Le Carnet d'Ysengrimus

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Chialons en chœur contre les vieilles statues commémoratives iniques: le MONUMENT AUX HÉROS DE LA GUERRE DES BOERS (1907), à Montréal

Posted by Ysengrimus sur 7 septembre 2018

Au temps des Guerres des Boers
On tue des gens qu’on connaît pas
À quoi ça sert?

Gilles Vigneault

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Il y a donc dans l’air du temps cette tendance à chialer en chœur contre les vieilles statues commémoratives iniques. Je suis plutôt pour et je trouve particulièrement piquant de bien mettre en relief toutes les saloperies solennelles de fierté de merde qui trainassent encore un peu partout dans notre belle culture urbaine continentale. Bon, je ne ferais pas du dégommage des vieilles statues commémorant des iniquités révolues le but central de ma vie mais, quand même, il n’est pas inutile de s’aviser du fait que les ricains n’ont en rien le monopole de la niaiserie monumentale urbaine et que, sur ce point, le Canada ne laisse pas sa place, lui non plus.

Le John A. Macdonald montréalais du Carré Dorchester ayant reçu ce qu’il méritait en novembre 2017 ainsi qu’en août 2018, je jetterai plutôt le dévolu de mon chialage méthodique et crispé sur le MONUMENT AUX HÉROS DE LA GUERRE DES BOERS (1907) se trouvant à Montréal, lui aussi au Carré Dorchester. J’ironise partiellement ici, mais pas que. Il s’agit surtout de montrer, d’un seul mouvement, l’importance de l’autocritique ainsi que celle de l’autocritique de l’autocritique. On rappellera, pour la bonne bouche philosophique, que ce qu’on perçoit n’est pas trivialement ce qu’on perçoit mais autre chose se donnant obligatoirement à la recherche. Mon chialage ici va donc se formuler en neuf points. Tous en chœur.

  • Un monument de guerre. D’abord, au sens le plus fondamental du terme, ceci est un monument faisant, au premier degré et sans distanciation, l’apologie de la guerre. Ce n’est pas un monument sur l’agriculture, les spectacles hippiques ou l’équitation mais bien sur la guerre. La guerre, ce crime putride absolu, est présentée ici comme une réalité saine, valorisée et valorisante, méritoire, exaltante, presque joviale. Le traitement est laudatif, enthousiaste, hyperbolique. Il faut aller à la guerre. C’est une chose bien, appréciable, salutaire. On comparera, pour exemple, ce zinzin proto-fleur-au-fusil de 1907, avec l’installation monumentale du Mémorial canadien de la crête de Vimy (France) qui elle, date de 1936, et a au moins la décence minimale de dénoncer ouvertement les conséquences de l’absurdité guerrière. Les pleurs de la veuve canadienne de Vimy ne peuvent aucunement, eux, être perçus comme de l’apologie belliciste.
  • La Guerre des Boers fut une guerre impériale. Arrêtons nous maintenant à cette Guerre des Boers elle-même. En gros, il n’y a pas de mystère. Les colonialistes britanniques en Afrique du Sud disent aux autres colonialistes du coin: poussez-vous de là qu’on s’y mette. Il s’agissait strictement, pour eux, de prendre le contrôle des ressources naturelles, notamment minières, de ce territoire immense et riche, dans le cadre du dispositif impérial victorien qui culminait alors et commençait à se fissurer ostensiblement au zénith, comme un pétard de fête. Les priorités de ce conflit, court mais violent, furent strictement impériales. Chercher à en dégager la moindre dimension éthique ou humanitaire est un mensonge frontal. C’est du brigandage de barbouzes pur et simple. Une succession de crimes (meurtres, déplacement de populations, occupations et rapines), point.
  • Les Britanniques et les Boers étaient des colonialistes. Pour en rajouter une couche flibustière bien sentie, il ne faut pas chercher les petits saints, dans ce conflit. C’était clairement la guerre de la peste contre le choléra. Les Britanniques étaient les Britanniques, on les connaît bien. Le soleil ne se couche jamais sur leur ossuaire historique. Quant aux Boers, c’étaient des agriculteurs et des propriétaires terriens de souche néerlandaise, aussi rigides et fachos que leurs ennemis. Deux puissances coloniales en venaient aux mains sur le dos des populations locales africaines qui, elles, ne pouvaient que faire soldatesque de premières lignes dans les conflits de leurs deux occupants blancs, brutaux, et coloniaux (soldatesque ou pas, en fait — on évitait souvent de mettre des flingues dans les mains des Africains. On les parquait plutôt dans des camps). Vraiment: zéro partout pour les protagonistes, qui étaient tous ouvertement des racistes assumés pillant l’Afrique.
  • Le Canada était réfractaire à entrer dans cette guerre. Ce monument est situé au Carré Dorchester, à Montréal. Montréal est au Canada, je ne vous apprends pas ça. Or le Canada de Wilfrid Laurier a vécu la Guerre des Boers comme la première grande crise existentielle de son rapport à l’impérialisme britannique. La question s’est posée avec acuité, pour la toute première fois: une guerre britannique est-elle nécessairement une guerre canadienne? Le Canada d’alors n’a pas vraiment répondu oui à cette question. Il était déchiré, divisé par ce dilemme. Le clivage n’était pas seulement, comme on l’a dit souvent, entre francophones et anglophones, il était aussi entre impérialistes (pro-britanniques) et nationalistes (canadiens). Il faut donc poser la question prosaïquement, dans les termes du temps: comme notre nation ne voulait pas vraiment de cette guerre impériale extraterritoriale, qu’est ce que ce monument qui la promeut fout chez nous?
  • Une gloriole britannique sur le territoire montréalais. Je ne vous apprends pas non plus que la population de Montréal est historiquement de souche française (conquise par les Britanniques en 1760, et ouvertement occupée depuis). Planter ce vieux monument belliqueux britannique sur le sol de Montréal est donc aussi une insulte coloniale explicite aux québécois francophones, eux-mêmes. L’arrogance coloniale ici se dédouble. Tout ce Carré Dorchester est d’ailleurs cela: un ramassis hideux de statues pompeuses faisant l’apologie de l’occupant britannique sur Montréal. Son ancien nom est Square Dominion, et ça en dit long. On transforme Montréal en apologue d’un empire qu’il a subi plus qu’autre chose. Le Front de Libération du Québec, dans les années 1960-1970, dynamitait justement des monuments de ce genre, pour spectaculairement faire sentir sa critique de l’occupant britannique, tout en réduisant la casse utile au strict minimum.
  • Cruauté envers les animaux. Regardons maintenant un petit peu la statue elle-même. C’est, à sa manière, une statue équestre, indubitablement. Or, justement, on devra un jour raconter adéquatement l’histoire du cheval dans les guerres modernes. Ce fut une immense boucherie animalière innommable. Ici, l’animal est d’évidence effarouché par les explosions d’artillerie ou la mitraille de tirailleurs embusqués. Son cavalier, descendu de selle probablement à cause des anfractuosités du terrain, force la pauvre bête vers le combat. Le thème statuaire central est justement cela. L’homme volontaire menant la bête réfractaire vers sa destiné sanglante. Il n’y a évidemment, dans ce mouvement, aucune critique de ce comportement. La charge symbolique canado-britannique involontaire (traîner une rosse qui se cabre vers un combat dont elle ne veut pas), est originale et presque touchante. Mais cela ne change rien à la dimension cruelle et révoltante du premier degré figuratif de cette catastrophe d’évocation.
  • Implication de la paysannerie et du prolétariat dans les guerres bourgeoises. L’autre pauvre bête dans l’affaire, c’est le cavalier lui-même. Un demi-million de soldats britanniques, la majorité d’entre eux d’origine paysanne et prolétarienne, ont été massacrés dans ce conflit de deux ans et demi qui n’aligna jamais que 45,000 Boers. Le dédain bourgeois pour les travailleurs en armes, le gaspillage humain cynique avec lequel les classes dominantes de cette époque envoyaient le prolo au casse-pipe en le traitant comme une commodité dans ses affaires, annoncent déjà les deux terribles conflits mondiaux à venir. Pour la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, dira, quelques années plus tard, Lénine aux travailleurs russes. Cela ne se fit pas dans le conflit que ce monument commémore. Le paysan et le prolétaire y ont servi le bourgeois jusqu’au sacrifice ultime, foutaise sanglante parfaitement inutile du point de vue de la vie civique et collective.
  • George William Hill (1862-1934), un sculpteur bellicolâtre. Le statuaire auteur de cette œuvre n’a fait que ça de sa carrière: de l’art belliqueux, des cénotaphes de guerre, des premiers ministres à chier, des statues de soldoques. On promeut donc ici l’art figuratif monumental le plus servile et le plus soumis à l’ordre établi imaginable. Rien de moderne là dedans, rien de séditieux, rien de vif. De l’art public apologue à gros grains et ronron, tellement insupportable qu’on ne le voit plus vraiment quand on circule dans nos villes. En toute impartialité, il faut admettre que cette statue équestre de 1907 est une des moins ratées de ce statuaire. En la regardant, avec l’attention requise, on se dit que ce sculpteur aurait pu faire quelque chose de son art. Il faudrait la descendre de ce socle arrogant, par contre, qui est une hideur intégrale.
  • Lord Strathcona (1820-1914), un grand bourgeois extorqueur. Notons, en point d’orgue, que ledit socle et sa statue ne sont pas dédiés au pauvre troupier anonyme qui tient son joual par la bride sous le feu, ou à ses semblables. Que non. Eux, ils ne sont que des objets. Le monument se veut une apologie lourdingue, veule et tonitruante, de ce Lord colonial canado-écossais mort en 1914 qui, lors de la Guerre des Boers, contra ouvertement les hésitations subtiles de son pays, le Canada, par ses initiatives privées fétides de rupin bouffi. Il engagea carrément un million de dollars (de 1902 — une somme mirifique) pour financer le Lord Strathcona’s Horse (Royal Canadians), un bataillon équestre qui alla casser du Boer pour l’Empire. Ce tycoon montréalais, politicard, négociant en fourrures, financier, magnat ferroviaire, était le grand bourgeois putride intégral, façon 19ième siècle. Et ce monument-hommage existe en fait pour lui et pour lui seul. Sans plus. Alors, la barbe.

