Qu’est-ce qu’une caricature antisémite?
Posted by Ysengrimus sur 1 avril 2016
Un antisémite chronique qui fait parfois sa petite mouche du coche malodorante sur le site de cyber-jounalisme citoyen Les 7 du Québec a posté, dans la section commentaire d’un de mes articles n’ayant absolument rien à voir avec la question juive, le petit montage visuel que vous voyez ici en entête. Ceci est mon [Paul Laurendeau/Ysengrimus] visage monté sur le «cadre» visuel d’un intellectuel ashkénaze. Assez abrupt, pour le coup, vous me direz pas! Je me suis alors demandé si cela constituait une caricature antisémite? La question est moins simple qu’il n’y parait. Arrêtons-nous y un instant, sans paniquer, en sémiologue.
Je vais temporairement laisser de côté la légende [Rabbi Laurendeau — Quebec basher] qui pose, elle, des problèmes distincts, plus limpides, et sur lesquels je vais revenir. Concentrons-nous dans un premier temps sur l’illustration. Il s’agit de ce que les critiques de l’art moderne ont appelé un télescopage. La notion est auto-explicative. Vous stabilisez la rencontre percussive, abrupte, éclectique, incongrue et abrasive entre deux entités visuelles habituellement séparées ou, à tout le moins, non rapprochées. La visée est métonymique. Habiller Laurendeau/Ysengrimus en citoyen ashkénaze et/ou en rabbin l’enjuive. C’est la visée initiale de l’image produite. Les petits copains brunâtres du cyber-maquis antisémite captent le message immédiatement: «Laurendeau roule avec eux». Un mot sur le fond livresque ou bibliothécaire que notre caricaturiste perpétue (et qu’il aurait parfaitement pu altérer ou retirer). Ce fond livresque représente ce que ce «rabbin de base» et Laurendeau/Ysengrimus ont en commun, selon le caricaturiste. Ce sont des intellectuels, suspects d’intellectualisme, de sapientalité excessive et byzantine, de pédanterie savante, d’arrogance verbeuse ex cathedra. La partie visuelle de cette caricature, en conformité avec l’idéologie explicite de son auteur, est assez nettement un commentaire anti-intellectualiste.
Mais est-elle un commentaire antisémite? Cela reste problématique. Pour éviter de devenir excessivement technique ici, je vais formuler la question en termes prosaïques mais qui, eux, vont quand même bien ouvertement faire sentir l’acuité du problème: qui cherche-t-on à insulter ici? Bon, il y a deux personnes en cause. dans le segment visuel de cette caricature, deux cibles, deux objets d’une intervention se voulant satirique. Il y a le rabbin de base (qui m’est inconnu, vaut comme type général et dont l’identité spécifique est donc sans pertinence sémiologique immédiate, contrairement, par exemple à si on m’avait représenté en Elvis, en Charlie Chaplin ou en Superman). On va l’appeler le rabbin X (en présumant qu’il est rabbin, ce qui est certainement voulu par la légende textuelle de la caricature mais éventuellement contestable sur la base des indices visuels fournis). L’autre personne en cause ici c’est moi, Paul Laurendeau. On m’appellera désormais Ysengrimus. Le problème de l’antisémitisme de cette caricature se pose donc entièrement dans cette simple question: qui cherche-t-on à insulter ici? Contemplons les deux cas de figure.
Insulter Ysengrimus en le télescopant au rabbin X. Cette image m’enjuive. C’est patent. Mais elle n’est explicitement insultante envers moi que dans la vision de ceux qui partagent, à l’avance et comme par automatisme, l’antisémitisme de son auteur. En ce sens, cette caricature n’engendre pas l’antisémitisme concrètement mais le postule abstraitement, de façon parfaitement extérieure à elle, et, conséquemment, elle n’opère comme insulte que chez ceux qui embrassent un certain corps de postulats fétides. Or je n’en suis pas. Les intellectuels que j’admire le plus profondément sont juifs: Albert Einstein, Sigmund Freud, Baruch de Spinoza, Karl Marx, Arnold Schoenberg, Anton Webern. On va pas s’étendre. J’ai d’excellents amis juifs, Moshe Berg par exemple, et je n’ai pas du tout de problème à leur ressembler. Le comparer à un juif n’insulte pas Ysengrimus. Et Ysengrimus n’a pas de problème particulier avec l’influence intellectuelle des juifs. Bon, si je voulais m’offusquer au forçaille je pourrais, en tant qu’athée, froncer le sourcil d’être identifié à une figure religieuse ordinaire, rabbinique ici. Sauf que personne n’est dupe et l’empereur est nu. Le rabbin vaut ici pour un juif, pas le contraire. Il ne s’agit pas de me faire passer pour un mystique ou un théogoneux fumeux et vague mais bien pour un enjuivé direct et frontal, sans plus. Ceci dit et bien dit, le fait que je ne sois pas insulté d’être identifié à un juif est important, certes, mais ce n’est même pas fondamental dans la présente réflexion. Il faut se demander, plus fondamentalement, s’il est antisémite d’identifier quelqu’un à un juif, même caricaturalement. Comme je ne pense du mal ni de moi-même ni des juifs, en quoi identifier un intellectuel ayant de l’estime de soi (et des juifs) à un juif est-il antisémite? Pensez-y, ça ne colle tout simplement pas. Sauf à considérer le second cas de figure.
