Notre histoire débute vingt-cinq ans après le lancement de la chanson Petit Papa Noël par Tino Rossi (1907-1983). Nous voici donc en 1971, j’ai treize ans et je flâne, quelques semaines avant la Noël, dans le magasin de musique du vieux centre d’achats de Repentigny. Je barbotte dans la musique en feuilles et je tombe sur des partitions de Petit Papa Noël, en feuillets reliés. La quatrième de couve d’un de ces feuillets explique que cette rengaine archi-connue est une œuvre immense, rien de moins que le plus important succès de toute la chanson française. J’apprends aussi qu’elle a été popularisée, en 1946, par un certain Tino Rossi, dont je ne sais absolument rien. La musique est pour piano mais je n’achète pas le feuillet. Je suis à suivre des cours de piano depuis un moment mais ça me barbe au possible. Pas question que je me colle un pensum musical supplémentaire sur le dos, en attirant l’attention de mon instite de piano par ce qui me semblerait fatalement une initiative bien trop intempestive. La barbe. Profil bas, sur ces matières. Je remets prudemment la partition bien en place… et ce nom charmant et hautement exotique se fiche dans ma solide jeune mémoire: Tino Rossi.
Deux ans plus tard (en 1973), voici ma mère au téléphone avec une de ses collègues de travail. C’est la grande nouvelle: Tino, notre Tino, passe à la télévision, ce soir. Un spécial français, au canal 2 (Radio-Canada) ou bien au canal 10 (Télé Métropole), je suis pas certaine. Je hausse un peu le sourcil. Ma maman n’est pas très musique. Elle n’écoute jamais de disques et la chanson populaire contemporaine l’indiffère passablement. C’est bien la première fois (et la dernière) que je l’entends se pâmer ainsi sur un chanteur populaire quelconque. Notre Tino… tiens, tiens, il s’agit de nul autre que ce Tino Rossi rencontré furtivement par moi, sur musique en feuilles, deux ans auparavant. Je ne connais toujours strictement rien de ce gars. Je n’entends pas son son dans ma tête. Mais l’enthousiasme de maman m’intrigue passablement. Je me promets bien de ne pas rater ce spécial télévisé, car je suis hautement curieux d’entendre comment sonne notre Tino si chéri de maman.
Nous voici donc ce soir là, quelques jours avant la Noël de 1973, devant la téloche, toute la famille. Maman (1924-2015) est très excitée, limite méconnaissable. Papa (1923-2015) est plus calme, mais il ne veut pas rater le truc, lui non plus. Les types du canal 2 ou du canal 10 ont mené leur barque astucieusement. Ils ont repris un spécial français diffusé plus tôt dans l’année et intitulé Tino Rossi pour toujours et ils l’ont soigneusement charcuté puis lardé de capsules de présentation (visiblement je ne suis pas le seul québécois de 1973 qui ne connaît pas le premier mot du corpus de notre Tino et qui a besoin de se faire introduire le bonhomme). Le tout prend la forme d’une sorte de reportage-concert présentant les séquences chantées du spécial télévisuel français, sur le ton de chez nous. De la vraie téloche collage-tapisserie comme il s’en faisait tant, dans nos jeunes années. Le tout est évidemment amplement coupé d’interruptions publicitaires. Ah, le bon vieux temps de la bonne boîte de contreplaqué à images d’autrefois.
Je découvre donc un gros sexagénaire tiré à quatre épingles, joufflu, bonhomme et décontracté, qui chante au micro, dans une sorte de style bel canto vieillotte et propret, des chansons en français mais… qui font mystérieusement italiennes, espagnoles ou corses. Je ne connais rien et ne reconnais que nouille de ce corpus. Terra incognita intégrale. Papa et maman semblent parfaitement familiers avec le tout. Surtout maman, qui fredonne en cadence plusieurs des chansonnettes. J’écoute, en silence, les doux flonflons de cette autre facette crépusculaire du temps lointain de la jeunesse de mes parents, dont je ne sais fichtre rien. Soudain, le petit freluquet de la capsule de présentation nous annonce: Après la pause publicitaire, nous vous ferons entendre le plus grand de tous les succès de Tino Rossi. Pendant les pubes de shampoing et de bagnoles, un petit débat doux et tendre s’instaure, entre papa et maman, sur l’identité de ce succès suprême du dodu ensoleillé. Papa opte pour Le plus beau tango du monde, une chansonnette de 1951 qu’il avait interprété lui-même autrefois, sur guitare hawaïenne. Maman penche plutôt pour Marinella, grand succès sentimental d’avant-guerre (1936) qui la fit jadis tant rêver. Je ne connais alors aucune de ces deux pièces et je me dis que si le tube est si immense que ça, même moi, qui n’y connais rien, je devrais l’avoir à l’esprit. La musique en feuilles de 1971 se remet alors à me bruisser dans la tête et je romps mon silence opaque d’une intervention unique. Non, vous l’avez pas ni un ni l’autre. C’est PETIT PAPA NOËL. Les pubes se terminent et le gros gars en costard entonne la rengaine de Noël bien connue. Papa ne bronche pas mais maman ronchonne tout de même un petit peu. Primeur d’entre les primeurs. Elle IGNORAIT tout simplement que Petit Papa Noël, chansonnette rebattue, séculaire et intégralement banalisée, était initialement une goualante de son cher Tino Rossi. Chacun nos segments de savoir et d’ignorance sur le gros corse, idole de la jeunesse maternelle d’un autre temps.
Maintenant… attentifs et attentives comme je vous devine, une question cruciale s’impose. Si je ne tiens pas Petit Papa Noël de ce bon Tino Rossi (ni même de ma vieille musique en feuilles de 1971, vu que la rengaine m’était déjà amplement connue même alors), de qui est-ce que je la tiens donc tant? Eh bien, je vous le donne en mille. Je tiens cette ritournelle française du temps des fêtes d’un des sous-traitants québécois du bon gros corse séculaire. Et, oh finesse sublime, pour ne pas être en reste avec le folklore saisonnier du moment, cet interprète post-rossiesque s’appelait Paolo Noël. Vous admettrez avec moi que ça ne s’invente pas. Ce bon monsieur Noël avait fait un disque sur le thème attendri de la saison éponyme et c’est sa version de Petit Papa Noël et aucune autre qui berça ma tendre enfance.
Pour moi, donc, Petit Papa Noël fut, est, et restera, une chanson de Paolo Noël. Notre Paolo… et, comme maman, je ne me refais pas. Et, et, et… je vous raconte tout ceci, ici, l’âme attendrie, parce que Petit Papa Noël (celle de Rossi, de 1946, hein, pas celle de l’artiste local opinément dénommé Noël) jubile aujourd’hui, tout au fond de nos cœurs de vieux enfants, sa soixante-quinzième année d’existence qui sonne. Oh comme la vie défile et… faut profiter quand il est temps, Catarinetta tchi-tchi… Merci.
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