Je crois que, par la présente, j’ai dit mes lignes de chialage fort honorablement. S’il faut se résumer, en faisant court, on dira tout simplement que cette statue équestre est une merde inique intégrale et que sa passable qualité artistique (oui, oui, elle a un assez joli mouvement et assure un traitement thématique original de son sujet, lui-même pourtant fort étroit) ne la sauvera en rien d’une pesanteur symbolique lourdement répréhensible, déplorable, bourgeoise, coloniale, meurtrière, surannée, foutue. Ce qui est dit est dit, ce qui est dénoncé est énoncé.

Faut-il pour autant la dégommer et la relocaliser dans une cours de casse. Là, d’autre part, j’ai mes difficultés. Les dégommeurs de monuments bien pensants, les abatteurs de statues larmoyants, cherchent bien souvent à effacer leur honte. Or effacer la honte c’est aussi effacer la mémoire et ça, c’est une idée hautement suspecte, qui porte souvent de fort nuisibles conséquences intellectuelles et matérielles. Non, je la laisserais là, cette commémoration d’un autre âge, comme on fait avec des arènes romaines (où il se passait pourtant fort peu de jolies choses). Simplement je placarderais devant, sur un panneau aux couleurs vives, ce que je viens tout juste de vous dire.

Il est parfaitement possible de se souvenir sans promouvoir. Et les crimes d’antan nous parlent autant que les bons coups. Il est très important de savoir qu’il fut un temps où on croyait à ces énormités-là et que ce type avec son joual, deux criminels de facto, involontairement engagés dans une absurdité stérile et sanglante de jadis, furent un jour des héros anonymes, admirés hypocritement, adulés abstraitement, financés par des exploiteurs, cerclés d’une claque impériale ronflante et de thuriféraires bourgeois gras durs, planqués, et totalement imbus de leur gros bon droit inique de voleurs et d’exploiteurs.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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La Petite fille intrépide (FEARLESS GIRL) ou de la subversion en art

Posted by Ysengrimus sur 21 février 2018

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L’art n’est pas seulement frivole, il arrive aussi à être insidieusement subversif. De tous temps, les artistes authentiques ont su annoncer l’Histoire et installer des idées anticipatrices en porte-à-faux dans des espaces qui se définissaient initialement, dans leur principe, comme inaptes à les tolérer. La sculpteuse Kristen Visbal a indubitablement réalisé ce petit exploit subtil à New York, dans le Parc du Boulingrin (Bowling Green) du quartier des affaires de Manhattan (Financial District, Manhattan). Au départ, il s’agit de faire rien de plus que du bon petit féminisme de droite, sans trop casser la baraque. On se propose donc —apparemment— de tout juste rendre hommage aux femmes dans le secteur des affaires et de mettre en valeur leur présence dans les positions d’autorité affairiste. La plaque aux pieds de la Petite fille intrépide (Fearless Girl) est effectivement explicite (quoique, hmm, hmm… subtilement ambivalente) sur la question. Et elle fait même référence à l’entreprise ronron qui finança cette œuvre d’art urbain.

Sauf que vite, quand on visualise la chose dans sa plasticité effective, on se rend bien compte que la Petite fille intrépide se fait bel et bien foncer dedans par le fameux Taureau de Wall Street (Charging Bull). Or ce qui compte exclusivement, c’est ce que l’œuvre d’art urbain fait, toujours. Le taureau, qui date de 1989 et qui autrefois semblait courir dans le vent, sans plus, fonce maintenant sur un être humain gracile. Et qui plus est: cet être humain gracile —crucialement enfantin et féminin— affronte, tient tête et, anticipation dialectique fatale, vaincra. On le sent en un éclair, au premier regard. L’œuvre globale s’en trouve dès lors radicalement et irréversiblement réinvestie. Notons que l’œuvre finale n’est pas concertée. L’auteur du Taureau déteste copieusement la Petite fille intrépide car il comprend parfaitement que son œuvre devient une merde odieuse, monstrueuse, pervertie, qui ne peut plus revendiquer la moindre validité héroïque. Ce qui se voulait autrefois la Force (la force de la finance, naturellement) est dorénavant devenu le Monstre. Magnifique symbolisme.

Il y a évidemment les pour et le contre. Il y  a ceux et celles qui se lamentent à cause du commanditaire de l’œuvre, une entreprise de je ne sais quoi de boursicote dont j’ai rien à foutre. J’aimerais leur rappeler que les commanditaires de la Tour Eiffel, en 1889, c’était pas des petits saints non plus. Then what? On s’en tape souverainement aujourd’hui… Ce qui compte dans la démarche artistique, c’est l’apport résultatif de l’artiste, pas les manœuvres suspectes des chiens sales qui tiennent l’avoir collectif en otage et cherchent à se faire mousser dans le mouvement. Moi, la Petite fille intrépide, je suis mille fois pour. J’espère seulement que sa grande popularité instantanée perdurera et lui permettra de devenir une installation permanente exactement là ou elle se trouve. Et, en attendant que tous les emmerdeurs et les pense-petits statuent sur son sort fatal et sublime, eh bien, elle me fait chanter…

Petite fille intrépide
 
Petite fille intrépide,
Tu fais face au torrent
Et tu combles ce vide
Qui nous serre en dedans.
Tu es l’eau de la source,
Intrépide petite fille,
Et la Tour de la Bourse
Gondole, frémit, vacille.
 
Tu nous dis: je suis là,
Une petite Tour de Pise.
Et tu ne penches pas
Devant les entreprises
Et les émoluments
D’un taureau qui te charge
Et qui voudrait tellement
Que tu prennes le large.
 
Petite aiguille au pied
Des courtiers, des barons,
Viens nous les fredonner,
Tes contines, tes chansons.
Entre le plomb et l’or
Et le sec et l’humide,
Tu rends le faible, fort,
Petite fille intrépide.
 
Tu ne contemples pas
Ce Minotaure qui fonce
Et pourtant, tu le vois
Et c’est toi qui annonces
Qu’un beau jour, il tombera
Comme les feuilles à l’automne
Avec force et fracas
Comme quand l’Histoire étonne…
 
Petite fille intrépide,
Je veux te dire merci.
Tu es ce qui valide
Tout ce qui subvertit.
Tu es la résistance
Qui s’annonce en nos cœurs.
Tu es ma dernière chance.
Tu es mères, filles, tantes, sœurs…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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Écho-nounours (sur la sculpture urbaine ÉCHO de Michel Saulnier)

Posted by Ysengrimus sur 9 septembre 2017

Michel Saulnier, ÉCHO, 2001, devant l’immeuble Domtar, Métro Place-des-Arts, Montréal (en été)

Michel Saulnier, ÉCHO, 2001, devant l’immeuble Domtar, Métro Place-des-Arts, Montréal (en été)

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Écho-nounours

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Une empilade de nounours
En vieux bois noir et dépoli.
Ils ont embelli mon jour
Et je leur ai tellement souri.

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Et je les ai touché.
Ils sont ronds et grégaires.
Sans mains, sans dents, sans pieds,
Ils sont modestes et fiers.

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Quand le bois dit l’amour,
Il le fait tout en sphères.
Et ça fait son affaire
De s’afficher nounours,

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Tout en s’appelant Écho
Et de bien rire du ventre
Qui dévore nos travaux,
Qui tire l’ours hors de l’antre.

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Ces nounours sont comme en piles.
Ils ne vont pas s’en aller.
Leur présence est fort utile
Vu qu’ils m’ont fait rêvasser, transgresser et aimer.

 

Michel Saulnier, ÉCHO, 2001, devant l’immeuble Domtar, Métro Place-des-Arts, Montréal (en automne)

Michel Saulnier, ÉCHO, 2001, devant l’immeuble Domtar, Métro Place-des-Arts, Montréal (en automne)

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Pourquoi un buste de Louis XIV devant l’église Notre-Dame-des-Victoires à Québec?

