Le Carnet d'Ysengrimus

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UN AN APRÈS LE SÉISME EN HAÏTI, L’OUBLI (bilan d’une couverture journalistique à court terme faisant inconsciemment écho au mouvement historique à long terme)

Posted by Ysengrimus sur 12 janvier 2011


La République d’Haïti a campé une rupture cubaine au temps du Premier Empire…
René Pibroch

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Haïti, quelle trajectoire historique unique pourtant! Ils ont fait leur révolution républicaine vraiment pas mal en avance. En 1803, la révolte de Toussaint Louverture contre Bonaparte libère abruptement Haïti du joug colonial classique et de son pendant immonde: l’esclavage. Venant tout juste de vendre la «Louisiane» (quatorze états, en fait) à l’administration Jefferson, le susdit Bonaparte, visionnaire passable de la trajectoire des Amériques, est obligé de lâcher Haïti pour ne pas froisser la susceptibilité naissante de son précieux allié US, susceptibilité naissante qui mènera à la doctrine Monroe vingt ans plus tard (1823). Les esclaves libérés d’un coup sec par l’action de Louverture n’ont donc plus, depuis des siècles, la possibilité de vivre en Franco-DOM ouvertement assistés par une métropole vétillarde mais constante, comme le font encore Martinique, Guadeloupe, Guyane et Saint-Pierre et Miquelon. Si les Haïtiens avaient fait leur révolution plus tard, comme Cuba (1959), ils auraient bénéficié des partenariats belliqueux, rigides et rageurs, mais massifs et sans ambivalences, du temps de la Guerre Froide. Pas de cela dans leur trajectoire, non plus. La décolonisation graduélliste à l’anglaise (Jamaïque, Barbade, Bahamas, etc), ce ne fut pas pour eux non plus, vu qu’ils étaient déjà intégralement «libres». Aussi la seule puissance qui aurait pu les soutenir, ce sont les USA. Or notez, ceci est crucial, que les USA, première république historique du monde moderne, ne soutient ouvertement que des ROYAUMES (Iran, Arabie, etc). Haïti est une république aussi… déjà… Tant et tant que l’appui des héritiers de Jefferson et de Monroe, eh ben, qu’ils s’en passent. Il n’y a plus rien à y gagner pour les américains. L’appui à Porto Rico, à Guam, à Cuba même autrefois, servait au moins, tout juste comme l’invasion des Philippines (1892), à sortir l’Espagne de l’espace panaméricain… Le sort à long terme d’Haïti s’est donc faufilé entre le colonialisme ancien, chassé trop tôt, le néo-colonialisme monroesque US, rentré trop tard (ou jamais), et une version Caraïbe quasi-accidentelle de la Guerre Froide dont ils n’ont pas, comme Cuba, assumé les beaux risques, tout simplement parce qu’on fait vraiment rarement deux révolutions républicaines de suite… La mécanique de leur trajectoire historique spécifique les a logé directement dans le fossé géopolitique. Angle mort de l’histoire. Le bidonville oublié des Amériques… oubli, oubli, oubli.

