L’inukshuk de Courseulles-sur-mer. Des gens sont venus ici…
Posted by Ysengrimus sur 1 janvier 2010

L’inukshuk de Courseulles-sur-mer (France) se reflète dans les fenêtres de l’immeuble du Centre Juno Beach.
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Bon la religiosité, c’est pas mon truc. Je suis athée, anti-calotin et moral, de la moralité méthodique du libre penseur. Mais, pour ceux que cela intéresse, il m’arrive de vivre, les larmes aux yeux, mes sortes de manières d’émotions primitives à moi. Comme tout canadien, mon fond ethnologique ancien, l’équivalent de mon Moyen Age féerique et mystérieux, ce sont les acquis culturels que l’on doit aux aborigènes qui me le fournissent. Les aborigènes canadiens (amérindiens, Métis et Inuits), ce sont, en fait, nos aristocrates à nous. Ils sont les dépositaires de notre relation à la nature, de nos irrationalités, de nos terreurs, de nos sérénités, de nos puretés enfantines, de notre droiture perdue, de nos culpabilités profondes aussi. Ils sont à la fois les Gaulois qui ne sont pas exactement nos ancêtres directs et ce Louis XVI antique et encore passablement mystérieux dont nous avons tous un peu abruptement coupé la tête… Les aborigènes sont notre grand nord, blanc et virginal, nos ciels infinis, nos eaux pures, nos animaux sauvages, nos fardoches enneigées, notre banquise cyclopéenne qui n’appartient à personne. En un mot, ils sont notre primitivisme lancinant. Ils remuent, tout au fond de nous, implacables torrents, aussi tumultueux que secrets. Ils nous ont donné énormément et, entre autres, ils nous ont donné l’inukshuk.
L’inukshuk (ou inuksuk) est un cairn de roche très approximativement anthropomorphe que les Inuits dressent depuis des temps immémoriaux sur leurs parcours de transhumance, en empilant sans mortier les lourdes et friables pierres de la toundra. Certaines de ces oeuvres ont mille ans d’âge. L’inukshuk surveille un point sacralisé, ou un lieu dangereux. Il appelle un relais, marque un passage, signale une étape ou s’investit, comme le ferait une personne, dans le rabattage des caribous. Nain ou géant, il s’interpose entre la nature et nous. Inuk (la même racine qu’Inuit) c’est l’être humain et S(h)uk c’est un substitut, un remplacement, un succédané, un représentant. Inukshuk c’est «celui qui peut assumer la fonction ou la posture d’un être humain». Il est une statue, une effigie, une lourde silhouette, un pantin tutélaire (pas un totem, par contre, car l’inukshuk est l’effigie d’un être seul et crucialement, mais grossièrement, anthropomorphe, tandis que le totem est l’empilade d’un multitude de fines figures zoomorphes). Un court métrage canadien célèbre, de la série A Part of our Heritage, montre un officier de la Gendarmerie Royale du Canada de 1931 blessé à un pied et convoyé dans l’immensité de la Terre de Baffin par un groupe d’Inuits. Ce matin là, notre petit gars à la fameuse casquette brune au liséré jaune est à se les geler sur le sol et personne ne s’occupe de lui. Tout le petit groupe de ses guides est affairé collectivement à construire un de ces mystérieux cairns de grosses roches qu’on voit ici et là, dans ce pays immense et désolé. Notre occidental ébaubi s’enquiert de la signification d’un tel geste, important au point d’avoir mené ses guides, pourtant méthodiques, organisés, doux et attentionnés, à le négliger, lui, pour un temps. Une femme lui explique alors, par le biais d’un jeune interprète: «C’est l’inukshuk. De par lui les gens sauront que nous sommes venus ici». On peut visionner ce curieux petit moment d’une minute et une secondes, ici (en anglais).
Notre Gouverneure Générale du temps (une autre touchante figure de notre conscience archaïque, plus controversée, mais tout aussi méritoire) a inauguré en 2005, à Courseulles-sur-mer (France), sur les plages de Normandie, l’ultime monument d’un musée dédié à la mémoire des soldats canadiens ayant participé au Débarquement de 1944, le Centre Juno Beach (du nom de code de la plage du débarquement qui avait été assignée aux canadiens lors de l’Opération Overlord du jour le plus long). Des 2,048 conscrits canadiens enterrés au cimetière local, 33 sont aborigènes. En 2005, donc, pour commémorer leur mémoire, un inukshuk a été assemblé et dressé non loin du musée, par le sculpteur inuit Peter Irniq. Cet inukshuk est presque entièrement constitué de pierres d’une carrière de Normandie mais sa pierre de sommet, approximativement pyramidale et légèrement plus rosée, vient des Territoires du Nord-Ouest canadiens. Forte impulsion de l’extraterritorialité émue d’une culture au destin aussi riche que fragile. Nous contemplons les vacillements de cette flamme dansottante. Jeu de miroirs. L’inukshuk de Courseulles-sur-mer se reflète dans les fenêtres de l’immeuble moderne du Centre Juno Beach, comme notre si douloureux héritage aborigène se reflète dans la vitre roide et froide de notre conscience.