Posted by Ysengrimus sur 21 juin 2017

louis-14-notre-dame-des-victoires

Bon alors c’est la minute d’historiographie touristique. D’aucuns se demandent pourquoi il y a un buste de Louis XIV devant la petite chapelle Notre-Dame-des-Victoires à Québec. Comme le tout est retapé et fraîchement requinqué, c’est absolument pas un buste d’époque. On a donc là un dispositif exprimant un choix assez contemporain. Quel en est le symbolisme? Les québéciens (citadins de la ville de Québec) et les québécois (citoyens de la nation du Québec) sont-ils des absolutistes? C’est improbable, gentils et décontractes comme le sont mes compatriotes. C’est quoi le flash alors. Pourquoi le Roy Soleil?

D’abord comme cette petite Place Royale évoque le Régime Français (1599-1760), il fallait y mettre un roy de France… ça s’imposait. On allait quand même pas planter là George III ou la Reine Victoria, simple question de cohérence thématique élémentaire. Alors voyons ceux qui se trouvaient fatalement en lice. Il n’y en a pas tant que ça. Bon, l’explorateur Jacques Cartier touche le Canada en 1534-1536. C’était sous François Premier (période de règne: 1515-1547). Mais l’aventure symbolique et percutante du navigateur malouin à la barbichette et au couvre-chef comme une écuelle est relativement sans lendemain, c’est pourquoi le vainqueur de Marignan, lui, d’ailleurs amplement plus branché Italie que Cap Diamant au demeurant, n’a pas été retenu pour figurer sur le socle du petit buste des Victoires. Passent deux générations. Le poste de traite de Tadoussac est fondé en 1599, et l’Abitation de Québec en 1608 soit, dans ce second cas, deux ans avant la mort de Henri IV. Le Vert Galant aurait-il pu être candidat? Possible. Ceci ouvre en fait la séquence des possibilités les plus tangibles pour le statut sensible de petit buste des Victoires. Les quatre roys de notre cher Régime Français, si aimé, si essentiel, si principiel, si québécien, si profond en nous, sont Henri IV (période de règne: 1589-1610), Louis XIII (période de règne: 1610-1643), Louis XIV (période de règne: 1643-1715) et Louis XV (période de règne: 1715-1774). Ce sera donc fatalement un de ces quatre-là. Revoyons-les, un par un, en commençant par les périphériques, soit celui du début et celui de la fin de l’aventure coloniale française dans les Amériques.

Henri IV: Certes Samuel de Champlain, fondateur du poste de traite de Tadoussac et de la ville de Québec, était un sujet du bon roy Henri le Grand. Sauf que si on regarde l’affaire avec le recul requis, on est bien obligé de se dire que Henri IV n’était pas vraiment orienté nouveau monde ou colonisation. C’est pas de sa faute, en plus. Il ne faut pas oublier que ce roy navarrais, gascon ferrailleur concentré et sans peur, menait ses troupes lui-même au combat sur son cheval blanc (le fameux cheval blanc d’Henri IV dont on questionne si souvent la couleur). Et pourquoi donc? Eh ben, c’est que cet époux politique de la ci-devant Reine Margot, était coincé et enfoncé jusqu’au cou fraisé dans les guerres de religion qui ravageaient son pays. Il a lui-même changé de religion aussi souvent que politiquement nécessaire et possible (catholique, protestant, catholique, protestant, tic, tac, tic, tac) et il a passé la plus grande partie de son règne besogneux, compliqué et intense à reconquérir son propre royaume. Seul roy de France à ne pas avoir été sacré à Reims, tenue ferme par les factieux cathos du temps (il fut sacré à Chartres), il a même dû s’allier aux anglais pour pouvoir reprendre les commandes de la France. Il n’avait pas une minute à lui. Sa postérité coloniale fut donc aussi sommaire que l’était sa vision personnelle sur la question. Si les Espagnols et les Portugais étaient déjà si durablement implantés dans les Amériques, si les Hollandais et les Anglais y prenaient pied déjà solidement, alors que la France y balbutiait encore, c’est la crise intérieure socio-religieuse que Henri IV incarne qui en fut largement la cause. Donc non.

Louis XV: De l’autre bord du rebord de la coupe coloniale, Quinze ne fait pas le poids non plus et pour des raisons inverses. Ce ne sont pas celles du pas encore mais plutôt celles du déjà plus. Sous Quinze, la joute est effectivement déjà jouée en Amérique du Nord. La supériorité démographique et militaire des Anglais les avantage maximalement. Ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’ils ne dominent le continent. Les priorités coloniales françaises sont désormais autres. Les Indes Orientales les inspirent plus que les Indes Occidentales et la portion des Indes Occidentales qui les inspire le plus, ce sont les Antilles, pas la Nouvelle-France. C’est sous Quinze que nous perdons la ci-devant French and Indian War (comme la désignent les Américains), la Guerre de la Conquête, comme on dit chez nous, le pendant colonial de la Guerre de Sept Ans. Nous devenons sujet du roy britannique George III suite au Traité de Paris passé justement sous Quinze (en 1763). C’est, en plus, disent les langues de couleuvres, ce brave Quinze, qui aurait prêté une oreille attentive au fameux apophtegme de Voltaire: On va quand même pas aller se faire chier pour quelques arpents de neige (glose libre). Tout ça ne favorise pas tellement sa cause pour la modeste position sur le socle de ce petit buste des Victoires qui, pourtant, décore la façade d’une églisette dont la construction fut achevée sous son règne (tout juste à la fin de la Régence, en fait, en 1723). Clarté touristique diurne oblige, que voulez-vous, on cherche à pérenniser une image du Régime Français qui marche, qui tient, pas qui barbotte dans les neiges voltairiennes sous les bordées en forme de ces boulets de canons anglais qui justement si souvent démolirent la toiture et les parois de cette petite chapelle bombardable depuis le fleuve et qu’il fallut si souvent rebâtir. On la commémore quand même ici deboute [sic], pas en ruines. Donc, non et non.

Louis XIII: La joute se joue donc désormais entre Treize et Quatorze et, à travers eux, entre deux visions fondamentalement distinctes du colonialisme français dans les Amériques. Voici un duo de roys puissants, ayant fait trembler la terre et les mers jusque dans notre bel estuaire. Treize avait pour conseiller le cardinal de Richelieu dont on a dit et fait de très grandes choses, y compris dénommer une de nos magnifiques rivières de son nom mémorable, le Richelieu. C’est quand même dire l’impact. Sauf que, sous Treize, la formule coloniale locale ira clopin-clopant. C’est qu’elle repose exclusivement sur les mandats des compagnies à privilèges. Celles-ci se font allouer par la couronne des territoires en Nouvelle-France où elles viendront courir la pelleterie avec monopoles et, en retour, elles s’engagent à implanter des colons et à subvenir à leurs besoins. L’affaire marche à moitié. Les compagnies à privilèges sont bien partantes pour instaurer des postes de traite et pénétrer les réseaux de course de pelleterie des aborigènes mais elles se font tirer l’oreille pour coloniser, forçant de facto les missions religieuses à prendre le relais. La formule coloniale française reste donc tiraillée entre la colonie comptoir (style hollandais et suédois), la colonie mission (style espagnol et portugais) et la colonie de peuplement (style anglais). Ces compagnies sont si peu efficaces pour assurer la mise en place d’un bassin démographique colonial que Richelieu, en 1627, en bazarde une, la Compagnie de Montmorency et en met une autre en place, la plus célèbre d’entre elles, la Compagnie des Cent-Associés de la Nouvelle-France. Ça n’ira pas mieux… tant et tant que le règne de Treize reste celui de ce boitillement du concept colonial entre poste de traite, mission religieuse et colonie de défricheurs-agriculteurs. Et cela lui fera rater de peu le socle du petit buste des Victoires.