Insulter le rabbin X en le télescopant à Ysengrimus. Imaginons (et c’est certainement l’opinion de notre caricaturiste intempestif) qu’Ysengrimus est un personnage négatif, un crétin de base à la pensée sommaire, un boutefeu douteux et sans envergure, un homme de peu. Le télescopage consiste alors à salir le rabbin X (et, à travers lui, tous les juifs, au moins tous les intellectuels juifs) en l’ysengrimusant, si vous me passez le mot. C’est ici et nulle part ailleurs que le plein potentiel antisémite prend corps dans ce genre de caricature. Bon, euh… l’apparence physique d’Ysengrimus manque cruellement de notoriété iconique pour qu’on prenne la mesure du phénomène. Remplaçons la face d’Ysengrimus par celle de personnages ouvertement négatifs et infailliblement reconnaissables dans la culture universelle: Dracula, Hitler, Mickey Mouse, Ronald MacDonald, Méphisto, même Stephen Harper. Insulter le rabbin X en le télescopant à [placer l’identité et la face d’un de ces personnages ici], la voilà la vraie caricature antisémite. Elle ne se réalise pleinement que si on pense d’Ysengrimus le même mal qu’on pense de Dracula ou de Mickey Mouse. Mais surtout, il faudrait que la face d’Ysengrimus soit aussi infailliblement reconnaissable que celle de Méphisto ou du premier ministre. Que voulez-vous, une caricature reste un acte de communication publique, jouant avec des objets culturels disposant d’une dimension de généralisation suffisante. Pour que l’antisémitisme en germe de cette caricature prenne adéquatement corps, il faudrait donc: 1- qu’Ysengrimus soit une figure idéologiquement négative et sociologiquement réprouvée, 2- que la face d’Ysengrimus soit infailliblement reconnaissable du grand public. On est fort loin de ces deux contraintes, surtout de la seconde. On notera —crucialement— qu’une autre exigence pour compléter le tableau antisémite d’une caricature consisterait à remplacer le rabbin X par un stéréotype culturel négatif et, lui… juif.
C’est ce qu’on retrouve justement dans une vieille caricature caviardée depuis et que je vais me contenter de vous décrire sommairement. On a donc l’Oncle Sam télescopé en face de Janus (visage à deux faces, d’ailleurs accentué par le texte de petites pancartes ironiques assez explicites) avec le Shylock. Le Shylock est un stéréotype raciste, l’équivalent juif de l’Oncle Tom pour les noirs ou du Baptiste Canayen pour les québécois. Ici l’antisémitisme est patent et ce type d’humour est illégal au Canada. Fusionner deux figures symboliques fortement négatives comme l’Oncle Sam et le Shylock est une injure antisémite de portée générale. Fusionner Paul Laurendeau avec un rabbin anonyme est une taquinerie inane. Elle peut paraître superficiellement antisémite à cause de ma pauvre face ahurie qui ne sert pas tellement nos amis juifs (on ne se refait pas)… mais sémiologiquement, il n’y a pas d’antisémitisme dans ceci. Que de la bêtise creuse et faisandée. Ce commentaire porte strictement sur la partie visuelle de cette caricature de moi en juif. La légende va, en fait, la tirer totalement dans l’autre direction.
Passons justement maintenant à la susdite légende. La formule Rabbi Laurendeau — Quebec basher mobilise un stéréotype antisémite assez classique au Québec depuis Lionel Groulx, et particulièrement virulent. L’ashkénaze, dans l’antisémitisme goglu québécois usuel, est anglophone. Il vit dans le West Island, refuse de parler français, et tyrannise le bon petit peuple avec son pognon, son chapeau noir, ses papillotes et son arrogance grimaçante. Ensuite, bien tout se passe très vite. On n’a plus qu’à inverser les rapports logiques (c’est super tendance, en plus): le juif est un anglophone DONC l’anglophone est un juif. Laurendeau ayant vécu et travaillé vingt ans à Toronto (ville anglophone) est alors donné, par notre caricaturiste intempestif, comme anglicisé. Anglicisé (si tant est), notre pauvre Laurendeau devient, selon un glissement xénophobe assez habituel dans ce genre d’idéologie huileuse, enjuivé. Résultat aussi fulgurant que sommaire: le juif anglophone Laurendeau esquinte notre beau Québec. Retirons Laurendeau de l’équation pour son caractère anecdotique. Rabbi X — Quebec Basher synthétise explicitement (dit, donc), sans ambivalence, en une formule générale antisémite, le raccourci qui fonda le discours victimaire de l’extrême-droite québécoise, notamment dans nos chères et si résurgentes années 1930… Ceci est aussi indubitable qu’insupportable.
