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ROUTES ENLACÉES (Jean-Marie Dutey)

Posted by Ysengrimus sur 1 février 2014

Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques: je veux dire une grande création, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique.

Roland Barthes, Mythologies

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La voiture, l’automobile, le char, comme disent les québécois mais aussi les gens de Besançon (pour lesquels, en plus, une mauvaise voiture c’est un char à boeuf), est un être concret, matériel, empirique, bosselé, incurvé, sensuel, ayant accompagné nos vie dans les cent ou cent vingt dernières années. Caisse (de résonance, ou réceptacle) de toutes nos réminiscences, cette entité-chose qu’est l’auto est avec nous et nous imbibe, comme objet symbolique mais aussi, pourquoi le taire, comme valeur d’usage. Ce recueil de dix-huit nouvelles implique, dans son déploiement à la fois radical et (peu) banal, des autos et des véhicules terrestres (char d’assaut, autobus, gros cul), dans un parti pris des choses qui fait jaillir de l’ordinaires, l’extraordinaire, le féerique, l’irrationnel, le surnaturel, le fictif. Un sens incomparable du scénario en miniature et une écriture d’une sobriété et d’une fraîcheur sans égales, font de ce recueil de nouvelles de Jean-Marie Dutey une expérience sensorielle particulièrement inusitée et agréable.

C’est qu’il y a effectivement chez ce prosateur une remarquable aptitude à encapsuler les particularités saillantes de notre vie de tous les jours et à les emporter dans une envolée romanesque toujours tempérée avec une délicate et subtile maestria. La nostalgie est bien présente dans cette succession de tableaux narrés et cela nous fait, entre autres, sentir la dimension profondément vingtiémiste de l’automobile. C’est un vieil instrument qui rappelle les conforts anciens et semi-imaginaires de l’enfance et la pulsion motrice des premières amours, c’est une courbe, une armature qui fait rêver, c’est un métier ou un turbin, c’est un loisir ou une escapade, c’est les vacances. Tout un siècle rendu intemporel défile sous nos yeux. On vit des retrouvailles, des trajectoires, des cheminements, des rencontres, des rajustements interactifs de toutes natures. On fait face à des crises aussi, des chagrins, des terreurs, des colères, des morts subites (accidentelles, entre autres). Le fait est qu’il n’y a pas ici que la matérialité solide et construite des automobiles, il y a aussi –surtout dirait Dutey- la fluidité complexe et labile des lacets de routes qu’elles parcourent, dans tous les sens du terme. L’objet physique, historique, finit toujours fondamentalement par être un précipité congloméré de rapports humains qui roulent, dévalent, déboulent. Bien raboteuse, la névrose de notre temps coule glissandi sur le dos de notre canard routier et routard. L’implacable et doucereuse fin d’une époque se fait sentir aussi, épopée bringuebalante des routards artisanaux, des militants anti-guerre, des travailleurs tertiarisés sempiternellement névrotiques, de la famille monogame stable et cossue, de Bison Futé et de ses millions d’adepte tendus, scintillants et anonymes. Tristesse aussi, langueur radicale, sentiment de manque, de carence ouateuse, de chagrin quasi-dépressif, de révolte atténuée, étouffée, encarcanée, emmitouflée… embouteillée.

Chacun de ces petits récits dispose de sa dynamique autonome et de sa chute particulière, fatale, souvent déroutante, parfois surprenante, toujours colorée du teint pastel poissant les ondoiements de la palette de l’étrange. Mais, par dessus tout, on se prend vite au jeu de la jubilation de la récurrence du sujet (dans les deux sens du terme ici aussi). On va, tirant un plaisir, chafouin mais solide et réel, à saisir et capturer comme coléoptère la si aguicheuse constante thématique, quand elle revient nous voleter sous les yeux. Le plaisir est renouvelé dix-huit fois sur dix-huit, soit cent fois sur cent, comme c’est toujours le cas dans les œuvres sereinement cohérentes. Il n’y a ni longueurs, ni hiatus, ni inconstances. C’est égal en qualité, remarquablement armaturé et lisse.

Cette collection de dix-huit récits courts, je le dis sans malice publicitaire aucune, est la quintessence du recueil de nouvelles tel qu’il devrait de fait se donner à la lecture contemporaine, toujours compulsivement avide, justement, de récurrence thématique, de stabilité conceptuelle et de cette perpétuation indistincte et prégnante du vrai et du beau qui fonde imparablement le pur et simple plaisir de lire.

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Jean-Marie Dutey, Routes enlacées, Montréal, ÉLP éditeur, 2012, formats ePub ou Mobi.

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