmerde, et de déplorer l’implacable fatalité, et de recommencer de plus belle… Le personnage de Serena van der Woodsen est conçu dans son principe pour commettre un ensemble quasi-infini de bourdes, sentimentales, professionnelles et autres, qui ne sont jamais de sa faute (comprenons-nous bien, son innocence n’est pas dans sa croyance ou sa compréhension d’elle même. Elle est dans le script, qui, lui, est un très adroit instrument de dédouanement). Comme Justine (dont les malheurs de la vertu font ici pudiquement école), Serena dérive de catastrophe en catastrophe mais est toujours fraîche, jolie, élégante, droite, souriante et sereine. Elle incarne la fausse sagesse de la grande bourgeoisie mélancolique, que personne ne comprend, et dont les actions biscornues et mal avisées ne sont jamais qu’un regrettable malentendu frappant, comme fatalement, l’éternelle victime innocente des circonstances, cependant toujours avantagée, toujours pleine aux as, toujours it girl, toujours au dessus du lot de la recette, comme le plus pur des gratins d’une société foutue d’être si ultra-gratinée.

Blair Waldorf ne transige pas. Elle domine et méprise sans tergiverser. Elle aime autant les princes pincés que les parvenus arrogants. Elle ne fait pas de complexe face à une condition de facto nobiliaire qui, à son sens, lui revient de droit naturel. Elle ne ment qu’aux autres. Seule sa servante, auprès de laquelle elle retrouve toute sa férocité enfantine, connaît ses vrais secrets. Serena van der Woodsen louvoie, compose, veut faire des études, cherche du boulot, aime secrètement un homme du commun, aspire à «sortir de sa condition» (interdit de rire). Elle se ment à elle-même. Tous les lecteurs et les lectrices de Gossip Girl connaissant ses (faux) secrets. Second rôle: la haute bourgeoisie inflexible qui jouit et se moque bien de l’opinion qu’on a d’elle. Premier rôle: la haute bourgeoisie conciliante et onctueusement démagogue qui voudrait tant qu’on la comprenne et qu’on découvre qu’elle n’aspire qu’au Souverain Bien et au Consensus, sans plus. Conclueurs flagornés devant vos postes, concluez.

Serena van der Woodsen, cette pauvre petite fille riche, personnifie en fait le message central du feuilleton Gossip Girl (2007-2012). On nous dit franco, sans rougir ni désemparer, que ces rupins gras-durs sont en fait de pauvres mécompris, victimes de la ballotante conjoncture, de la dure roue de la vie et des méchants des basses classes qui les jalousent. Le message est tellement explicite, frontal et candide qu’il en devient involontairement critique. Ce discours apologue finit par engendrer, comme ouvertement, sa propre pulsion autodestructrice. Oui, pauvre petite fille riche, profite bien de tes si désavantageux avantages pendant qu’il est encore temps. Cueille dès aujourd’hui les roses de la vie individuelle et sociale. Un vaste spectacle de comédie humaine, surtout quand il est vraiment bon et évocateur (et c’est le cas ici, pas de doute), n’est jamais complètement en contrôle du tout de son dispositif connotatif. Et ce n’est pas pour rien que l’allégorie ici fait apparaître le Upper East Side de New York comme une cours circonscrite et cernée de grands aristocrates aux abois. Ai-je dis Feydeau et Marivaux? Ai-je mentionné Laclos et Sade? Suis-je allé jusqu’à faire allusion à Molière? Qui sait, quelque part, c’est peut-être en fait bien plus de Beaumarchais qu’il s’agit ici…

Stephanie Savage et Josh Schwartz, Gossip Girl, feuilleton télévisé américain (basé sur la série de romans de Cecily von Ziegesar) avec Blake Lively, Leighton Meester, Penn Badgley, Ed Westwick, Zuzanna Szadkowski, Chace Crawford, 121 épisodes de quarante minutes, diffusés initialement en 2007-2012 sur CW Television Network (six coffrets DVD)

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Désormais, James Gandolfini EST Tony Soprano

Posted by Ysengrimus sur 19 juin 2014

Cast of the Sopranos

Il y a un an, le jour de mon anniversaire, l’acteur italo-américain James Gandolfini (1961-2013) mourrait subitement à l’âge encore fort tendre de cinquante-et-un an. Il EST donc désormais, et ce, pour toujours, Tony Soprano. Tony Soprano, c’est un caporegime de la petite pègre italo-américaine du New Jersey. Une manière de caïd provincial, ni plus ni moins. Marié, une fille, un fils, la fin de la quarantaine, un peu d’embonpoints, des idées carrées et une grande maison confortable. Sa profession officielle, qui concerne les détritus et le recyclage (il est aussi propriétaire d’un club de danseuses érotiques, le BadaBing), sert de couverture à toutes sortes d’activités interlopes: escamotage non-sécuritaire de déchets dangereux, syndicalisme pégreux de chantiers de construction, recel et trafic de marchandises volées, shylocking (prêt usuraire avec extorsion), jeu illégal, trafic de drogue, trafic d’influence, meurtre à gage. Tony Soprano est une figure du petit crime organisé de Nouvelle Hollande. Il est aussi une sorte de personnalité locale. Il contrôle son petit empire, fait rapport à ses collègues new-yorkais (dont on ne sait pas trop s’ils sont ses supérieurs ou pas), garde la paix armée des gangs sous un prudent contrôle et s’efforce de former son neveu dans le dur métier de malfrat et d’éduquer ses enfants dans le cadre minimal de respectabilité d’une personne qui cache des armes et de copieuses liasses d’argent liquide dans son grenier, ses placards et la remise de son jardin.