Louis XIV: Ce dispositif colonial en tripode bancal va traîner pendant la régence de la maman de Quatorze. En 1663, trois ans après le début de son règne personnel, Quatorze, désormais régalien, y met fin. Il dissout la Compagnie des Cent-Associés (le modèle colonial suédo-hollandais est terminé) et il décide qu’il va gérer la colonie tout simplement comme il le ferait d’une région française éloignée dotée d’une cohérence culturelle, comme le Limousin, par exemple. Il nomme un intendant (le plus célèbre sera Jean Talon, non, non pas la station de métro montréalaise) et un gouverneur (le plus célèbre sera Frontenac, non, non pas l’hôtel de luxe québécien, dit château, signe distinctif de la ville). Quatorze met aussi les missions au pas (elles n’ont pas pu venir à bout de l’hostilité des Iroquois ni compenser la faiblesse militaire des Hurons — le modèle colonial hispano-portugais est terminé) et il traite directement avec les peuples aborigènes (Paix de Montréal, 1701, dont il ne faut surtout pas surestimer le caractère amical ou pacifique). Le ministre de la marine de Quatorze, Jean-Baptiste Colbert, envoie en Nouvelle France le Régiment de Carignan-Salières et surtout il met en place une implantation durable et adéquatement encadrée de colons français en Nouvelle-France. Le commerce triangulaire est solidifié et institutionnalisé avec les Antilles et une forme primitive de mercantilisme, le colbertisme, est instaurée. Bon an mal an, aime aime pas (c’est du colonialisme, hein, avec tout ce que cela implique d’implacable, de rapace et d’ethnocentriste), c’est Quatorze et son administration étatique qui sont à l’origine de ce qui sera l’armature démographique et sociale instaurant ce qu’on appelait alors le Canada. Mon ancêtre Jean Rolandeau est arrivé depuis La Rochelle (Aunis) en Nouvelle-France en 1673, sous le règne de Quatorze. Les ancêtres de beaucoup de québécois ont fait comme lui. De fait, si nous sommes ici d’un bord et de l’autre de l’Atlantique pour causer de ceci, c’est largement le résultat des initiatives commerciales, administratives, militaires et vernaculaires prises sous le long règne de Quatorze. La construction de cette petite chapelle Notre-Dame-des-Victoires fut amorcée en 1687 sur les ruines de la seconde Abitation de Champlain mais le roy figurant sur le socle du petit buste des Victoires symbolise bien plus que le fait d’avoir été le lointain initiateur de l’érection de cette structure minuscule. Il est la figure déterminante de l’implantation et de la perpétuation de la présence française en Amérique du Nord. Il est le Louis de la forteresse de Louisbourg et du Territoire de la Louisiane. Ce buste ambivalent ne représente pas plus l’absolutisme que la maldonne des fleur de lys du drapeau québécois ne représentent le monarchisme… Sauf que… le paradoxe des symboles ne nous échappe pas, pas plus que nous ne nous en échappons nous même…

C’est comme ça. On se refait pas…

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Dialogue avec Moshe Berg au sujet du MÉMORIAL DE L’HOLOCAUSTE à Berlin

Posted by Ysengrimus sur 10 mai 2015

Berlin-Holocaust-Memorial

 Il y a dix ans pile-poil, on inaugurait le Mémorial berlinois aux juifs assassinés d’Europe ou Mémorial de l’Holocauste. Cette gigantesque installation extérieure est située au centre de Berlin (Allemagne), au sud de la Porte de Brandebourg, entre cette dernière et la Place Potsdamer. Elle a été aménagée sur les terrains rendus disponibles dans les anciens Jardins des Ministres par la démolition des installations frontalières est-allemandes en 1989-1990. Érigé en 2003-2005, cet important monument s’étend sur 19,000 mètres carrés (4.7 acres). Il est constitué d’un maillage régulier de 2,711 stèles monochromes de huit pieds (2 mètres 40) de longueur par trois pieds (un mètre) de largeur. Les plus hautes de ces stèles parallélépipédiques (des cubes rectangulaires, quoi, des rectangles à trois dimensions) font seize pieds (4 mètres 80) de haut, les plus basses font huit pouces (20 centimètres) de haut.

Les stèles les plus hautes du Mémorial de l’Holocauste font environ seize pieds (4 mètres 80) de haut

Les stèles les plus hautes du Mémorial de l’Holocauste font environ seize pieds (4 mètres 80) de haut

Les stèles les plus basses du Mémorial de l’Holocauste font environ huit pouces (20 centimètres) de haut

Les stèles les plus basses du Mémorial de l’Holocauste font environ huit pouces (20 centimètres) de haut

La totalité du Mémorial de l’Holocauste couvre 19,000 mètres carrés (4.7 acres)

La totalité du Mémorial de l’Holocauste couvre 19,000 mètres carrés (4.7 acres)

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Ysengrimus: Bon alors, Moshe Berg, tu es peintre et graphiste et tu reviens de Berlin. Tu as des choses à nous dire sur le Mémorial de l’Holocauste.

Moshe Berg: Je peux dire un mot sur moi-même d’abord?

Ysengrimus: Je t’en prie.

Moshe Berg: Je vis à Toronto, au Canada. Mes ancêtres sont des ashkénazes d’Europe Centrale mais ils sont arrivés en Amérique du Nord (États-Unis et Canada) vers 1885. J’ai des ancêtres qui ont vécu à Montréal, à New York, au Minnesota, à Calgary même. Mais aucun d’entre eux n’est mort dans les camps nazis.

Ysengrimus: Entendu.

Moshe Berg: Un de mes grands-pères fut un ancien combattant de la Deuxième Guerre Mondiale. Il est revenu du front et a ensuite vécu sa vie, sans moins sans plus, comme ton père je crois savoir, Ysengrimus.

Ysengrimus: Oui, un gars qui est allé à la guerre parce que c’était la chose à faire, qui est revenu, a fondé un foyer, sans se faire mousser.

Moshe Berg: Voilà.

Ysengrimus: Ce que t’es en train de me dire, c’est que t’es pas Anne Frank et que t’as pas l’intention de te faire passer pour Anne Frank.

Moshe Berg: Exactement. Je suis ni Anne Frank, ni Elie Wiesel, ni Martin Gray et aucun de mes ancêtres directs ne l’est.

Ysengrimus: Et, si je te suis bien, tu n’as aucunement l’intention de faire vibrer cette corde.

Moshe Berg: Voilà. Je respecte les morts. Je suis conscient du drame historique qui s’est joué autrefois en Europe. Mais, je suis né en 1970 à Duluth (Minnesota). Pour moi, tout ça, c’est de l’histoire, pas de l’histoire ancienne mais, quand même, de l’histoire. Quand je suis allé à Berlin, pour affaires, j’ai visité un peu les monuments de la capitale et je me suis retrouvé là. Je ne me suis pas esquivé. Mais j’ai alors abordé ce mémorial en peintre, en dessinateur, en monteur-graphiste.

Ysengrimus: En artiste.

Moshe Berg: J’espère bien, oui, modestement.

Ysengrimus: De toutes façon, les gens qui sont à l’origine de cette colossale initiative artistique prétendent que cette intervention tridimensionnelle gigantesque est exempte de tout symbolisme.

Moshe Berg: C’est comme ça que je l’approche, moi, oui… mais je suis pas certain que tout le monde respecte cet engagement.

Ysengrimus: Qu’est-ce que tu veux dire?

Moshe Berg: On va y revenir plus tard, si tu veux.

Ysengrimus: Bien sûr. Le monument d’abord. L’objet d’art avant tout.

Moshe Berg: C’est un très bel objet. C’est puissant, c’est brut. C’est très prenant. C’est fort.

Ysengrimus: C’est vaste en surface?

Moshe Berg: Ouf, gigantesque. L’équivalent de deux terrains de football. On ne peut pas s’approprier l’œuvre. On peut seulement se perdre en elle. J’y ai passé quatre heures, à faire des croquis, à rêvasser, à digresser… à transgresser. Mais j’aurais pu y rester bien plus longtemps. On s’y engloutit et c’est incroyablement monotone mais riche en détails aussi. Les détails qu’on y trouve malgré ce que l’artiste nous fait, qui est, par opposition à notre recherche, uniformisant.

Ysengrimus: Tu as aimé?

Moshe Berg: Beaucoup. Je crois que c’est remarquablement réussi. Mais c’est pas spécialement juif, hein, ou même allemand, ou européen. C’est un monument d’art universel. Une réflexion implicite sur la puissance et la souffrance. Le monument s’impose à nous, il nous enveloppe, il nous enserre, il nous tourmente, il nous possède, il s’appesantit sur nous. Mais on pense pas obligatoirement à l’Holocauste. Moi, j’ai surtout pensé à la dépression.

Ysengrimus: La dépression? Laquelle? [en anglais, depression, renvoie autant à une condition psychologique qu’à la crise économique]

Moshe Berg: La dépression mentale, oui? La détresse psychologique… sous le poids omniprésent des contraintes du monde contemporain. On peut penser à la dépression économique aussi, tiens, ta réaction me fait faire le rapprochement. Tout ce qui est de l’ordre d’une puissance lourde et inexorable, d’un son lancinant et monocorde qui nous obsède et finit par lentement nous rendre fou.

Ysengrimus: On sent la concrétude de l’œuvre?

Moshe Berg: Oh solidement. C’est le plus grand morceau d’art concret au monde. [concrete art, jeu de mot signifiant «art concret ou «art en béton»]

Ysengrimus: Et son uniformité, on la sent aussi?

Moshe Berg: Oui… mais là, et c’est l’aspect le plus intéressant, notre entendement entre dans une révolte, sourde d’abord puis de plus en plus ouverte. On se lance dans ce labyrinthe d’uniformité et on y recherche les particularités, les incongruités, les bizarreries. On se raccroche aux fluctuations de disposition, la merveilleuse variation de la hauteur des stèles (alors que largeur et longueur, elles, ne changent pas, pour dire). On se braque de plus en plus souvent les yeux sur l’horizon urbain, qui annonce fatalement le moment où, bon an mal an, on se sortira de ce truc. Mon ami, que ça peut être rassurant parfois des petits immeubles ordinaires au bout de la vue. Ou alors, on se replonge dans le sein du monstre et on s’y prend à se chercher des rigoles d’eau, des fissures, des craquelures. On devient un véritable combattant des doigts et des yeux, contre l’uniformisation. Et là, oui là, il y a comme une lointaine et fugitive esquisse de ce qui devait fonder le quotidien subtilement résistant, dans un camps concentrationnaire. Inutile de dire que, si on rencontre quelqu’un, il ou elle nous tire d’une sorte de cauchemar, mais un cauchemar éteint, comme si on rêvait à des cendres, à une mer de boue, ou à un mur sans fin.

