Le Carnet d'Ysengrimus

Ysengrimus le loup grogne sur le monde. Il faut refaire la vie et un jour viendra…

  • Paul Laurendeau

  • Intendance

À propos de l’Oubli

Posted by Ysengrimus sur 12 juin 2008

L’OUBLI. est un phénomène complexe et c’est aussi —surtout— un mal à combattre. L’oubli c’est ce réseau de tuyaux de bois résinés bien étanche qu’on a retrouvé à Saint Fabien (compté de Rimouski) en construisant la nouvelle autoroute. C’est ce qui pousse à élire Thatcher et Reagan cinquante ans seulement après avoir élu Mussolini et Hitler. C’est la technologie du vitrail médiéval. C’est le secret pourtant non gardé de l’invention de la batterie. C’est la genèse historique du pain et l’origine géographique des nouilles. C’est l’acte manqué des psychanalystes. C’est le sort de Louis XVII et le faciès du Masque de Fer. C’est ce qui amène à négliger la friction entre les parties d’un mécanisme le jour où il s’avère que cette friction est non négligeable. C’est ce quelque chose qui fait que le pont s’est effondré, que le rendez-vous a été raté. C’est pratiquer le kendo comme un art alors qu’à l’Ère Edo on le pratiquait comme une technique guerrière. C’est la biographie toujours ultra-sélective du faux génie Alexandre Soljenitsyne. C’est souhaiter de tout son coeur (pour des raisons légitimes, du moins moralement) ne pas rééditer cette ordure intellectuelle de Mein Kampf. C’est la quasi-impossibilité de se rendre aussi près du Pôle Sud que le fit James Cook, même en mobilisant des technologies dont James Cook ignorait tout. C’est le mystère indéchiffrable de la langue étrusque. C’est le vrai visage de Samuel de Champlain. C’est la nouvelle mode branchée du lait cru. C’est trouver que Mario Dumont est un bon gars. C’est le son du Jazz et de la bastringue en 1896. C’est l’invention graduelle et vernaculaire du baseball. Ce sont les Statues de l’Île de Pâque. Ce sont les papesses, les soldates, les flibustières, les éclaireuses, les bûcheronnes de l’Histoire. C’est l’existence de la gastronomie sur une planète où tout le monde a faim. C’est se faire surprendre pour la troisième fois par un choc pétrolier et pour la trentième fois par un krach boursier. C’est la quasi-intégralité de notre enfance. C’est le fait absolument terrible que qui a bu, boira. C’est le Soldat Inconnu, sa guerre lointaine et le nerf de cette guerre. L’oubli, c’est l’instrument d’oppression et de sujétion par excellence. Tous ensembles, il faudrait ne jamais rien oublier.

Et je constate, avec tristesse, qu’il y a quelque chose de vachement non dialectique dans certains développements de la gnoséologie (théorie de la connaissance) marxiste autour de questions de ce type. Certes elle établit que la connaissance humaine peut, par delà les artefacts de la subjectivité et des conflits d’opinions, parvenir à fouiller, à capter, à saisir la complexité du monde matériel extérieur à nos consciences individuelles et collectives (on se rappellera les discussions par Lénine des positions de Kant dans Matérialisme et Empiriocriticisme). Par contre, on sombre dans le positivisme le plus béat aussitôt qu’on affirme que la connaissance humaine tend irréversiblement vers l’illimité sans perte en chemin (Lénine, Engels et aussi Mao Zedong, De la Pratique). Je n’ai trouvé nulle part dans le marxisme classique ce concept, pourtant fondamental en gnoséologie, qu’est l’oubli. La prise en compte de l’oubli dans l’évolution (tant ontogénétique que socio-historique) de la connaissance va inévitablement de pair avec une autre démarche absolument indispensable à notre époque: la dénonciation du triomphalisme scientiste. Il y a encore bien du travail à faire pour comprendre tout cela.

La vérité, la vérité, la vérité, la vérité, c’est une poignée de sable fin… qui glisse entre les doigts (Raoul Duguay).

