L’écrivain Denis Morin est à installer le genre, original et exploratoire, de la poésie biographique. En découvrant le présent ouvrage de poésie, portant sur Édith Piaf, on prend d’abord la mesure de l’art poétique, en soi, de Denis Morin. Le texte est court, lapidaire quoique très senti. La sensibilité artistique s’ouvrant vers les arts de la scène s’y manifeste d’une façon particulièrement tangible.
Le spectacle
Édith, chaque soir de spectacle
Se produit un petit miracle
Tu entres dans ta loge
Tu souris à ton impresario
Contre ta secrétaire, tu tempêtes
Tu te maquilles
Tu enfiles ta petite robe noire
Comme tenue de scène obligatoire
Pour mieux incarner la tragédie
Avec tes mains qui implorent et déchirent le ciel
Avec ta voix immense à en faire trembler les vitraux
De Notre-Dame, Padam, padam.
(p. 23)
On entre tout doucement dans ce monde et la poésie biographique se met délicatement en place. Parfois elle agit en regardant Édith Piaf du dedans, parfois c’est en la mirant du dehors. Et on aborde alors le monde cruel et douloureux du spectacle. Il est entendu que c’est là un grand espace d’intensité passionnelle et ce, même quand cela est dur, ardu, drainant.
Un soir de gala
Éclats de verre
Fragments d’hier
Amants, vieilles histoires
Oublier un scélérat
Ou un compositeur ingrat
Retrait de ses chansons du répertoire
Mise à l’ombre, mise en échec
Boire
Gommer un temps leur mémoire
Pour retrouver certains d’entre eux
Un soir de gala
Feindre d’être à son mieux
(p. 27)
Tout se dérègle en méthode car, chez Édith Piaf, la java et le travail fusionnent souvent. Fondamentalement, ils ne font qu’un. Solidement individualisée, l’artiste se définit à tous moments à travers les conflits passionnels qu’elle dégage avec ses différents collaborateurs. Mais dans la tempête desdits conflits, se manifestent aussi, sans partage, des rencontres sublimes… et pas seulement, comme on l’a dit si souvent, avec des hommes (des amants, des serins, des quasi-gigolos, des pupilles). La sororité, dans le torrent du travail, a aussi fait partie intégrante de l’univers d’Édith Piaf.
Le Ciel m’a envoyé cette femme patiente
Amusante
Amie charmante
Elle aurait été une brillante concertiste
Son jeu était apprécié par Camille Saint-Saëns
Marguerite la pianiste
Elle, grande et mince et blonde
Moi, petite et délicate
Elle habitait après la guerre boulevard Raspail
Bien loin, derrière moi, les canailles
J’écrivais des textes
Elle m’arrivait avec ses compositions
Toujours dans la bonne intention
Le bon contexte
Nous formions le premier tandem féminin
En chanson française
Puis pour un beau garçon
Un compositeur
Marguerite a cédé son banc de pianiste
Qui ne regrette rien?
(p. 16)
Comme des détails biographiques très riches sont intériorisés dans la succession des plans poétiques, on en vient à toucher le nerf des comportements sociaux d’Édith Piaf. C’est encore la connexion entre java et travail qui est en cause. On en vient graduellement à découvrir qu’il n’y pas là exclusivement fusion mais aussi radicale fission. Les deux comportements se démarquent, se séparent, se déchirent, se nient presque. On découvre quelque chose comme ce qui opposerait une cigale et une fourmi.
Mi cigale mi fourmi
Je me décris à la fois
Cigale et fourmi
Fourmi sur une scène et en répétition
Et cigale la nuit entourée d’amis
Gare à ceux qui font faux bond
On est mieux avec moi
Qu’à la cour des rois
On mange, on boit, surtout on rit
Je mêle le travail et le plaisir
Je nourris mon art par le désir.
(p. 28)
Voilà ce qui est, aussi perturbant que cela puisse paraître. D’ailleurs, il serait difficile de toucher la question des différentes facettes de la vie d’Édith Piaf sans toucher, justement, la question de ses conditions psychologiques. L’intense artiste (morte à 47 ans) souffre de tous les déchirements intérieurs imaginables. Pour tout dire comme il faut le dire, elle galère.
Ma galère
Je me sens parfois
Comme une garce
Qui se mire trop souvent dans la glace
Qui impose sa galère
Aux personnes qui la supportent,
Qui la tolèrent
Des fois, je me dis que c’est à cause
Des méchants comme moi
Qu’il y a la guerre…
Me viennent à l’esprit
Ces réflexions naïves
Je me sens parfois
À la dérive
Comme les volutes d’une clope se heurtant sur la glace.
(p. 11)
Douleur simple, écrue, nue, directe, cuisante. Culpabilisation presque enfantine aussi. Il faut dire que ses origines modestes la déterminent profondément. Re-nommée la Môme Piaf (par imitation d’une autre chanteuse de rue à la mode, du temps, la Môme Moineau), elle gardera toujours, intimement chevillée à sa faconde, la stigmate glorieuse et gouailleuse de son vieux fond vernaculaire.