 

C’est le plus grand morceau d’art concret au monde

C’est le plus grand morceau d’art concret au monde

On se braque de plus en plus souvent les yeux sur l’horizon urbain. Mon ami, que ça peut être rassurant parfois des petits immeubles ordinaires au bout de la vue.

On se braque de plus en plus souvent les yeux sur l’horizon urbain. Mon ami, que ça peut être rassurant parfois des petits immeubles ordinaires au bout de la vue.

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Ysengrimus: Tu sembles renouer avec le symbolisme.

Moshe Berg: Oui et c’est là que je trouve que ceux qui disent que ce monument est exempt de symbolisme le trahissent un peu. C’est quoi encore la formule consacrée des dépliants touristiques?

Ysengrimus: Bouge pas, j’ai ça ici: «Ce mémorial vise à représenter un système présumément ordonné mais ayant perdu le contact avec toute rationalité humaine». Tout un symbole, en effet. Mais, bon… m’autorise-tu une petite clarification, Moshe?

Moshe Berg: Je t’écoute.

Ysengrimus: Je crois qu’il y a maldonne ici parce qu’on confond le symbolique et le figuratif. Je crois que la description de la charge symbolique du dépliant publicitaire peut parfaitement s’appliquer, tout en émanant d’une pièce d’art brut, non figurative. Je dis ça, en ce sens que cette installation ne représente pas je sais pas, des tables de loi, un ange, un golem, des soldats, des résistants, une armée d’ombres, un ghetto, la facade d’un camp de concentration. Ce sont des rectangles de béton disposés comme on disposerait des rectangles de béton si on instaurait quelque chose comme un ordre bétonné.

Moshe Berg: C’est pas une sculpture, un montage, un dessin, un tableau ou un graphisme. C’est clair. Ça ne représente pas autre chose que soi. Certains ont dit que ça ressemblait à un cimetière, c’est pas vrai. Ça ressemble plus à des camions poids-lourds dans un grand embouteillage qu’à un cimetière. Un cimetière, c’est un espace dont la disposition est complètement différente. De haut, ça ressemble plus à une ville.

Ysengrimus: Et cette ressemblance à des camions ou à une ville est un investissement ex post que fabrique notre entendement contemporain. Ils n’ont pas sculpté des esquisses de camions ou de villes, ces artistes là, juste là.

Moshe Berg: Non, non. Aucunement. Toute ressemblance à quoi que ce soit dans ce projet est parfaitement fortuite. Cela ne représente pas. Cela est… passivement… et tout simplement.

Ysengrimus: Voilà. Comme tu l’as dit tout à l’heure, c’est pas de l’art figuratif, c’est de l’art brut. Mais ce que je cherche à te dire c’est que le fait d’être exempt de dimension figurative ne le rend pas exempt de dimension symbolique. Tu comprends parfaitement, en tant qu’artiste éduqué dans les cadres de l’art moderne, que ce n’est pas figuratif mais tu nous décris en même temps, en faisant état de ton expérience d’appréhension intime de l’œuvre lors de ta longue promenade, son implacable dimension de symbole, de prise de parti [statement] philosophique presque.

Moshe Berg: Oui, je pense que je comprends ce que tu veux dire.

Ysengrimus: Et cette charge symbolique, le fait, bon, de «viser à représenter un système présumément ordonné mais ayant perdu le contact avec toute rationalité humaine» est voulu par les concepteurs, lui, contrairement à nos moments figuratifs parasitaires (cimetière, embouteillage de camions, ville).

Moshe Berg: Je te suis mais il y a une dimension symbolique du concept initial que je ne reconnais pas.

Ysengrimus: Laquelle?

Moshe Berg: La judéité…

Ysengrimus: La judéité? Mais elle n’est pas imposée par l’œuvre, la judéité.

Moshe Berg: Non, tu ne trouves pas non plus? Elle est imposée par quoi alors?

Ysengrimus: Par son titre. Par son titre et par toutes les décisions afférentes. Présence d’un musée de l’Holocauste sous l’œuvre, urgence et souci légitime de commémorer magistralement la Shoah au cœur de l’ancienne capitale du Reich. Les transgressions même sont des échos malpolis, toc et dissonants de la judéité de l’œuvre. Graffitis, commentaires idiots, objections agressives. Quenelle d’Alain Soral.

Moshe Berg: C’est tout ça qui judéise et re-judéise cette œuvre. Oui, oui, je te suis, là-dessus.

Ysengrimus: Tu vois, si c’était intitulé Depression et c’était planté dans un terrain vague de la banlieue de Duluth (Minnesota), même par un artiste juif…

Moshe Berg: Il y en a beaucoup, à Duluth.

Ysengrimus: Ce serait alors parfaitement exempt de judéité… tout en ne perdant rien de cette dimension symbolique oppressante et «dépressante» que tu as décrit si bien et qui, elle, s’installe en nous de par l’œuvre.

Moshe Berg: C’est ce que tu as dit. C’est pas un Golem ou des tables de loi. La judéité de ce monument lui est donc extérieure. Elle est là par obligation, par décision…

Ysengrimus: Par devoir, Moshe, par devoir de mémoire.

Moshe Berg: Oui, oui. C’est donc pour ça que je suis ému malgré ma ferme distance critique, légitime elle aussi, de juif moderne face à la larmoyance d’Anne Frank et de Martin Gray.

Ysengrimus: Tu es ému dans l’universel, en tant qu’artiste.

Moshe Berg: Et, d’autre part, j’exécute, un peu mécaniquement, mon devoir de mémoire en tant que juif. Ce sont deux choses séparables.

Ysengrimus: Deux dimensions distinctes de l’œuvre, pour causer ronron.

Moshe Berg: J’aime pas Anne Frank ni Martin Gray mais j’aime ce monument. Je suis pas un juif passéiste et larmoyant pour autant.

Ysengrimus: Aucunement, ton émotion d’artiste et ton regard critique sur l’intendance de la mémoire de la Shoah coexistent parfaitement, sans se nuire.

Moshe Berg: Je vais te confier un petit secret, alors.

Ysengrimus: À mes lecteurs et lectrices aussi?

Moshe Berg: Bien sûr.

Ysengrimus: On t’écoute.

Moshe Berg: Je suis pas allé voir le musée, sous terre. Ça me barbait de me gâcher cette belle expérience plastique par du rituel, de retourner me plonger dans ces atermoiements de juifs d’Europe du siècle dernier, qui me concernent finalement peu, moi, juif canado-américain du siècle présent.

Ysengrimus: M’autorises-tu une petite analogie parisienne.

Moshe Berg: Je t’écoute.

Ysengrimus: Quand je suis monté au sommet de l’Arc de Triomphe à Paris, monument autrement plus ronron, vieillotte [sic] et nunuche que le Mémorial de L’Holocauste de Berlin, il y avait un petit musée de la guerre, au bout de l’escalier en colimaçon. De Napoléon à nos jours etc… J’ai pris poliment acte de la présence de ce dispositif commémoratif mais je l’ai pas visité.

Moshe Berg: Je te suis.

Ysengrimus: Je suis monté directement au sommet de l’Arc, sur le dessus, à l’extérieur. L’Avenue des Champs-Élysées devant moi, l’Avenue de la Grande-Armée derrière moi, et cette extraordinaire Place de l’Étoile, dont j’étais temporairement le centre et le sommet, m’ont touché par leur géométrie convergente interne, pas par leur symbolisme externe. Je sais ce que je suis, depuis cette visite. Je suis de la Place de l’Étoile mais pas de la Place Charles-de-Gaulle-Étoile…

Moshe Berg: Excellente analogie, mon bonhomme. On s’en fiche un peu de la «grande armée» bonapartiste mais on s’émeut encore des grands architectes et des grands urbanistes «empire».

Ysengrimus: Voilà. Tu me fais comprendre, cher Moshe, que le Monument de l’Holocauste de Berlin est d’abord une œuvre d’art, ensuite un cénotaphe. L’admirer, c’est se camper dans le grand. Controverser sur lui sans fin, pour ou contre ou mitoyen, c’est se cantonner dans le mesquin.

Moshe Berg: Et je te dis que même des juifs pensent de plus en plus qu’il est parfaitement légitime de s’émouvoir face au beau sans avoir à se culpabiliser face à l’absurdité cruelle, même celle que nos semblables ont subi.

Ysengrimus: Alors… cette installation artistique monumentale, elle le vaut, le détour?

Moshe Berg: Oh absolument.

Ysengrimus: Si je passe à Berlin la voir, j’irai voir le musée du dessous aussi, tiens. Si un juif peut prendre de la distance face au drame absolu, un non-juif peut aussi, tout aussi légitimement, s’en imprégner.

Moshe Berg: Absolument. Je respecte ça totalement.

Ysengrimus: Je te raconterai.

Moshe Berg: J’y compte bien. Merci de ton accueil, Ysengrimus.