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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Paru aussi dans Les 7 du Québec

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14 Réponses vers “À propos de l’Oubli”

  1. Fabien de Ménilmontant said

    Tiens, dans un sujet sur l’oubli, on pense à Saint Fabien, qui n’existe pas dans les calendriers?

    Bravo Paul…

  2. ysengrimus said

    Mais qui existe dans la vallée du Saint Laurent… c’est le village natal de ma mère. Un bien bel endroit, en l’hommage duquel mon grand-père maternel s’appellait lui aussi… Fabien.

  3. Agathe Hourst said

    Bravo! Belle imagination.

    Vous m’avez fait sursauter, palerme! Je vous cite: « C’est la biographie toujours ultra-sélective du faux génie Alexandre Soljenitsyne ». J’ai lu quelques unes de ses oeuvres et tout ce que je connais de lui c’est cette plume décapante et fort intéressante qui lui ont valu le Nobel. Je suis désolée pour l’impertinence, mais je me demande simplement en quels domaines cette biographie sélective a pu vous faire douter de son génie. Vous le connaissez probablement mieux que moi et je vous pose la question. Deuxième question: le génie ne s’exprime-t-il pas de façon exclusive par l’œuvre elle-même plutôt que par la vie qu’un auteur a pu mener? Merci bien de votre implication.

    Une petite citation que j’ai lue sur le site d’evene aujourd’hui, il m’a rappelé votre billet.

    « Observer attentivement, c’est se rappeler distinctement » (Edgar Allan Poe)

  4. ysengrimus said

    Ah bon! Tenons nous en strictement à l’oeuvre de ce virulent tsariste réactionnaire donc. Pourquoi pas commencer par le dessert? Son dernier ouvrage de conséquence s’intitule lourdement Deux siècles ensemble. C’est un brulôt antisémite digne des plus intenses bouteurs de pogroms des temps d’avant la ci-devant roue rouge…

    Même les admirateurs naturels soizante-quatorzards de Soljo-le-fascho en ont été tout refroidis. Bonne lecture quand même, si possible…

  5. Mura said

    Celle-là, je promets de toujours m’en souvenir.

    Je disais quoi déjà?

  6. Jeff Côté said

    Petite curiosité. Vous avez écrit ce succulent texte en réaction directe à Stéphane Laporte (qui à mon humble avis n’en mérite pas tant), ou vous y avez vu une incroyable occasion de le plugger?

  7. ysengrimus said

    Seconde option. Et… je seconde joyeusement vos vues sur Laporte…

  8. Tuquon Bleu said

    L’oubli est une très bonne expression pour remettre à plus tard se que nous ne voulons pas faire.

    L’oubli est aussi une façon très diplomatique de déléguer ses responsabilités d’autruche au détriment des autres afin de garder la tête haute.

    L’oubli peut servir comme outils très coloré afin d’aller chercher les opinions ou expériences de diverse personne pour améliorer notre sort.

  9. Bidi said

    Bonjour

    L’oubli c’est avant tout croire que nous sommes ce corps, ce contenant, cette créature, cette mémoire, cette connaissance, ce contenu, cette vie, alors que nous sommes tous au-delà des Êtres Créateur, au-delà de tout contenant, au-delà de tout contenu, mais incluant tout contenant comme tout contenu.

    L’oubli c’est l’éloignement de notre Être qui est la causalité de tous nos maux, de toutes nos souffrances. Celui qui meurt à sa mémoire humaine falsifiée, inutile, superflue, celle de l’âme travestie en personnalité, est un indice qu’il commence déjà à réintégrer son Être Essentiel.

    Aucune connaissance, comme aucune mémoire, comme aucune expérimentation ne conduiront jamais à l’Être. Tout ce bagage de connaissance ne fait que nourrir la personnalité de l’homme, et lui donne le sentiment, l’impression d’être plein, alors qu’il est vide de son Être. Il s’agit donc d’un faux plein temporaire, un palliatif nécessaire, une fausse identité, qui l’éloigne de la Vraie. Toute la connaissance humaine n’est rien à comparer avec notre Être.