Ensuite, il faut que les séismes «naturels» socialement déterminés amplifient la stagnation historique. Disparition subite et artificiellement provoquée de l’oubli, il n’avait guère été possible de mettre la main sur le moindre journal, le 12 janvier 2010, jour du terrible séisme en Haïti. Les choses s’ajustèrent cependant promptement. La couverture journalistique devint vite accessible, omniprésente, tonitruante, en fait. À partir du 13 janvier, les secours s’organisent dans le chaos le plus intégral. Bilan initial, 150,000 morts. On fouille les décombres, dans un terrible dénuement, à mains nues, la plupart du temps. L’UNICEF, la Croix Rouge et d’autres organismes ont des encarts publicitaires d’appel à l’aide philanthropique sous forme de dons en argent. Rapidement, l’eau et la nourriture manquent. Montréal et New York accueillent chacun une conférence sur la reconstruction d’Haïti et Bill Clinton s’implique ostensiblement. Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU, demande aux sinistrés d’être patients. On donne les Haïtiens comme voulant se ruer sur le refuge du Canada. Les secours internationaux sont coordonnés par les américains et, dans ce dispositif compliqué et lent, les canadiens sont mis spécifiquement au service de la ville de Jacmel. Québec développe une aide d’urgence de trois millions de dollars dans la semaine qui suit le séisme. Les artistes, en une explosion polymorphe de bonnes intentions et d’ardeur, se mobilisent pour Haïti. Alors que les renforts militaires affluent à Port-au-Prince, la communauté haïtienne canadienne demande plus de flexibilité à l’immigration, au gouvernement du Canada, et ne l’obtient pas. Le 20 janvier 2010, une nouvelle secousse sismique frappe Haïti. Québec élargit alors ses critères d’immigration, en se démarquant du gouvernement fédéral.

Début février 2010 éclate l’affaire des dix américains arrêtés pour avoir tenté de mettre en place un réseau d’adoption parallèle. C’est la première grande distraction médiatique. Des humanitaires sont aussi attaqués sur le terrain, par des brigands. Début février, aussi, la grogne s’installe dans le pays sinistré et on commence à critiquer les gouvernements pour leur lenteur à organiser les secours. On constate aussi qu’une part des dons ne se rend tout simplement pas. L’ONU en vient à menacer de suspendre les fournitures de médicaments aux hôpitaux haïtiens qui font payer leurs patients. L’actrice philanthrope autodédouanée Angélina Jolie désapprouve l’adoption d’un enfant haïtien car cela correspond à briser des familles pour une raison fondamentalement indue. Fin février 2010, une autre série de répliques sismiques frappe le pays, alors que, sans explication précise et contre le souhait de l’ONU, les 2,000 soldats canadiens se retirent (ouf, ils niaisent là moins longtemps qu’en Afghanistan – oh c’est vrai qu’ici, excusez pardon, ça sert par spécialement l’impérialisme…). Le bilan des victimes canadiennes est revu à la baisse tandis qu’on finit par faire immigrer des familles haïtiennes au Canada, en catastrophe. Début avril 2010, le bilan des pertes de vies en est à 300,000 morts et on annonce qu’il faudra des milliards pour reconstruire Haïti et ce, tandis que la corruption et l’incurie généralisée sont de plus en plus dénoncées. Vous souveniez-vous de tout ça?

Haïti fut le grand buzz journalistique du premier tiers de l’année 2010. Tout le monde s’enroba d’Haïti en janvier comme tout le monde se mettait une tuque de Père Noël en décembre. Qu’on parlasse ou écrivasse de quoi que ce soit, il fallait alors que cela ait rapport avec Haïti et son séisme (souvent pour se dédouaner insidieusement de parler d’autre chose). Couverture condescendante, ethnocentriste, paternaliste et insidieusement cynique et insensible. En deux petits mois, renouant inexorablement avec l’Histoire, l’histoire a «refroidi», comme disent les journalistes dans leur jargon, et le spectacle médiatique se mit graduellement à se ressourcer ailleurs. Aujourd’hui, malgré la sarabande des dénis, malgré les promesses solennelles de toutes farines, malgré la dure continuité du merdier total, c’est derechef l’oubli de l’actualité, en continuation implacable de l’oubli de l’Histoire. Quand Haïti revient rouler dans l’actualité, c’est sur autres choses et un peu comme si de rien (choléra importé, émeutes des élections présidentielles et, oh, évocations anniversaires de toc du séisme, bien sûr, ces dernières souvent incroyablement nunuches, égocentriques, larmoyantes et anecdotiques)…

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7 Réponses to “UN AN APRÈS LE SÉISME EN HAÏTI, L’OUBLI (bilan d’une couverture journalistique à court terme faisant inconsciemment écho au mouvement historique à long terme)”

  1. Catoito said

    « les séismes «naturels» socialement déterminés »

    Ysengrimus, pourrais-tu préciser ta pensée sur ceci?