Ysengrimus: Shalom et paix.

Moshe Berg: Shalom et paix. Et vive le beau, le simple et le vrai.

 

[Dialogue traduit de l’anglais par Paul Laurendeau (Ysengrimus)]

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Paru aussi (en version remaniée) dans Les 7 du Québec

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Athanase et moi (Pavillon Athanase-David, Montréal)

Posted by Ysengrimus sur 5 mai 2015

Pavillon Athanase-David (rectorat de l’UQÀM), Rue Saint-Denis, Montréal

Pavillon Athanase-David (rectorat de l’UQÀM), Rue Saint-Denis, Montréal

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Athanase et moi

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J’ai visité Athanase.
Il était tout renfrogné.
Il avait cet air un peu naze
Des grands souvenirs un peu oubliés.

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Dans son pur style Art Classique
Post-Néo-Ravala-Plapla,
Il m’est apparu insondablement sympathique
Une sorte de Normale Sup’ à la papa.

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Il contenait un rectorat
Qui succédait à l’École
Polypatatechnique Artisticompliquée
Et au Cégep de Faribole
Du Montréal d’Autrefois.

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Construit en mil-neuf-cent-trois
Par des Mistigris brossés,
J’y ai vu un patrimoine
Chamarré d’austérité.
En tout cas, c’est de la cabane.

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Sur son pur ton bureaucrate,
Athanase m’a inscrit au fichier.
Il m’a fredonné sa petite chanson plate
Après m’avoir prié de m’essuyer les pieds.

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Lui et moi, on s’est découvert par phases.
Et on a appris à s’entre-aimer.
Aussi allez pas trop le graffiter,
Mon vieux poteau Athanase.

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Il y a dix ans: ANNEAU ET CUBE, sculpture-installation de Roger Gaudreau

Posted by Ysengrimus sur 1 juin 2014

La sculpture-installation Anneau et cube de Roger Gaudreau, 2004, intersection des rues Notre-Dame et Peel, Montréal (photo tirée des archives du site web du sculpteur)

L’installation ANNEAU ET CUBE de Roger Gaudreau, 2004, au coin des rues Notre-Dame et Peel, Montréal (photographie tirée des archives du site web du sculpteur)

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ANNEAU ET CUBE

Je viens de me faire un nouvel ami:
Anneau et cube. Il est massif et gentil.
Le susdit anneau simule un fil électrique gigantesque,
Rond comme le Dropnir d’un Wotan cosmologiquesque.
Et ce fil tout circulaire affecte d’être partiellement dénudé.
Une sorte de filin de métal est visible depuis un segment disséqué.
L’anneau s’accote sur un bon cube qui m’arrive à la hauteur des yeux.
On peut toucher le tout. C’est purement merveilleux.
Pas de clôture, pas de cage, de fosse, ou de préau.
Ce toron intérieur de filin mis à jour, il me fascine au plus haut
Point et je promène mes doigts sensuels le long de sa trame.
Délicatement, je le fais, comme si c’était l’ombrelle flacottante d’un dame.
Et je grattouille doucement la courbe multiple et serrée de ce treillis.

 
Anneau et cube ne bronche pas. Oui, c’est vraiment déjà un ami.
Ah, moi les sculptures de rue, c’est totalement mon fort.
Mais seulement celles qu’on peu palper, serrer, et prendre à bras le corps.
Anneau et cube est de celles-là.
Et, du fond du cœur, je ne m’en plaindrai pas…

 

(Tiré de mon recueil L’Hélicoïdal inversé (poésie concrète), 2013)

ANNEAU ET CUBE de Roger Gaudreau (2004) - Photo: Allan Erwan Berger (2014)

ANNEAU ET CUBE de Roger Gaudreau (2004) – Photo: Allan Erwan Berger (2014)

Photo: ANNEAU ET CUBE de Roger Gaudreau (2004) - Allan Erwan Berger (2014)

ANNEAU ET CUBE de Roger Gaudreau (2004) – Photo: Allan Erwan Berger (2014)

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Sculpture figurative en quasi-ready-made: le CORSAIRE CANARD du Marché Maisonneuve (Montréal)

Posted by Ysengrimus sur 1 avril 2014

Un ready-made figuratif, cela heurte votre entendement? Alors, sans paniquer, méditez sagement la petite installation zoomorphisante/anthropomorphisante suivante dont l’auteur(e) est aussi anonyme que, à mon sens, crûment admirable:

"Un poulpe éméché veut se bagarrer!"

« Un poulpe éméché veut se bagarrer! »

Le modeste crochet à vêtements dont vous avez ici une photo sous les yeux est intégralement ready-made. Pas de choc logique d’aucune sorte, pas d’éclectique plastique, il est (initialement) croqué exactement sur son emplacement naturel et il n’a subit aucune altération. C’est l’objet ordinaire absolu, tout prêt, tout fait (ready-made). Mais en lui apposant la légende Drunk octopus wants to fight! [Un poulpe éméché veut se bagarrer!], le brillant artiste commentateur anonyme intempestif vient de transformer cet objet du tout venant en ready-made figuratif. On voit soudain une pieuvre ivre qui veut boxer. Tout y est: les poings, le regard, la dégaine frondeuse. Et pourtant, rien n’a bougé, rien n’a été plastiquement altéré. Seul le discours a installé le métaphorique dans notre perception initiale. Oui?

Alors, ceci dit et bien dit, pour vous apporter des nouvelles, il faut encore un peu vous dire qu’il y a cent ans ouvrait en grandes pompes le Marché Maisonneuve à Montréal. Sa tradition se poursuit aujourd’hui, bla-bla-bla-oui-oui-oui, mais cela se passe désormais dans l’immeuble que il est pas sur la photo ici. Aussi, il va falloir varnousser un peu ici pour dégoter l’incontournable Corsaire Canard (sculpture urbaine sans signature et sans date) dont il s’avère indubitablement dans le moment qu’on va en causer…

L’ancien immeuble du Marché Maisonneuve tel que vu le dos (du protographe) tourné à la perspective Henry Morgan. Opposé à la statue La Fermière (Louise Mauger) sont les étals du marché actuel, dont l’immeuble (qui n’est pas dans ce plan) est perpendiculaire à celui-ci. C’est devant le nouveau marché que se trouve le Corsaire Canard (photo: serzola)

L’ancien immeuble du Marché Maisonneuve tel que vu le dos (du photographe) tourné à la perspective Henry Morgan. Opposés à la statue «La Fermière (Louise Mauger)» (surplombant une grande fontaine roussie) sont les étals du marché actuel, dont l’immeuble (qui n’est pas dans ce plan) est perpendiculaire à celui-ci. C’est devant le nouveau marché que se trouve le Corsaire Canard (photo: serzola)

Alors, que je vous guide un peu vers la susdite chose qui nous intéresse au jour d’aujourd’hui. Nous sommes donc à Montréal (Québec). Vous sortez de la station de métro Viau (dans l’est), du côté de l’Avenue Pierre de Coubertin. Vous empruntez cette perspective en direction du Stade Olympique. Vous avisez la seconde rue perpendiculaire à la perspective Pierre de Coubertin. C’est la rue Sicard. Vous tournez donc sur bâbord (votre gauche), empruntant ladite rue Sicard. Vous marchez alors sur la rue Sicard jusqu’à la rue Ontario Est (environ vingt minutes de marche). Arrivé sur Ontario Est, vous tournez sur tribord (votre droite). Vous marchez sur l’avenue William David. Vous atteignez alors le Marché Maisonneuve. Il y a deux immeubles. L’immeuble centenaire de l’ancien marché, doté d’un dôme, est votre point de repère principal mais ce n’est pas l’immeuble que vous recherchez. Vous recherchez, aux fins de la cruciale expérience actuelle, le 4445 rue Ontario Est. Le Corsaire Canard fait, en fait, face au flanc bâbord de La Fermière (Louise Mauger), grande statue figurative d’Alfred Laliberté (1878-1953, exactement comme Staline – la statue elle-même date de 1915) chapeautant une grande fontaine située au centre de l’esplanade du Marché Maisonneuve. Voici donc notre objet.

Le Corsaire Canard devant le (nouveau) Marché Maisonneuve – face (photo Griffith)

Le Corsaire Canard devant le (nouveau) Marché Maisonneuve – face (photo Griffith)

Le Corsaire Canard devant le (nouveau) Marché Maisonneuve – profil (photo Griffith)

Le Corsaire Canard devant le (nouveau) Marché Maisonneuve – profil (photo Griffith)

C’est une sculpture figurative en métal non peint et en granit, d’assez petites proportions, représentant un canard portant un canotier à plume et s’apprêtant à plonger et/ou à se gorger des poissons foisonnant dans une mare enchâssée à l’avant de l’arabesque de rocher en granit naturel sur laquelle il se perche.