Une enfant de la balle
Être une enfant de la balle
Fille d’un osseux contorsionniste
Et d’une chanteuse de rue à la destinée si triste
On est bien loin des rivages en images,
De la belle écriture en fions et en jambages
Oubliez Deauville ou la Ligurie
Le ciel parisien était vraiment gris souris
Et la suie tachait les mains pour de vrai
Et la pluie était froide et sale
Hiver comme été, fallait chanter
Puis tendre un béret
Pour acheter les bons pains frais
Et craquants à se mettre sous la dent
De monsieur le boulanger du coin
Il me faisait parfois la charité d’une brioche
J’attendrissais déjà les cœurs avec ma tête de mioche
Je faisais et je ferai la boîte à musique si souvent…
(p. 5)
De la belle écriture en fions et en jambages, Édith Piaf s’en fera soumettre toute sa vie, par toutes sortes de paroliers surdoués, les premiers de France. Elle s’y adonnera elle-même, à la belle écriture. Un choc intellectuel entre la penseuse modeste et l’interprète sophistiquée va fatalement s’installer. On touche l’ensemble des aspirations qui configurent sa vision du monde. Le fond de l’affaire est finalement assez radical et assez simple: Édith Piaf veut comprendre…
Comprendre
Je veux comprendre le sens des choses,
La vie, la mort, l’amour
Et le pourquoi du parfum des roses…
Je me sais lucide
Parfois drôle
Tantôt acide
Comme si je me promenais entre deux pôles
Je déforme la réalité
Pour me rendre plus supportables les vanités
La beauté du regard et le talent
Ne sont que peu de choses
Si l’on ne sait pas croire en l’Amour.
(p. 39)
Déterminée philosophiquement autant qu’artistiquement, autodidacte en lutte constante avec son héritage intellectuel en crise, Édith Piaf pense et agit. Mais la problématique objective de l’être va vite s’incliner devant la problématique intersubjective de l’amour (toujours l’amour). Que ce soit dans ses interactions professionnelles, dans son rapport au monde, dans ses transes passionnelles avec le public. Édith Piaf, se doit d’aimer pour vivre. Aimer et être aimée. Tout ce qui est vrai et tout ce qui est faux se problématise dans l’amour.
Le vrai du faux
On me dit souvent irascible
Tantôt susceptible
Qui osera me contredire?
Je régente tout
De la levée du rideau au répertoire
Impossible
Depuis le berceau
Avec ce besoin irrésistible
De plaire
Et d’être aimée
Je me connais
J’aime ou je déteste
Je mens ou si peu
J’omets les moments trop laids
Je cultive dès à présent ma gloire
Pensera-t-on à moi beaucoup ou trop peu?
(p. 31)
Il faut dire que la question est ici fort adéquatement posée. Pensera-t-on à moi beaucoup ou trop peu? Car le fait est que plus de cinquante-cinq ans après sa mort (survenue en 1963), on pense à Édith Piaf. On y pense intensément, sans concession. Elle nous obsède, nous hante et ce, tant de par sa voix que de par ce qu’elle dit. Et Denis Morin —qui y pense aussi— l’a admirablement saisie, cette obsession d’Édith Piaf qui reste si fermement installée en nous. Le recueil est composé de trente-six poèmes (pp 3-40). Il se complète d’une chronologie détaillée de la vie d’Édith Piaf. (pp 45-55) et d’une liste de références (p. 57). On y retrouve aussi trois photos d’Édith Piaf, dont une photo d’enfance (pp 41-43). À lire, à faire tourner la tête.
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Extrait des fiches descriptives des cyber-libraires:
Édith Piaf (1915-1963), figure de proue de la culture française, connut tout autant la misère que la gloire. Sa voix résonne encore en nous. L’auteur s’est penché sur la vie de la Môme qui ne regrettait rien ou si peu.
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Denis Morin, Piaf, toujours l’amour — Poésie, Éditions Edilivre, 2017, 57 p.
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BARBARA, ÉBÈNE ET IVOIRE (Denis Morin)
Posted by Ysengrimus sur 7 avril 2023
L’écrivain Denis Morin est à installer le genre, original et exploratoire, de la poésie biographique. Mais cet auteur est aussi, de plain pied, un poète, un poète précis et fluide dont l’inspiration se déploie au sein d’une œuvre pleinement articulée et autonome. En découvrant le présent ouvrage, on prend justement surtout la mesure de l’art poétique, en soi, de Denis Morin. Le texte est court, lapidaire quoique très senti. La sensibilité artistique s’ouvrant vers les arts textuels s’y manifeste d’une façon particulièrement tangible.
Il y a, chez notre poète, une ouverture très finement construite dans la direction de la poésie concrète, elle-même cette solution moderniste gérant la rencontre de la quotidienneté la plus légère et des émotions les plus denses. On a devant soi ici, avant tout, un petit recueil de poèmes. L’aventure biographique de Denis Morin marque ici une sorte de pause. Barbara (1930-1997) va moins être décrite ou desservie comme personnalité dont on relate la vie qu’investie comme muse. On évoque la bête de scène certes, mais on le fait avant tout dans ce qui procède en elle de l’envolée universelle.