L’inukshuk de Courseulles-sur-mer est d’un type tout particulier. Plus abstrait et emblématique, c’est un cairn-fenêtre. Ladite fenêtre regarde vers l’ouest, vers l’Océan Atlantique. Lors du cérémonial auquel participa la Gouverneure Générale et des aînés amérindiens, métis et inuits, il fut expliqué que la fenêtre de l’inukshuk ouvrait un espace d’envol pour le souffle spirituel des guerriers aborigènes, tombés sur la plage Juno et partout ailleurs dans le Vieux Monde (Il y avait un total de 4,000 conscrits aborigènes dans l’armée canadienne en 1944). Par cet espace d’envol que la fenêtre de l’inukshuk ouvre, l’esprit de nos morts aborigènes peut remonter en douceur vers la mer, vers le Nord-Ouest et s’en retourner silencieusement reposer en terre canadienne.
Je suis particulièrement ému par cette symbolique. Quand j’ai discuté la chose avec mon fils aîné, Tibert-le-chat, aussi athée et rationaliste que son père, il m’a demandé pourquoi cette histoire là me touchait plus que, disons, n’importe quelle autre fable du lourd héritage religieux occidental? J’ai répondu que je n’étais certainement pas en train de vivre une attaque de paganisme folklorisant ou régressant ou de militarisme onctueux et pâmé. La nostalgie des religiosités et de la gué-guerre, ce n’est pas mon genre et, en fait, elle ne me semble guère de mise ici. On observe, en effet, que l’inukshuk, au début de ce siècle, perd graduellement et comme inexorablement sa dimension mystique pour entrer dans la culture de masse avec le strict statut d’œuvre d’art. C’est la rançon insidieuse d’une gloire montante. Sauf que déplorer l’effritement de cette magie perdue (en grande partie distordue, du reste, car ouvertement fantasmée par nous, les occidentaux) en l’inukshuk, ce serait se coincer dans le type d’élitisme crispé dans lequel basculait Herbert Marcuse quand il déplorait Picasso en affiches punaisables ou Homère en livres de poche. Je ne fais pas cela. Plus simplement, je suis ému par la symbolique de l’inukshuk de Courseulles-sur-mer parce que… eh bien parce que personne n’a jamais cherché à me faire croire à son histoire. C’est tout simplement arrivé, comme ça, suite à un riche entrecroisement ancien et moderne des cultures, que la vice-reine d’un pays nordique du nouveau monde, elle-même descendante d’esclaves africains caraïbes et réfugiée politique, inaugure un poignant cénotaphe pour des amérindiens, Métis et Inuits tombés sur le sol d’une région de France portant le nom de ses anciens envahisseurs Vikings. C’est tout simplement arrivé et cela canalise en moi des émotions profondes, sans solliciter chez moi le moindre endossement religieux ou politique. C’est comme le chant grégorien, ni plus ni moins, qui reste magnifique et poignant même quand on n’embrasse plus les croyances qu’il promeut, ne comprend plus la langue qui l’encode et n’articule plus les concepts qui le fondent. Les croyances des aborigènes peuvent rester entièrement leurs croyances. Toute mystique a une fin. Cela ne minimise nullement l’aptitude de la culture de nos compatriotes aborigènes, vive, subtile et puissante à la fois, à saisir et à émouvoir pour fortement influencer, et ce, bien au delà du cercle strict du religieux ou du politique. L’inukshuk se voit de loin, en quelque sorte, et par tous.
L’inukshuk bénéficie pleinement, en fait, de sa fonction concrète ancienne. C’est un objet dont la stature émane de la combinaison de force et de fragilité de sa si simple et pourtant si improbable structure. Menhir, dolmen, tonnelle, portail, voûte, borne, pagode, il ne dicte pas ce qu’il faut croire. Il nous rappelle simplement que des gens sont venus en un endroit autrefois, et qu’ils ont fait, ensemble, en toute simplicité, ce qu’il fallait faire, sans plus…

Un inukshuk à Courseulles-sur-mer. Des gens sont venus ici autrefois, et ils ont fait, en toute simplicité, ce qu’il fallait faire…
Source photographique: Flickr (un photographe français talentueux et sensible, qui signe Marcello14).
