Le Carnet d'Ysengrimus

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  • Paul Laurendeau

  • Intendance

La Petite fille intrépide (FEARLESS GIRL) ou de la subversion en art

Posted by Ysengrimus sur 21 février 2018

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L’art n’est pas seulement frivole, il arrive aussi à être insidieusement subversif. De tous temps, les artistes authentiques ont su annoncer l’Histoire et installer des idées anticipatrices en porte-à-faux dans des espaces qui se définissaient initialement, dans leur principe, comme inaptes à les tolérer. La sculpteuse Kristen Visbal a indubitablement réalisé ce petit exploit subtil à New York, dans le Parc du Boulingrin (Bowling Green) du quartier des affaires de Manhattan (Financial District, Manhattan). Au départ, il s’agit de faire rien de plus que du bon petit féminisme de droite, sans trop casser la baraque. On se propose donc —apparemment— de tout juste rendre hommage aux femmes dans le secteur des affaires et de mettre en valeur leur présence dans les positions d’autorité affairiste. La plaque aux pieds de la Petite fille intrépide (Fearless Girl) est effectivement explicite (quoique, hmm, hmm… subtilement ambivalente) sur la question. Et elle fait même référence à l’entreprise ronron qui finança cette œuvre d’art urbain.

Sauf que vite, quand on visualise la chose dans sa plasticité effective, on se rend bien compte que la Petite fille intrépide se fait bel et bien foncer dedans par le fameux Taureau de Wall Street (Charging Bull). Or ce qui compte exclusivement, c’est ce que l’œuvre d’art urbain fait, toujours. Le taureau, qui date de 1989 et qui autrefois semblait courir dans le vent, sans plus, fonce maintenant sur un être humain gracile. Et qui plus est: cet être humain gracile —crucialement enfantin et féminin— affronte, tient tête et, anticipation dialectique fatale, vaincra. On le sent en un éclair, au premier regard. L’œuvre globale s’en trouve dès lors radicalement et irréversiblement réinvestie. Notons que l’œuvre finale n’est pas concertée. L’auteur du Taureau déteste copieusement la Petite fille intrépide car il comprend parfaitement que son œuvre devient une merde odieuse, monstrueuse, pervertie, qui ne peut plus revendiquer la moindre validité héroïque. Ce qui se voulait autrefois la Force (la force de la finance, naturellement) est dorénavant devenu le Monstre. Magnifique symbolisme.

Il y a évidemment les pour et le contre. Il y  a ceux et celles qui se lamentent à cause du commanditaire de l’œuvre, une entreprise de je ne sais quoi de boursicote dont j’ai rien à foutre. J’aimerais leur rappeler que les commanditaires de la Tour Eiffel, en 1889, c’était pas des petits saints non plus. Then what? On s’en tape souverainement aujourd’hui… Ce qui compte dans la démarche artistique, c’est l’apport résultatif de l’artiste, pas les manœuvres suspectes des chiens sales qui tiennent l’avoir collectif en otage et cherchent à se faire mousser dans le mouvement. Moi, la Petite fille intrépide, je suis mille fois pour. J’espère seulement que sa grande popularité instantanée perdurera et lui permettra de devenir une installation permanente exactement là ou elle se trouve. Et, en attendant que tous les emmerdeurs et les pense-petits statuent sur son sort fatal et sublime, eh bien, elle me fait chanter…

Petite fille intrépide
 
Petite fille intrépide,
Tu fais face au torrent
Et tu combles ce vide
Qui nous serre en dedans.
Tu es l’eau de la source,
Intrépide petite fille,
Et la Tour de la Bourse
Gondole, frémit, vacille.
 
Tu nous dis: je suis là,
Une petite Tour de Pise.
Et tu ne penches pas
Devant les entreprises
Et les émoluments
D’un taureau qui te charge
Et qui voudrait tellement
Que tu prennes le large.
 
Petite aiguille au pied
Des courtiers, des barons,
Viens nous les fredonner,
Tes contines, tes chansons.
Entre le plomb et l’or
Et le sec et l’humide,
Tu rends le faible, fort,
Petite fille intrépide.
 