Le Corsaire Canard devant le (nouveau) Marché Maisonneuve – second profil. La poubelle, le signe d’arrêt et la personne au fond du plan donnent les proportions (photo Griffith)

Le Corsaire Canard devant le (nouveau) Marché Maisonneuve – second profil. La poubelle et la personne au fond du plan donnent les proportions (photo Griffith)

Il est indubitable que le Corsaire Canard incorpore des éléments préexistants imposant l’idée de ready-made. Les deux blocs irréguliers de granit (l’un formant son corps, l’autre formant son perchoir), d’abord, font partie de la sculpture et n’ont, à toutes fins pratiques, pas été altérés dans un sens figuratif (l’altération du perchoir fait en fait plus formelle ou «abstraite»). Ensuite, bon, je ne suis pas un spécialiste des technologies anciennes, mais le bec du corsaire est indubitablement un embout dégoudineur de pompe. Son encolure a toutes les allures d’une soupape tronquée quelconque (de locomotive ou quelque chose). Quant à sa mare poissonneuse, on dirait une grosse plaque de poêle. Méditons-en le détail (on remarquera notamment ce gros clou brechtien, qui ne manque pas, lui-non plus, de saveur):

Le Corsaire Canard – détail: mare du canard 1 (photo Griffith)

Le Corsaire Canard – détail: mare du canard 1 (photo Griffith)

Le Corsaire Canard – détail: mare du canard 2 (photo Griffith)

Le Corsaire Canard – détail: mare du canard 2 (photo Griffith)

Mais ces éléments préexistants sont alliés en une composition figurative incorporant indubitablement aussi des éléments ayant été façonnés strictement aux fins de l’intervention sculpturale en question. C’est le cas, incontestablement, des plumes du canotier et très certainement du canotier lui-même aussi.

Le Corsaire Canard – détail: plume au chapeau du corsaire (photo Griffith)

Le Corsaire Canard – détail: plume(s) au chapeau du corsaire (photo Griffith)

Si on peut concéder (de par la carcasse granitique, l’embout de pompe, la soupape supposée en encolure et la plaque de poêle présumée martelée de petits poissons) le statut de quasi-ready-made au Corsaire Canard, il n’est pas possible d’y voir une pièce d’art concret intégrale, comme, par exemple, la fameuse Roue de Bicyclette de Marcel Duchamp ou le poulpe éméché qui se goberge supra. En effet non seulement l’objet a ici une visée classiquement figurative très minimalement éclectique (l’anthropomorphisation des animaux domestiques et sauvages reste un réflexe artistique massivement reçu depuis Ésope) mais il est aussi marqué au coin du symbolisme métaphorique et métonymique le plus courant. Attention, il y a un brouillage fort insolite dans la métaphore/métonymie mise en place avec le Corsaire Canard mais cela n’en change pas la dimension sciemment convenue.

Voici. Vous me croirez si vous le voulez mais, dans le folklore de Montréal et des Amériques, il y a rien de moins que deux Henry Morgan tout à fait distincts et exempts du moindre lien de parenté. Le premier (pas chronologiquement mais logiquement – le plus montréalais des deux, en somme – le plus discret des deux aussi), celui qui a incontestablement donné son nom au Boulevard Morgan (qui effleure l’emplacement du Corsaire Canard – ceci est la métonymie), c’est l’industrieux marchand montréalais d’origine écossaise Henry Morgan (1819-1893). Vendeur de vêtements, en gros et au détail, il fut le fondateur, circa 1874, du grand magasin Morgan, tout simplement le premier magasin à rayons vestimentaires de l’histoire du Canada (absorbé par la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1960). Le nom de commerce Morgan perdura jusqu’en 1972 environ et je me souviens très bien que, dans mon enfance, la mascotte commerciale de ce grand magasin à rayons populaire était nul autre que le second Morgan des Amériques (le premier, en fait, tant en chrono qu’en prestige), nommément le bien nommé Sir Henry Morgan (1635-1688), un flamboyant corsaire gallois qui bourlingua, ferrailla et bretta dans les Antilles (Cuba, Barbade, Jamaïque) mais, à ma connaissance, ne mit jamais les pieds à Montréal ou en Nouvelle-France. On donna, par contre et de surcroît, son nom à une célèbre marque de rhum. Dans cet embrouillamini référentiel qui nous fouette de ses embruns étranges et enivrants au Marché Maisonneuve, on saisit tout de suite ce qui advint et présida à l’engendrement de la dégaine finale du Corsaire Canard. Comme il est fièrement perché devant un marché limitrophe au Boulevard Morgan, on aura voulu procéder à un coup de chapeau anthropomorphisant envers le personnage historique. Ratant ouvertement (sciemment ou non) le marchant homonyme de prêt-à-porter populaire au magasin à rayon aussi oublié que lui-même, on s’enfonça plus profond dans la légende en entrant dans une posture métaphorique ouverte et ostentatoire avec le glorieux corsaire gallois qui ne fut effectivement, quand on s’arrête un peu pour y penser, qu’une manière de canard malabar se mouillant cavalièrement le bec dans la vaste mare poissonneuse qui bouillonnait gaillardement devant lui.

Le corsaire Sir Henry Morgan (1635-1688) représenté ici sur la page couverture d’un roman populaire portant sur les «pirates»

Le corsaire Sir Henry Morgan (1635-1688) représenté ici sur la page couverture d’un roman populaire portant sur les «pirates»

Avouez que la ressemblance (faconde ardente, tonus autosatisfait, plume au canotier) est saisissante (photo Griffith)

Avouez que la ressemblance (faconde ardente, tonus autosatisfait, plume au canotier) est saisissante (photo Griffith)

Il s’avère qu’à force de façonner, de métonymiser, de métaphoriser, de représenter, on le perd, l’art trouvé (ce qui, en soi, n’est pas un crime non plus). Voilà, c’est dit. Sculpture figurative zoomorphisante/anthropomorphisante (elle aussi) en quasi-ready-made, le Corsaire Canard du Marché Maisonneuve (Montréal) est un vieil ami. Pour faveur, ne manquez surtout pas d’aller le saluer, si jamais vous passez dans ce coin-coin-coin-coin là…

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Il y a quatre-vingt dix ans naissait JEAN-PAUL RIOPELLE

Posted by Ysengrimus sur 7 octobre 2013

une-croute-de-Riopelle

Oh, bon anniversaire KALIKALIFOURCHENKÂLIBOUÈRE. Il est né en 1923, comme mon papa, qui, lui, nous a fait le très grand plaisir-plaisir-plaisir de ne pas mourir en 2002 (comme Riopelle), c’est l’HYPERMAXIPANARDIESQUEGIGANTAL Jean-Paul Riopelle (1923-2002). Oh, pour faveur, le souffle court, entendons son appel:

L’APPEL DE RIOPELLE

L’appel de Riopelle,
C’est l’appel de la croûte.
C’est la pulsion des vraies de vraies taches
Qui sont poisseuses et qui dégouttent.
C’est le contrôle archi-complet
Sur ce que les formes évoquent.
C’est le feu au matelas
Sous la mansarde de Paul-Émile Borduas.
C’est la tempête au lac,
Sous les ciels de Jackson Pollock.
Poisseuse époque…

L’appel de Riopelle,
C’est le souci ultime de DÉGOUDINE
Qui transforme le terroir terrien
En un gras terreau de terrine,
Qui s’impose de par chez nous
Autant qu’aux confins de la Chine.
Oh, il est coupé, tranché, sectionné,
Le faisceau du figuratif.
Il est fauché, ratiboisé
Et il s’est fait tondre les tifs.
Sombrez, esquifs…

L’appel de Riopelle,
C’est la pérennité ludique du doute.
Un cheval, un lutin,
Un saxophone, un sein,
Une fleur
Ont toujours comme l’air de perler du fond
Du maelstrom de couleurs.
Sous interdit d’interdire,
Je vous dis pas de pas voir ça.
Mais, pour faveur, que ce soit de jouir,
Non de croire tout décoder sur le tas.
Ce serait trop bas…

L’appel de Riopelle,
C’est lorsque ça chuinte en étoile
Sur la toile.
Si on pouvait toucher
Ce serait écru, raboteux.
Ca piquerait la langue, mordrait les doigts,
Autant que ça pivèle les yeux.
Il reste enfin que c’est à coup de brosse âpre
Et de cinglante truelle
Qu’il s’est étalé sur le canevas de nos âmes,
L’appel de Riopelle…

(Tiré de mon recueil L’Hélicoïdal inversé (poésie concrète), 2013)

C’est un artiste du genre de ceux qui me font jubiler chaque fois que j’appréhende ce qu’ils déboulent. Il fut une des locomotives des Automatistes montréalais, mouvement artistique fondé circa 1940 par Paul-Émile Borduas (1905-1960). Parisien d’adoption, Riopelle fut le seul canadien à avoir jamais exposé avec les Surréalistes. S’il faut faire des rapprochements —ces derniers, toujours intempestifs— pour le peintre (outre son «maître» Borduas), on pense à Jackson Pollock (1912-1956). Pour le sculpteur, on pense aux grandes installations de faridondinesque n’importe quoi tripatif de Marcel Duchamp (1887-1968). Noter que ces deux pôles de comparaison, l’un américain, l’autre français, sont plus vieux que Riopelle. Comme Émile Nelligan (sur Rimbaud et Mallarmé), comme Claude Gauvreau (sur Dada), notre grand artiste local retardouillise d’une petite vaguelette. Cela ne le rend pas moins bon mais cela le rend vachement canadien, quelque part.