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Tourelou said
Il faut voir ce magnifique film de Benoît Pilon:
CE QU’IL FAUT POUR VIVRE – FILM DE BENOIT PILON
Tivi le disait aussi très simplement: « Sur ma terre, il s’y trouve tout ce qu’il faut pour vivre. »
Transmettre ses traditions, c’est donner en héritage l’esprit de ce que cette grande dame nature nous impose, sans compter, tous les jours. C’est effectivement touchant et émouvant de lire un père qui exprime clairement sa fierté sur ses coutumes, ses origines d’où s’écoule une volonté de bien vivre.
Une bonne et heureuse, cher Ysengrimus
Hibou lugubre said
La vice-reine dudit pays nordique ferait bien de commander quelques inukshuks avec du pavé uni pour les sacrifices consentis à la cause économique des grosses baleines que sont les banques et les multinationales qui tiennent les 300 millions d’habitants de ce continent par les c… pour leur bénéfice et celui de gouvernements incompétents et incapables de donner du service public à la hauteur des besoins!
Tiens, mais a-t-on pensé à ériger des inukshuks pour le sacrifice de centaines de millers d’acres de terres pour les méga-projets de l’énergie, la transformation des sables bitumineux, les projets touristiques sordides qui ne générent ni emplois ni plus value?
La meilleure action pour nos autochtones serait de leur ériger des hopitaux indépendants et efficaces dans les réserves en formant des médecins compétents parmi eux … et qu’on aille nous aussi nous faire soigner car, au rythme ou ça avance actuellement, on ferait bien d’ériger des inukshuks dans chaque hôpital de la belle province… histoire de rendre hommage à la défunte santé!
Inconsistance, médiocrité et artifices en tous genre, voilà l’aboutissement de la philosophie de l’expansionisme et de la mesquinerie culturelle au Canada… évitons donc de parler histoire du Canada ou présent… et continuons de glorifier la mémoire documentaire des bobines en alu et des artifices à la sauce du National Géographic.
Sans rancune! Rien de personnel, je vous l’assure…
Tsilikat said
Bonjour à tous,
J’ai bien aimé cette enquête fiévreuse sur le phénomène Inukshuk. Un billet où les émotions, bien que mâlement contenues par notre héroïque hôte et auteur Ysengrimus que je salue, m’ont bel et bien touché.
Comme ces ondes concentriques à la surface d’un liquide opaque qui témoignent d’un mystérieux objet (ou sujet) tout juste dérobé à notre observation… J’aime aussi beaucoup ces études à propos des gestes qui parviennent à exprimer l’importance que l’on désire conférer à l’instant, esquivant ainsi le double piège aplatisseur de la montre et des mots.
Comme tous les bavards, j’adore les signes denses et austères. L’aspect « crypto-langage » de l’inukshuk séduit aussi mon âme d’enfant du fond des âges, que je ne saurais abjurer (sauf au péril de ma vie ou confronté à la liste des tortures standard, bien-entendu).
Au plaisir du langage non verbal, international et secret, partagé avec une communauté ouverte d’initiés à la vision qu’on aime à imaginer humaniste et convergente, s’ajoute celui de l’érection du château de cubes, du jeu manuel enfantin et mystique…
Ah! Je viens de me surprendre à tenter d’échafauder une réplique de l’inukshuk: une version urbaine, tenant compte du manque de matériaux naturels, comme de talent manuel… Une version en modèle réduit, à base de cure-dents ou d’allumettes…mais je me suis vite repris! Du « choc en nous », je passais au « schnock en nous ».
Le changement d’échelle et de matériaux cassait aussitôt la syntaxe… Sinon à ce jeu, on arrive vite (bien trop vite!) à l’inukshuk en plastique thermo-moulé, à l’inukshuk gonflable, aux modèles déshydratés, etc.
Merci pour cet article réjouissant et ces très belles photographies.
Tsilikat
ysengrimus said
Plus d’info documentaire sur votre nouvel ami…
INUKSHUK – L’HOMME DE PIERRE DES INUITS
Un remarquable objet culturel.
Dominique Garand said
Très beau texte, Ysengrimus.
DG
Bertolt said
Très sympa, Tibert-le-chat. Très beau texte, sensible et sensé.