Malgré le potentiel sciemment comique de l’image, qui est réel (sur le coup, j’ai bien ri de me voir ainsi monté en ashkénaze. Ce serait vraiment amusant si…), le texte antisémite qui l’accompagne (et qui est parfaitement séparable de l’image) en oriente le discours, et rend finalement toute la caricature antisémite. En cela, je la réprouve… et la verse bien tristement au lourd dossier des innombrables dérives idéologiques de notre petite grisaille sociopolitique contemporaine.
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Paru aussi dans Les 7 du Québec
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Caravelle said
Une autre victoire pour la rationalité calme d’Ysengrimus. Mon sang de juive bouillait en lisant ceci. Puis la sagesse d’Ysengrimus m’a graduellement calmée…
Jujubelle said
C’est pas un poisson d’avril ça?
[Non, Jujubelle, c’est malheureusement tristement authentique… — Ysengrimus]
Mura said
C’est un poisson idéologique pourri, plutôt. Et de longue date encore…
[En effet, malheureusement. — Ysengrimus]
Catoito said
Très vrai. Or le fait de le «postuler abstraitement» c’est-à-dire d’installer sereinement l’antisémitisme dans l’implicite n’est-il pas un moyen de pouvoir le présupposer, donc de ne pas avoir à tenter de le justifier, donc de lui assigner un fond de banalité, de normalité revenant en sous-main à le promouvoir?
[Je me dois de reconnaitre un mérite inattendu à ce contre-argument. Bien vu, Catoito. — Ysengrimus]
Julien Babin said
En réponse à Catoito:
Sauf que si on collait fermement à votre raisonnement, tout télescopage avec une figure juive deviendrait foncièrement antisémite. Cette affiche humoristique d’il y a quelques années (qui ne déplaira qu’aux fachos de tous les camps et fera sourire les autres) prouve que ce n’est certainement par le cas.
Aussi je préfère suivre la clef de compréhension d’Ysengrimus quand il explique ensuite:
Catoito said
Plutôt probant, en effet, Julien Babin. Je suis forcé d’admettre que, par principe profond de fonctionnement, cette affiche que je ne connaissais pas n’est antisémite que pour un raciste et n’est raciste que pour un antisémite… (et, elle sera les deux, bien sûr, pour l’affreux Louis-Ferdinand Céline, qui a déjà dit: «le juif est un nègre»). En conclusion, pour ma modeste part, enjuivons-nous et afro-américanisons-nous, cela nous décrassera magistralement les neurones, allez…
[Je seconde. — Ysengrimus]
Denis LeHire said
La seule affaire antisémite dans la photo en tête du billet d’aujourd’hui, c’est le commentaire. Il dit que les Rabbi sont des basheux de Québec et franchement, on retombe dans les niaiseries étroites des années 1930 avec ça. La photo toute seule est aussi comique que celle mise par Julien Babin. Ysengrimus a une face de bouffon un peu juif et ça fait rire et ce, en toute innocence.
[Je seconde. — Ysengrimus]
Line Kalinine said
Je seconde Denis LeHire. C’est tout aussi comique que Pencassine, la Jean-Marie Le Pen télescopé(e) en bretonne du Bébête Show, qui est comique et où personne ne verra de l’ethnocentrisme anti-Finistère ou du sexisme anti soubrette sans bouche.
[Excellent exemple. — Ysengrimus]
Batelier said
Le Shylock et surtout l’Oncle Tom ont comme caractéristiques d’être des personnages pas si mal dans leur fable d’origine mais devenus des stéréotypes ethnophobes irrécupérables à cause d’une évolution parasitaire de leur image dans la culture populaire.
[Absolument exact. — Ysengrimus]
Piko said
Un qui semble revenir à la mode et que chu pu capable de me faire casser les oreilles avec par les antisémites, c’est Rothschild…
Ysengrimus said
Ah, souvenons-nous du BÉBÉ LALA «ANTISIONISTE»
Caravelle said
Ah, mon très grand petit ami!
Tourelou said
Un juif plus Ysengrimus égale Quebec basher? La caricature est l’art d’exagérer en image une opinion ou un trait physique d’un personnage. Et cet artiste a juste une très mauvaise opinion de tous les sujets. Lui donner tant d’attention, c’est pas mérité.
[Vous avez bien raison. Mais comme malheureusement cet artiste minuscule symptomatise une tendance grandissante, il faut bien en parler. Ne fusse que pour nettement appuyer le fait qu’on va pas se laisser niaiser et/ou bouler… — Ysengrimus]
Tourelou said
Comme le disait notre illustre poète québécois, Capitaine Nô: « André, laisse-toué pas niaiser » 🎵🎶
[Ké, kiké, kiké, kiké… — Ysengrimus]
Mistral Simoun said
Ce qui suit n’est PAS une caricature antisémite…
Caracalla said
Excellent, brillant, rationnel, et pas du tout antisémite, en effet.