Au chapitre des grandes installations de faridondinesque n’importe quoi tripatif, il ne faut surtout pas manquer d’aller voir, si vous passez par Montréal, l’installation-sculpture urbaine LA JOUTE (1969). Elle se tient entre les rues Viger et Saint-Antoine (rues parallèles l’une à l’autre), juste au nord de l’Hôtel Continental (qui, lui, est sur Saint-Antoine). C’est dans un petit parc urbain de poche. Il y a même des bancs pour se poser et mieux accuser le coup de la contemplation de notre objet riopellesque. On peut capter celui-ci à la synthèse, comme ici (en tournant le dos à la rue Viger, l’Hôtel Continental est direct au fond, en brun pâlotte):

LA JOUTE, installation-sculpture de Jean-Paul Riopelle (1969). Photo: la Lettrée Voyageuse

LA JOUTE, installation-sculpture de Jean-Paul Riopelle (1969). Photo: la Lettrée Voyageuse

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Ou on peut circuler entre ses différents éléments et contempler chacune des portions de la composition, comme si on baguenaudait dans une sorte de mini exposition de plus petites sculptures urbaines.

LA JOUTE (détail), installation-sculpture de Jean-Paul Riopelle (1969). Photo: la Lettrée Voyageuse

LA JOUTE (détail), installation-sculpture de Jean-Paul Riopelle (1969). Photo: la Lettrée Voyageuse

C’est censé, en fait, être un kinéflaflarama dynamique, avec du feu et des jets de fontaine, mais vous faites pas chier, c’est tout le temps débretté et ça bouge en fait jamais vraiment. C’est une grosse chose polymorphe, multicourabine, tendue, austère, et silencieuse. Aussi, vaut mieux se contenter de la toucher des doigts, des pognes et des lèvres. Cela se fait plus facilement quand elle ne fonctionne pas (tout le temps, en fait). C’est du bronze mais on dirait qu’il est façonné, à l’angoisse déglobaleuse, à la tremblotte aux tripes, comme de la glaise vive, désormais finfinaufigée. Inutile de dire qu’il faut aller voir ça l’été… parce que l’hiver, c’est tout enneigé. La nuit, un anneau au sol qui le cercle, l’encercle et lui sert de franchissable enceinte l’éclaire habituellement de bas en cloque. Voilà qui se dit sans dédire ni paradire. Pour tout dire: j’adore ce zinzin.

Et d’évidence je suis pas le seul. Car Riopelle, il a fait des petits, comme le montre ce beau portrait de lui, bombinofiguratif mais toujours tourmenté, façonné un an après sa mort, par la sculpteure et statuaire française Roseline Granet. Ce portrait en pied de Riopelle (on l’imagine en train de mater une de ses grandgaudruche en gestation, dans son studio) nous signale, quand on arrive par la rue Saint-Antoine, que nous voici, et ce pour toujours, sur la Place Jean-Paul Riopelle, mes chèr(e)s. Et oh, oh, bon anniversaire KALIKALIFOURCHENKÂLIBOUÈRE.

LE GRAND JEAN-PAUL, sculpture (portrait de Jean-Paul Riopelle) de la sculpteure française Roseline Granet (2003). Photo: la Lettrée Voyageuse

LE GRAND JEAN-PAUL, sculpture (portrait en pied de Jean-Paul Riopelle) de la sculpteure-statuaire française Roseline Granet (2003). Photo: la Lettrée Voyageuse

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De la sagesse apaisante du SIMPLE FOUET EN TAI CHI du sculpteur Ju Ming (Place des Peuples, Montréal)

Posted by Ysengrimus sur 1 octobre 2013

Le SIMPLE FOUET EN TAI CHI du sculpteur Ju Ming. Photo: la Lettrée Voyageuse

Le SIMPLE FOUET EN TAI CHI du sculpteur Ju Ming. Photo: la Lettrée Voyageuse

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C’est l’histoire, sinueuse, aigre et brumeuse, de la toute graduelle réappropriation d’un espace urbain, dans une vieille ville occupée d’Amérique du Nord britannique. L’ancienne place du marché au foin de Montréal devient, en 1860, le ci-devant Square Victoria. On plante un peu plus tard, en 1872, au milieu de ce vaste espace urbain, une statue sur socle élevé de la reine Victoria (1819-1901). La souveraine de l’occupant colonial est debout avec couronne et sceptre au faite d’une assez haute colonne… et elle est jeune et fraîche (en 1872, la vraie reine Victoria avait pourtant déjà cinquante-trois ans et était une bien triste veuve). Ce n’est pas là une de ces statues chiantes et rebattues de la Veuve Windsor empâtée et boudeuse comme celles qui trôneront plus tard, lourdement assises devant l’Université McGill (Montréal) ou devant le parlement de l’Ontario dit Queen’s Park (Toronto). Non, non, ici, on cherche à donner à la souveraine impériale une dégaine tonique, florale, diurne, radieuse, presque guillerette. Yeah right… Tout ce qu’on obtient, c’est de bien nous rappeler que la reine Victoria avait effectivement seulement dix-huit ans lorsque survint, au tout début de son long règne, la Rébellion des Patriotes de 1837-1838, réprimée dans le sang par ses très brutaux régiments coloniaux. Le nom de ce «square» et la présence de cette statue sont une cuisante et fort explicite injure colonialiste (pas surprenant que le FLQ, en 1963-1970, faisait sauter des monuments montréalais) et une cicatrice purulente dans le visage de Montréal.

Mais si une cicatrice ne disparaît pas, par contre elle se soigne. Toujours subie, sa purulence peut se voir atténuer par un aménagement urbain intelligent. C’est ce qui s’est passé, sans tambour ni trompette, en 2002-2003 quand la statue du SIMPLE FOUET EN TAI CHI (Tai Chi Single Whip dān biān taiji) du brillant et imaginatif sculpteur chinois (taiwanais) Ju Ming (né en 1938) fut installée tout au bout de la place (extrémité nord), la dominant désormais et l’investissant totalement dans sa direction (et quand on contemple la magnifique statue de Ju Ming, on se doit implacablement de tourner le dos à l’endroit où se trouve la statue de la souveraine honnie). Cette œuvre d’art urbain moderne fait partie d’une série de statues internationalement disposées inspirée par les séquences de mouvements corporels du Tai Chi. Dans le partage de ces représentations bonhommes, d’allure vaguement inukshukesque, Montréal a hérité du simple fouet, une des positions corporelles de base du Tai Chi correspondant à l’ouverture aux possibilités multiples des mouvements et des directions ultérieures et exprimant la sérénité et une rencontre paisible avec la multitude des possibles. La sagesse tendrement comique et indubitablement apaisante du SIMPLE FOUET EN TAI CHI du sculpteur universel Ju Ming se complète d’un beau cadeau que nous fit, au même moment, la ville de Paris (France). Un portail MÉTROPOLITAIN facon Hector Guimard, comme ceux de la Ville-Lumière pour encadrer la sortie de la station de métro Square Victoria (ligne orange). Things change, don’t they… Voici donc maintenant ce que le personnage de pierre effectuant le mouvement du simple fouet en Tai Chi verrait depuis sa position, s’il disposait de notre regard impudent et sagace. De la statue de la reine Victoria, jadis pôle attractif central de toute la place, on ne voit plus, partiellement caché par les arbres du dispositif, sur tribord avant, que le socle. Si une cicatrice ne disparaît pas, par contre elle se soigne…

La PLACE DES PEUPLES dans le regard du gros perso de pierre effectuant le simple fouet en Tai Chi. La porte de métro à la française est bien visible. La reine Victoria, par contre, est toute seule dans son petit coin. Le perso de pierre et nous n’en voyons plus que le socle, bien vaguement. Photo: la Lettrée Voyageuse

La PLACE DES PEUPLES telle qu’elle apparaitrait dans le regard du gros perso de pierre effectuant le simple fouet en Tai Chi. La porte de métro à la française est bien visible. La reine Victoria, par contre, est toute seule dans son petit coin. Le perso de pierre et nous n’en voyons plus que le socle, au loin. Photo: la Lettrée Voyageuse

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Les choses avancent petit à petit, donc. Bon, on ne peut pas officiellement renommer le Square Victoria. C’est là un de nos fort nombreux interdits implicites, irritants et honteux. L’occupant post-colonial canadien nous ferait chier sans fin si on osait le faire. Il va donc falloir patienter, patienter encore. Un premier signal fort, dans la direction toponymique, apparut cependant lors des manifestations des Indignés de 2011, dont cette place fut le point de ralliement, sur Montréal. Le nouvel espace que je viens de brièvement vous présenter fut alors renommé, officieusement mais très explicitement, PLACE DES PEUPLES. Cela me va parfaitement.

Indignons-nous de tout ce qui indigne. Il faut refaire la vie et un jour viendra.

Ysengrimus embrassant la Place des Peuples sous le regard patient du Cuistot Musico. Photo: Allan Erwan Berger

Ysengrimus embrassant la Place des Peuples sous le regard patient du Cuistot Musico. Photo: Allan Erwan Berger

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