    [Certainement. Cela se fait en un seul mot: TOKYO. Dans un pays riche et, donc, sismiquement protégé par la technologie architecturale adéquate, ce genre de crise se vit de façon toute distincte. Les impacts cataclysmiques d’un séisme naturel en milieu social sont un héritage et une conséquence pleinement sociaux et socio-historiques… – Ysengrimus]

  2. Patrick Bourassa said

    Très belle plume. Après avoir passé ma journée à essayer de déboulonner le mythe haïtien, ça fait du bien d’entendre une opinion nuancée.

    Patrick Bourassa

  3. Pleiada said

    À votre place, j’aurais écrit: « … qu’on parlât ou qu’on écrivît … »

    À propos de l’oubli, avec vous parlé d’Haïti en cours de l’année, avant que le sujet ne revienne à cause de l' »anniversaire » du séisme?

    Ceci dit, vos articles sont intéressants.

    Cordialement,

    [Ceci est mon premier billet sur Haïti – Ysengrimus]

  4. Hibou Lugubre said

    Merci Ysengrimus pour ce rappel essentiel de l’histoire, et un million de fois merci pour cet appel à la raison. votre billet sincère vaut beaucoup plus que des dons de charité. Je suis sans voix!

    Soyez en remercié du fond du coeur!

    Respectueusement.

  5. Sophie Sulphure said

    Tiens Ysen, tu as vu juste encore une fois. C’est le retour-spectacle de Duvalier et celui, possible, d’Aristide qui dévorent tout le champ de l’actu haitienne maintenant. Le séisme, l’est plus du tout dans le tableau, tout juste sept jours après son anniversaire. Non mais quel cirque!

    • ysengrimus said

      Ah, bien vu. Il semble que Duvalier reviendrait pour toucher du fric coincé en Suisse et pour le palpage duquel on requiert soudain son élargissement pour ses crimes politiques… Il reviendrait donc pour passer justement au travers du procès qui s’annonce, mais bon, on verra bien… Ceci dit, ouf, bonjour ici la tartuffade généralisée aux complicités complaisantes multiples. Enfin, laisser courir un personnage politique pareil avec $300 millions qui ne sont pas disparus pour tout le monde, allez. De fait, il faudrait aussi se pencher un peu sur le transfert de Duvalier d’Haïti en France au milieu des années 1980. Les États-Unis y jouèrent un rôle absolument déterminant. J’entends encore la voix de fausset souffreteux de Lionel Jospin :
      AUNOMDELASOUVERAINETÉDELAFRANCE
      ILVAFALLOIRQUEQUELQU’UN
      DISEAUXAMÉRICAINS
      QUENOUSNEVOULONSPAS
      DEMONSIEURBABIDOC
      SURNOTRETERRITOIRE…
      De régime français en régime français, personne n’a jamais rien dit au big boss… Le bras ricain forcera donc le type dans le gosier français pour un quasi quart de siècle de tranquillité cossue. Moi ce procès, j’en attend surtout des révélations historico-sociales sur le fonctionnement du néo-colonialisme compradore US dans les Caraïbe au siècle dernier…

      Ceci dit, vous avez parfaitement raison. Le cirque médiatique en oublie totalement le séisme et ses suites à long terme…

  6. jean georges said

    Ma contribution sur Agoravox sous le titre Les salauds ne vont pas tous en enfer aura eu l’avantage de permettre à quelques uns de nos concitoyens de réviser une page d’histoire aussi dramatique de ce pays à l’agonie.

    Merci à Ysengrimus pour cet excellent papier dont le lien m’a été communiqué par un commentaire à la suite de mon Post sur Agora. Cordialement.

    JG.

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