La Musique hante la mémoire, n’est pas résumable, et est indéfinissable.
Paul Valéry (Analecta, aphorisme XCIV, note 2)
.
.
En écrivant les «églogues instrumentales» (cinquante poèmes sur cinquante instruments de musique), le troisième sous-recueil de mon ouvrage Ressacs Poétiques (2019), un flot de faits biscornus, tangibles et denses m’est revenu, en tourbillons, en cascades. J’ai dû me rendre à l’évidence: en toute indépendance du lyrisme poétique qui m’a fait écrire sur les instruments de musique, j’ai dans la tête, en vrac et en fanfare, un ensemble, matériel et intellectuel, de faits musicologiques ordinaires et vernaculaires, tous vécus par le petit bout de la lorgnette. Sur une période de soixante ans (1960-2020), j’ai ressenti intensément la musique, à travers le lot extraordinaire et mirifique de ses instruments, vieux et neufs, beaux et laids, forts et faibles, grands et petits. Je les ai touchés, je les ai palpés, je les ai entendus, je les ai regardés, je les ai supportés, je les ai révérés, je les ai cogités, je les ai médités. Je les ai trouvés évidents ou je les ai trouvés ambivalents. Je ne les ai jamais pris pour acquis et je les ai tous appréciés et aimés. La musique passe et se transmet crucialement à travers ses instruments et ses instrumentistes. Et cette voix est toujours la voix d’un temps… un temps qui, déroulé, révolu, en vient de plus en plus à vouloir se dire.
Vous allez un peu lire, dans cet ouvrage, quelque chose comme les mémoires sur le tas d’un modeste musicien raté. Vous allez me saisir sur images interrompues, me capter en flagrant délit de cesser de jouer de la musique. C’est que, fondamentalement autant que viscéralement, la musique, je préfère la regarder et l’écouter. Pour tout dire, ma priorité est de la contempler. J’ai donc appris à renoncer à la musique, comme acteur. En musique (comme en gastronomie, en peinture, en sculpture, en parfumerie, en cinéma) je suis public. Et le public ne joue pas la musique. Il en parle. C’est ce que je fais, dans ce petit livre. Et ma musique —au sens métaphorique, cette fois-ci— se joue, entre ces pages, sur un instrument irréel, largement fantasmé, un petit peu toc, même… un luth. Et le luth que je vous joue ici est un luth de carton.
Parler de musique me laisse toujours ce goût onctueux et étrange dans le fond du cerveau. Duke Ellington disait: votre meilleur instrument de musique, c’est votre oreille. Moi, ma joie et ma tristesse combinées résident dans le fait que mon oreille, c’est aussi mon seul instrument de musique…. Dont acte d’écriture. Le forban compense toutes ses pauvretés. C’est bien pour ça qu’il cherche des trésors.
Au sein de cette joyeuse galerie de souvenirs, on va vite noter des petits absents (comme le tanbura ou le cor anglais) et des grands absents (comme la guitare électrique et la trompette). Les petits absents, je les aime profondément mais je n’ai pas vraiment de souvenir tangible les concernant. J’ai donc dû un petit peu les abandonner sur le bord de la route. Dans le cas des grands absents, j’ai tout simplement trop de souvenirs à leur sujet, un tintamarre de souvenirs. Ça aurait fait cacophonique et cataclysmique de chercher à tous les empiler, puis les faire défiler. La trompette (la reine du Jazz) et la guitare électrique (la reine du Rock), les mélomanes de ma génération et de la génération précédente les entendent tous le temps, dans leur tête. Un jour (en 1983), dans une salle de séminaire de l’École Normale Supérieure de Paris, un instrument diffus et quasiment imperceptible se fit entendre. Le conférencier (mort depuis — il avait l’âge de mon père) s’interrompit alors parce que, selon ses dires, il entendait une trompette lointaine. J’entendais, pour ma part, une guitare électrique lointaine. Parallaxe auditive et diffraction des lectures. Le conférencier était avec Boris Vian, j’étais avec John Lennon. Chacun le son de son temps.
Pour le coup, c’est comme pour le nom des instruments. Un jour (vingt ans auparavant, en 1963), j’ai décidé que le nom guitare allait beaucoup mieux au violon que le nom violon et que le nom violon allait beaucoup mieux à la guitare que le nom guitare. J’ai donc interverti ces deux noms, de ma propre initiative, et de mon propre chef. Une fois ce correctif radical instauré, en moi, le plus simple restait à faire. Convaincre la terre entière que, fait inédit, le violon s’appelait en fait guitare et que la guitare s’appelait en fait violon. Rien n’est impossible, quand on a cinq ans. Je commençai cette grande œuvre de rectification lexicale avec une de mes cousines, une grande, qui me gardait, un soir. Elle lisait un livre en ma compagnie. Je me vois encore sur le sofa du salon, avec elle. Tout va bien car cette cousine me connaît assez bien et elle ne sous-estime pas trop mon intelligence, comme le font si souvent ces grandes. Elle me montre un guitariste dans le livre et me demande le nom de l’instrument. Je réponds: un violon. Elle me lit la page sans broncher et j’ai le temps de me dire intérieurement que ça marche, que l’intervertissement du nom de ces deux instruments est amorcé, qu’il s’enclenche, qu’il est en cours. Juste avant de tourner la page du livre d’images, ma cousine pose le doigt sur l’image de l’instrument et dit: C’est une guitare, Paul. Tâche de ne pas te tromper à l’avenir. Ah, me dis-je intérieurement, c’est cette pauvre dame qui ne comprend rien de l’essence radicale des choses et de la crise des dénominations l’enveloppant et l’enserrant comme une brume ouateuse. Peste alors!
Aujourd’hui, les instruments de musique portent leurs noms, en moi, leurs vrais petits noms dénotatifs. Ils jouent aussi leur musique, leur vraie musique de ritournelle et rien d’autre. Mais la folie qu’ils me suscitent reste, elle aussi, avec moi et elle ne me quittera jamais. Cela me fait rêver un peu et chantonner beaucoup.
Cela me fait aussi écrire. D’où ce recueil de cinquante textes sur cinquantes instruments de musique, que je soumets aujourd’hui à votre sagacité amie.…
.
.
.
Paul Laurendeau (2020), Le luth de carton, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.
.
.
.