Tu ne contemples pas
Ce Minotaure qui fonce
Et pourtant, tu le vois
Et c’est toi qui annonces
Qu’un beau jour, il tombera
Comme les feuilles à l’automne
Avec force et fracas
Comme quand l’Histoire étonne…
 
Petite fille intrépide,
Je veux te dire merci.
Tu es ce qui valide
Tout ce qui subvertit.
Tu es la résistance
Qui s’annonce en nos cœurs.
Tu es ma dernière chance.
Tu es mères, filles, tantes, sœurs…

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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34 Réponses to “La Petite fille intrépide (FEARLESS GIRL) ou de la subversion en art”

  1. Caravelle said

    Elle est très touchante, cette petite fille…

  2. Fridolin said

    Ce qui compte dans la démarche artistique, c’est l’apport résultatif de l’artiste, pas les manœuvres suspectes des chiens sales qui tiennent l’avoir collectif en otage et cherchent à se faire mousser dans le mouvement.

    Je seconde, à fond.

  3. Catoito said

    Des touristes prenant des photos autour du taureau de Wall Street et de la petite fille intrépide. C’est remarquablement éloquent…

    [Vidéo disparue — Ysengrimus]

    • Sally Vermont. said

      On remarque (en 3:00 et en 7:10) qu’un des attraits du taureau c’est de se faire photographier en lui tenant les couilles. Alors que, dans le cas de Fearless Girl, il s’agit de se faire photographier (surtout des femmes) imitant et appuyant sa pose affirmée.

      C’est incroyablement symbolique…

      • Line Kalinine said

        Ce qui me frappe, c’est que les deux espaces sont investis de façon fortement séparée par les visiteurs et les visiteuses. Quand elles sont visitées ainsi, la perspective unissant les deux œuvres dont nous parle Ysengrimus n’y est pas vraiment. C’est plutôt chacun de son bord et le groupe du taureau et celui de la petite fille ne se parlent pas, ne se rejoignent pas.

        L’Amérique coupée en deux?

  4. Val said

    Tu es la résistance
    Qui s’annonce en nos cœurs.
    Tu es ma dernière chance.
    Tu es mères, filles, tantes, sœurs…

    Que c’est beau! Quel bel hommage à la Petite Fille Intrépide. Pour moi, cette petite fille est une protectrice pour toutes les autres petites filles qui luttent toujours du seul fait de se tenir debout parmi toutes les inégalités du monde. La force des filles – j’espère qu’elle se répandra loin et durablement.

  5. Serge Morin said

    D’après la documentation, la Petite Fille est censée être une sculpture temporaire. Dans la conjoncture sociétale actuelle, ils risquent de bien se faire varloper et bardasser les ergots s’ils essayent de la dessouder de là…

  6. Casimir Fluet said

    J’aimerais leur rappeler que les commanditaires de la Tour Eiffel, en 1889, c’était pas des petits saints non plus. Then what?

    J’aimerais, respectueusement mais fermement, seconder ceci. Voici un des commanditaires majeurs de la Tour Eiffel (Cliquer pour agrandir).

    En avez-vous quelque chose à foutre, quand vous allez rêver à Paris? Soyons sincère, ici. Non et non. Ce qui compte, c’est ce que l’œuvre fait devant l’Histoire. Pas le tire-laines local qui se fit de la pube avec, autrefois…

    • Caracalla said

      Pour mémoire historique, il est utile d’avoir cette plaque… mais ça change pas ma vision de la Tour Eiffel, non. On se dit simplement: il fallait bien que quelqu’un fournisse le fer et finance la patente. Comme dit Ysengrimus: Then what?

  7. Sophie Sulphure said

    En tout cas, c’est un phénomène immense. Elle est très aimée, et c’est pour ce qu’elle représente. Non pas une entreprise ou une autre mais, bel et bien, l’impérative affirmation de la fille et de la femme…

    • Sissi Cigale said

      Il faut dire que c’est parfaitement irrésistible. Qu’est-ce que c’est que cette nunucherie de statue temporaire. Ya que les mecs et les taureaux couillus qu’ont des statues permanentes?