    L’oubli d’un savoir déjà acquis en tant que mémoire ne fait que nous confirmer que la connaissance humaine est éphémère et qu’elle meurt un jour avec le corps, et donc qu’elle n’a rien à voir avec l’Essentiel qui est notre Être, qui lui est Éternel. Présence et Permanence!

    Et révéler l’Être que nous sommes, élimine l’oubli, élimine tout oubli. Là se trouve la Véritable Connaissance où l’oubli n’existe pas, n’existe plus, où tout est plein, où tout est vide, où tout Est, de toute Éternité.

    Le seul oublié véritable c’est notre Être. Et cela sous-tend tout le reste! Régler le cas de l’Être, c’est réglé l’Essentiel, c’est réglé tous les cas!

    Et au-delà de l’Être, c’est l’Ultime qui est là, c’est l’Absolu que nous sommes tous! Intégrer notre Être c’est oublier l’oubli!

    [On oublie mais pourtant on SAIT qu’on oublie… et on compense. La connaissance humaine dispose donc aussi de cette aptitude « théorique » sur l’oubli, profondément auto-corrective… – Ysengrimus]

    • Bidi said

      Bonjour !

      C’est Ça, quelque part derrière, notre Essence nous rappelle à sa Présence, c’Est ce Savoir Réel, au Centre, au Cœur, toujours Présent, malgré notre éloignement temporaire et temporelle.

      Cet éloignement a traduit la nécessité de compenser avec de l’éphémère afin de remplir le vide laissé par la croyance de l’absence de l’Être.

      Lorsque l’Être prend le relais de la mémoire, il laisse la Vie en sa Présence, l’Intelligence du Sacré en Elle, ce Feu, insondable pour ce que nous croyons être, décidé de ce qui est encore utile de conserver de cette mémoire humaine pour l’instant, et de ce qui est superflu maintenant.

      L’inutile s’efface naturellement, le besoin de l’autocorrection également, l’Essentiel suffit, et se révèle, transparaît, à mesure que l’éphémère disparaît de notre conscience, simplement, ici et maintenant, c’est l’Éternel Présent, l’Instant, où tout Est là, au-delà, c’Est l’Être, et Ultimement l’Absolu que nous sommes tous!

      L’Être et à la Vie, s’occupe de tout, de par l’Intelligence de la Lumière, que nous sommes tous, lorsque ce que nous croyons être s’abandonne à Elle.

      Il faut que je disparaisse pour que Je me révèle, mais il faut que Je me révèle pour que cela disparaisse!

      Bonne journée

      [Bah, le sacré… fadaise. – Ysengrimus]

      • Bidi said

        Merci de votre commentaire.

        De votre point de vue, vous avez sans doute raison!

        Bonne journée.

  10. Tourelou said

    C’est fascinant, quand je pense qu’à la claire fontaine, la chanson connu de tous, est un texte signé anonyme… 🎵🎶🎼🎵…jamais je ne t’oublirai…

  11. Anwen said

    «La vérité, la vérité, la vérité, la vérité, c’est une poignée de sable fin… qui glisse entre les doigts» dit l’orgueilleux, fatigué par des recherches vaines.

    La Vérité, c’est l’expression des lois de la Nature. Ces lois sont immuables et invariables. Par contre, lorsque ces lois sont violées, il ne reste plus que l’imagination des hommes qui engendre l’erreur sous des formes multiples. Charles de Gaulle disait: «Supprimer la mémoire collective dissout la nation, laquelle fait alors place au troupeau. Peut-être est-ce cela que cherchent les meneurs occultes du jeu, aux fins d’assurer plus facilement leur domination sur les ilotes modernes dont ils rêvent?»

    Suite: LIVRES DE FEMMES, LIVRES DE VÉRITÉS

  12. Camarade said

    Magnifique TEXTE, camarade! Quel beau cadeau tu nous fais là!

    [Spasiba Tovarich — Ysengrimus]

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