Ici, on ne parle pas de Barbara, on écrit sur Barbara. C’est très différent. La Barbara boisseau de symboles est plus profondément investie ici, par le poète, que la Barbara personne ou citoyenne. C’est bien plus de la Barbara qui est en nous qu’il s’agit ici. C’est que —cette poésie nous le donne à découvrir— on a tous un concert de Barbara qui nous sonne solennellement dans la tête. Oh, assurément, on va, tout naturellement, chercher les traits de caractère de la grande chanteuse. La personnalité psychologique. Mais, encore une fois, parle-t-on de la citoyenne Barbara ou de tout ce que la culture française a pu produire de femmes en lutte pour s’agripper au tout puissant et tumultueux radeau des planches?
Cette fleur ancienne est à la fois ordinaire et extraordinaire. Un peu comestible, un peu indigeste, un peu spectaculaire, un peu commune. Fleur atavique, fleur flamboyante, fleur pudique. On métaphorise ici sur Barbara, en concrétude et en poéticité. Bon, ceci dit et bien dit, attention, ne nous y trompons pas, pour autant. Option fondamentale de genre oblige, on nous le livre bel et bien, le bon résumé biographique. Fulgurant, il se donne mais ce que je vous dis c’est que, de se donner ainsi, il dicte surtout la texture motrice de la poésie.
Ces segments biographiques sont retenus et résonnent, comme autant de lamelles, de par leur portée socio-historiquement généralisable. Barbara incarne l’insidieuse et solide libération d’époque des femmes par rapport à un conjoint convenu, bien intentionné mais involontairement patriarcal. Et, de fait, le problème du père fait éventuellement son apparition, lancinant. Denis Morin reste alors très discret, pudique. Il ne fait dire à son texte que le dicible. Ça hurlerait, si tout était dit. Ici, ça se contente de juste un peu grincer.
À son père, elle a aussi inventé toutes sortes de justifications souterraines et de pardons secrets, qui ont fini par se craqueler au fil des années. C’est que, comme un peu nous tous, Barbara, c’est la faillite du père. Et la faillite du père, c’est la faillite d’un temps. Un temps où, entre autres, la chaîne stéréo de cette maisonnée du siècle dernier, bien c’était un piano (ici —incidemment— loué par le père). Et Barbara est pianiste. Elle est devenu touche-clavier sur ce fameux piano loué (puis escamoté, par le père). C’est une pianiste instinctive, autodidacte, vernaculaire. Ébène et ivoire, allez-y voir. C’est, dans tous les sens du terme, une pianiste de la main gauche.
Un crapaud c’est un piano. Ébène et ivoire, voire! On ne peut pas imaginer plus intrigante rencontre entre hideur et majesté que la rencontre récurrente et secrète entre Barbara et son crapaud. Et la pianiste ne fait que plunker et dégoiser, dans ses tous débuts de petites salles enfumées. Rien, absolument rien, ne la voue à l’immensité artistique qui l’attend. Elle végète plus qu’autres choses. Elle s’esquive, elle est en queue de peloton, C’est ainsi, depuis qu’elle est tout petite, toute écolière. Et ce sont, dans l’œuf, à la source, ses faillites académiques qui dicteront son éclosion dans l’art.
Et la voici qui rejaillit derechef, cette lancinante problématique de l’eau et l’huile du profil académique et du profil artistique. Je ne suis pas scolaire. Artiste, j’erre. À mes rêves, je n’ai jamais renoncé. La devise de tous les enragés, mêmes les plus tranquilles et discrets. Nous y voici donc, devant ce qui sera. Pianiste instinctive, cancre devenue artiste. Elle ne l’est pas, académique. Elle ne l’est pas, institutionnelle. Elle n’est pas écrivassière, non plus. Toute cette paperasse lui échappe. Elle le sent car elle se sent.
Elle n’est pas technique, elle n’est pas savante, elle n’est pas livresque, elle n’est pas convenue. Le bruit des partitions lui fait gricher les oreilles. Mais c’est une obsédée, une hyper-organisée. De ne pas être intellectuelle elle investira puissamment la concrétude, jusqu’au pinaillage. Tout se configurera dans le monde qui bruisse et frémit et c’est dans les replis intimes de sa matérialité scénique qu’enfin elle existera.
Concrétude, le monde pratique de Barbara s’imposera. Et, inspiré par ce langoureux tourment ès praxis, Denis Morin suivra. Poète se coulant dans la ruelle urbaine esquissée et dessinée pas sa grande muse efflanquée et râleuse. Denis Morin nous refera, à sa façon, Prévert et sa Barbara, autre muse fameuse et inoubliable. Et les lecteurs et lectrices aussi suivront. Le recueil Barbara, ébène et ivoire est composé de quarante-cinq poèmes (pp 3-47). Il se complète d’une courte liste de références (p. 49). Il s’agit là d’une magnifique petite aventure poétique.
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Extrait des fiches descriptives des cyber-libraires:
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Denis Morin, Barbara, ébène et ivoire — Poésie, Éditions Edilivre, 2015, 49 p.
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