Quand l’histoire débute, Tony Soprano (James Gandolfini) subit une perte subite de conscience et s’effondre sur le plancher de son salon. Son médecin de famille lui fait un examen médical complet et exhaustif mais ne lui trouve rien de physique. Il lui recommande alors une psychothérapeute, la Docteure Jennifer Melfi (Lorraine Bracco). Tony Soprano est d’abord profondément réfractaire à l’idée de s’impliquer dans ce qu’il considère comme ne présentant aucun intérêt et, pour tout dire, comme étant une insulte personnelle plus que quoi que ce soit d’autre (la question de sa propre santé mentale lui suscite tous les préjugés classiques dont il est largement tributaire), mais deux ou trois autres épisodes de perte de conscience le décident finalement à entrer en thérapie. Cette thérapie du caïd  (The Sopranos pourrait avoir pour sous-titre: La Thérapie du Caïd) va durer sept ans et va servir de structure narrative armaturant l’intégralité de cet extraordinaire feuilleton.

C’est que soudain le tout du monde de ce personnage bourru et inexorablement attachant va se trouver découvert ou redécouvert dans l’angle de la thérapie et de l’ouverture à nos vulnérabilités qu’elle entraîne. On rencontrera sa mère tyrannique, son épouse passionnée et intransigeante, sa sœur abrupte et égoïste, ses maîtresses névrosées et suicidaires, ses circonspects complices, ses sbires obséquieux, son oncle acariâtre qui est, lui, très officiellement, son boss mafieux mais dont il ignore ostentatoirement les moindre commandements, ses employés, ses enfants, le souvenir de son père absent. Toute la fresque du vague à l’âme de l’Amérique fin de siècle va se déployer sous nos yeux, comme sous ceux exorbités de la Docteure Melfi, à qui rien ne sera épargné. La description de la souffrance, du fond miteux et borné de cette nouvelle Comédie Humaine s’enrichiront d’un humour satirique et caustique et d’une superbe richesse d’écriture pour produire une peinture de moeurs époustouflante, considérée comme rien de moins que le feuilleton télévisé le plus achevé de tous les temps. Au fil des saisons, Tony Soprano s’enfonce dans la dépression. Sa thérapeute, qu’il draguera sans succès, qu’il engueulera, qu’il bousculera, qu’il suppliera de le reprendre en thérapie après ses défilades et ses explosions de rage, l’accompagne patiemment dans cette descente aux enfers. Les fins de saisons sont habituellement provoquées par une rupture rageuse entre le patient et sa psychiatre. Au début de la saison suivante, le lien thérapeutique se renoue et la folie névrotique reprend dans toute sa splendeur sa route cahoteuse vers le fond.

Un autre étau se resserre sur Tony Soprano: celui du FBI. Sa maison est sur écoute, ses plus fidèles sbires le trahissent, il doit faire descendre l’épouse de son neveu, devenue indic de police. Son collègue-ou-patron-en-tout-cas-contact new-yorkais est emprisonné. En même temps, sa notoriété de chef de pègre fait de lui une grosse bête curieuse, une bizarrerie ethnologique, une sorte de fier-à-bras du village. Ses voisins se vantent ouvertement d’avoir joué au golf avec lui, ses maîtresses se glorifient intérieurement de l’avoir vu à l’action au lit. Les notables locaux profitent de ses activités douteuses, en tirent avantage, en bénéficient mais au fond se gaussent de lui comme on rit d’une sorte d’archaïsme coloré que l’on tolère par mansuétude nostalgique. Ses enfants grandissent et le méprisent de plus en plus copieusement, complétant dans l’amertume et la douleur la peinture tendre et désespérée du lancinant tableau.

Une fresque incroyablement vivante, riche en allusions subtiles et cocasses (notamment aux grands classiques du cinéma pégreux, The Godfather et Goodfellas, traités avec une tendresse tangible et une mordante ironie), superbement documentée, précise et adéquate jusque dans les moindres détails. Qu’on y aborde la panique de se perdre en forêt, les relations entre Sartre et Heidegger, le baseball, le riche et complexe art culinaire italo-américain, les arcanes du shylocking, la mécanique auto, les théories de l’évolution, le terrorisme, la déréliction, la construction domiciliaire, les drogues récréatives ou thérapeutiques et leurs effets, tout est exact, tout est documenté, tout est précis. Racisme, traditionalisme étroit, préjugés, ignorance crasse se manifestant sous la forme de circonlocutions verbales intraduisibles et de traits de philosophie populaire à gros grains, mais aussi génie, astuce, rouerie, subtilité, art, méthode, The Sopranos nous présente la jubilation langoureuse et la souffrance aiguë d’un monde en décadence qui est tellement le nôtre qu’il reste avec nous longtemps après la fin, abrupte et biscornue, de ce flamboyant spectacle.

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David Chase, The Sopranos, avec James Gandolfini, Lorraine Bracco, Edie Falco, Michael Imperioli, Dominic Chianese, Steven Van Zandt, Tony Sirico, 86 épisodes d’une heure, diffusé initialement en 1999-2007 sur HBO (six coffrets DVD).

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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