      • Lys Lalou said

        J’ai eu mes hésitations de femme de gauche sur ce phénomène. Mais je pense que l’analyse d’Ysengrimus finalement prévaut. La puissance artistique du symbole submerge complètement la situation un peu étroite de son contexte d’engendrement. La Petite Fille Intrépide transgresse les corporations et le taureau de la finance comme… comme Sganarelle désamorce la Statue du Commandeur.

        [Voilà. Excellente analogie moliéresque… — Ysengrimus]

      • Tuquon Bleu said

        J’la pogne pas, l’analogie moliéresque…

      • Odalisque said

        À la fin du Dom Juan de Molière, quand la Statue du Commandeur entraîne l’aristocrate libertin aux enfers, le valet de ce dernier, Sganarelle, en habit rayé de bouffon, arrive en criant qu’il veut qu’on lui paie ses gages. Son intervention sautillante et décalée fout en l’air complètement la dimension grave et tragique de l’action du Commandeur.

        La Petite Fille Intrépide neutralise le Taureau de la Finance, comme Sganarelle neutralise le Commandeur. En moins bouffon même, en plus sérieux, en plus profond…

        J’ai bon?

      • Lys Lalou said

        Vous avez la note parfaite, Odalisque.

  8. Sylvie Des Sylves said

    J’ai beaucoup apprécié l’entretien avec la statuaire Kristen Visbal dans la seconde vidéo de l’intervention de Sophie Sulphure (commentaire 7). Ici, on a les artistes au travail, façonnant collectivement la Petite Fille Intrépide (premier film), puis la mettant en place (second film). Le second film étudie aussi, en silence, la statue dans son emplacement, sous plusieurs angles…

    • Marie Verne said

      Merci, Sylvie des Sylves. Dans le second film, en 1:58, le face à face avec le taureau est particulièrement saisissant.

  9. Tourelou said

    En affaires… Pour y avoir été, les femmes d’affaires avons trop souvent besoin de confronter les couilleux. Croyez-moi, faut les prendre de face, comme le démontre si bien cette grande intrépide!

    • Mirmille Marbre said

      Commentaire hautement valide qui synthétise bel et bien le tout du symbole mis en place ici…

  10. Jujubelle said

    Un échantillon des incroyables galipettes de mauvaises foi et de symétrisme masculiniste hypocrite que font certaine queutards pour salir cette œuvre d’art. C’est tellement minable. Le petit carlin gentil-gentil qui fait pipi sur la petite fille…vraiment…

    • Batelier said

      Savoureux de voir ces petits suppôts proprets du fric et du capitalisme qui, quand il s’agit de faire ramper leur misogynie maladive et de casser de la bonne femme menu, se transmutent subitement (et fort temporairement) en grands dénonciateurs outrés des entreprises de courtage (ici parce que l’une d’entre elles sponsorise la Petite Fille Enquiquinante).

      Vous tenez le mot, Jujubelle. C’est minable. Ysengrimus avait parlé autrefois d’androystérie

  11. Freluquet du Dimanche said

    Ils parlent maintenant de la relocaliser dans un espace plus facile d’accès pour les piétons… ET EN COMPAGNIE DE SON TAUREAU.

    ‘Fearless Girl’ will get a permanent NYC home. Though the statue, along with “Charging Bull,” may be relocated

    C’est Paul Bunyan, cette gamine!

  12. Mouflet said

    Les deux statues seront déplacées mais ne formeront plus un ensemble (si j’ai bien compris)

    La statue «Fearless Girl» sera déplacée face à la Bourse de New York

    Ils sont encore à tâter le terrain, on dirait… Le nouvel emplacement est prestige mais la dimension de lutte sociale sera insidieusement atténuée…

  13. Herbe et Neige said

    Voici qu’il va y en avoir une deuxième à la City de Londres, maintenant.

    PETIT FILLE INTRÉPIDE À LONDRES

  14. [Hyperlien avec ce texte du Carnet d’Ysengrimus]

  15. Rimonne said

    Elle fait face à l’immeuble de la Bourse même, désormais. Je suis pas certaine d’aimer autant (cliquer pour agrandir)…

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